Et plus si affinités !

 

La production simultanée d’un boson de Higgs et d’une paire de quarks top-antitop vient d’être observée pour la première fois. Pour les physiciens, cette affinité constitue une avancée importante dans la compréhension des origines de la masse. Explications avec Christophe Delaere, maître de recherche FNRS et professeur au sein de l’Institut de Recherche en Mathématique et Physique (IRMP), qui a participé à cette découverte.

Le Higgs, le quark et la masse : trois réalités en apparence bien distinctes mais reliées par des affinités très fortes. Petit voyage à la rencontre de ces trois notions.

La masse

Nous avons tous l’intuition de ce qu’est la masse (à distinguer du poids) d’un objet, vite associée à l’inertie qu’il faut vaincre pour le mettre en mouvement. Pour les physiciens pourtant, la masse est toujours source de bien d’interrogations même si nombre d’entre elles ont été résolues. D’où vient-elle ? Est-elle la simple somme des masses des particules qui composent un objet ? Est-elle modifiée par le mouvement de cet objet ou par celui des particules qui le composent ?

Dès 1905, on doit à Albert Einstein la réponse à certaines de ces questions : la masse correspond à l’énergie interne des particules et ne varie pas avec leur vitesse. C’est la fameuse équivalence entre la masse et l’énergie d’un corps au repos traduite en une formule célébrissime : E=mc2. Une formule qui n’a que peu d’impact dans notre vie quotidienne mais beaucoup pour les particules.  Ainsi par exemple, si à notre échelle, les masses s’additionnent (la masse d’une bouteille de bière pleine est égale à la masse de la bouteille vide plus celle de la bière), ce n’est plus le cas lorsqu’on considère des atomes ou des particules. Il faut alors tenir compte des énergies des différents constituants internes au système. Ainsi, la masse de l’atome d’hydrogène est certes constituée des masses de ses constituants (masse du proton +masse de l’électron) mais il faut en soustraire celle de l’énergie de liaison entre eux deux. On écrira donc MH = mp + me – énergie de liaison. L’hydrogène a donc une masse inférieure à la somme de ses composants, ce qui est d’ailleurs la raison de sa stabilité. Cette ‘correction’ est-elle importante ? Environ 1/100.000.000 de la somme des masses des constituants. Dans le cas de l’hydrogène, cela ne représente qu’une énergie de 13,6 electron-volts, Pas de quoi fouetter un chat. Sauf que cela représente toute l’énergie qui se libère par exemple lors d’une réaction chimique.

‘Descendons’ dans les ordres de grandeur et passons des atomes aux noyaux. On a compris le modèle : la masse d’un noyau va être égale à la somme des masses des protons et neutrons qui le composent diminuée des énergies de liaison. Mais ici, ces énergies ne représentent plus une correction d’un cent millionième mais bien d’un millième. Elles sont donc cent mille fois plus élevées que dans le cas de l’atome. De l’énergie chimique on est passé à l’énergie nucléaire… dont on connaît la virulence potentielle.

La masse et le quark

‘Descendons’ encore et voyons ce qui se passe dans le proton. Celui-ci est composé de trois particules qui, elles, sont élémentaires, des quarks (2 quarks up et 1 quark down). Ces trois quarks sont liés par une interaction forte très bizarre : elle augmente avec la distance, plus on veut séparer des quarks, plus ils s’attirent. Impossible donc de disposer d’un quark isolé pour mesurer sa masse bien à l’aise. Les physiciens sont cependant parvenus à mesurer celle-ci, notamment par des calculs théoriques. Verdict : la somme des masses des quarks qui composent le proton n’équivaut qu’à environ 5% de la masse du proton ! Et les 95% restants, d’où viennent-ils ? Des médiateurs responsables de l’interaction forte qui lie les quarks entre eux, les gluons… qui sont sans masse. Ou plus exactement des interactions (mouvements) entre gluons et quarks.

 

                                 

 
La masse, le quark et le Higgs

La masse des particules élémentaires est donc essentiellement de l’énergie, mais pas seulement. Et le reste ? Des modèles théoriques, notamment ceux de Peter Higgs et de nos compatriotes Robert Brout et François Englert, avaient postulé l’existence d’une autre particule, un boson, appelé depuis sa découverte en 2012 par les équipes du CERN le boson de Brout-Englert-Higgs. Sa découverte a entraîné la confirmation de l’existence d’un champ (dans le monde quantique dual onde/particule, à un champ est associé une particule et réciproquement comme au champ magnétique est associé le photon, etc.). Et c’est en interagissant avec ce champ que les particules acquièrent (ou non) leur masse. « C’est un mécanisme fondamental, explique Christophe Delaere. Sans le champ de Higgs, d’autres médiateurs qui eux ont une masse, comme le boson W responsable de la désintégration bêta à l’œuvre dans les étoiles, n’existeraient pas. Donc notre soleil aurait disparu depuis longtemps. Et un électron de masse nulle ne pourrait évidemment pas tourner autour du proton et ne pourrait donc jamais former un atome : toutes les particules se déplaceraient à la vitesse de la lumière et on aurait un ‘gaz’ de particules qui n’interagissent que très peu. La création des atomes, des étoiles, de toute la matière repose sur le mécanisme qui donne leur masse aux particules élémentaires. »

L’interaction quark - Higgs

Ce boson de Higgs est cependant toujours fort mal connu et c’est une des missions du LHC, l’accélérateur de particules du CERN, de mieux le connaître. Plus une particule est lourde, plus elle va interagir avec le champ de Higgs. Il était donc tentant d’essayer d’étudier ce phénomène avec la plus lourde d’entre elles, le quark top. Mais celui-ci est tellement lourd qu’il n’est pas possible pour le boson de Higgs de se désintégrer en deux quarks top. Que faire alors ? Susciter l’apparition de bosons de Higgs en association avec deux quarks top (ou plutôt un top et un anti-top). Un phénomène prédit par la théorie, qui s’appelle production ttH, mais, pas de chance, fort rare car seulement 1% des bosons de Higgs sont produits de cette façon. Les scientifiques des collaborations CMS et ATLAS du CERN ont donc fait se rencontrer des protons. Beaucoup de protons, plus de 150 milliards de collisions ! Bingo : les chercheurs ont observé la production simultanée du Higgs et des deux quarks ainsi que le couplage, l’interaction entre les eux types de particules(1).

« Cela nous renseigne sur la force entre quark et  boson de Higgs, explique Christophe Delaere. Notre but est d’essayer de comprendre comment les deux interagissent pour en tirer des renseignements sur d’éventuelles particules encore plus lourdes qu’on est incapables d’observer à l’heure actuelle et qui pourraient elles aussi se connecter au boson. » Car là est bien le but final : prendre en défaut le Modèle Standard et s’engager dans la voie d’une nouvelle physique. Ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui : les mesures et observations publiées ce 4 juin s’intègrent parfaitement dans le Modèle Standard !

Et maintenant ? « Nous avons mesuré la probabilité de la production ttH avec une précision de 30%, explique Christophe Delaere, mais nous continuons de collecter des données et nous espérons pouvoir réduire fortement l’incertitude sur la mesure d’ici quelques années pour être vraiment certains de l’accord avec le Modèle Standard. 30% d’incertitude reste une grosse inconnue et en soi, cela ne nous permet pas encore de dire des choses très précises sur le mécanisme de la masse et le rôle du Higgs. Nous  repoussons donc les limites mais nous ne fermons pas la porte à une nouvelle physique. »

Contribution louvaniste

L’UCL a un groupe d’une trentaine de personnes qui sont impliquées dans la collaboration CMS. « Ce groupe a une spécificité, selon Christophe Delaere : être composé à la fois de théoriciens et d’expérimentateurs en dialogue permanent. »  Ainsi, on doit au professeur Fabio Maltoni d’avoir proposé, voici déjà une quinzaine d’années, d’explorer la voie de la production ttH. De son côté, Andrea Giammanco a été le coordinateur de toute la physique du quark top pendant plusieurs années.

Pendant ce temps, Giacomo Bruno, Vincent Lemaître et Christophe Delaere se sont intéressés à la physique des bosons de Higgs et notamment la production de paires de tels bosons qui permet de comprendre le couplage du boson avec lui-même. Tout en ne négligeant pas le fonctionnement du détecteur, particulièrement la construction du trajectographe qui est au centre du CMS et permet de reconstruire les trajectoires des particules chargées qui sortent des collisions.

Henri Dupuis

 

(1)Observation of ttH production, CMS collaboration, Physical Review Letters, 2018.

 

 

 

 

Coup d'oeil sur la bio de Christophe Delaere

2017-            Maître de recherche FNRS
2009-2017   Chercheur qualifié FNRS
2009 -           Professeur UCL, IRMP (Institut de recherches en mathématique et physique)
2008-2009    Chargé de recherche FNRS
2006-2008    ‘Scientific fellow’, CERN (Centre européen d’études nucléaires), Genève
2005-2006     Post-doc, UCL, Institut de Physique nucléaire (FYNU)
2002               Prix de la société belge de physique
2001-2005     Doctorant, aspirant FNRS, UCL, Institut de Physique nucléaire (FYNU)
Thèse sur la désintégration du boson de Higgs du modèle standard à la fois dans les expériences ALEPH et CMS.

Publié le 12 juin 2018