Les savants ont-ils fait émerger l'Occident?

Les savants et érudits ont-ils été déterminants pour la croissance et le développement de l'Occident? Top départ d’une recherche au carrefour entre démographie, économie et histoire...Ce 31 mars 2020, l’économiste David De la Croix a obtenu une prestigieuse bourse « Advanced » de l’European Research Council (ERC).

Au départ de cette recherche, une question : est-ce que le capital humain des savants et érudits a été déterminant pour l’émergence de l’Occident, au fil des révolutions humaniste, scientifique et industrielle ? Dès 2021, le Pr David De la Croix va décortiquer le développement du capital humain en Europe, de l’an 1000 à l’an 1800. “La notion de capital humain correspond à toutes les connaissances et les capacités qui rendent une personne efficace ou productive. Ce capital humain s’accumule par l’éducation et l’expérience. Et contribue à la croissance et au développement. Il se distingue du capital physique qui englobe l’ensemble des biens de production que possèdent les entreprises (comme les machines) et qui leur sert à produire des biens ou des services”, détaille le chercheur. En particulier, le Pr David De la Croix va s’intéresser à deux institutions où ce capital humain se déploie: le développement des universités (dès les 11 et 12èmes siècles) et l’apparition des académies scientifiques (aux 17 et 18èmes siècles).

Une base de données de près de 1000 ans

Pour relever ce grand défi, l’économiste va commencer par construire une base de données de tous les individus qui ont été professeurs d’universités ou membres d’académies scientifiques de l’an 1000 à 1800. “Nous avons déjà entamé ce travail de recherche via des sources secondaires. Certains historiens ont en effet écrit des livres sur l’histoire de la plupart des universités ou à propos de professeurs renommés, voire même inconnus. Nous allons continuer à dépouiller ces données, compléter les informations par le savoir des encyclopédies, et retrouver les publications des personnes trouvées dans le catalogue des bibliothèques”, détaille le chercheur.

Analyse empirique et pistes de réflexion

Après ce travail titanesque de récolte de données, place à l’analyse empirique de celles-ci, la question de départ étant : pourquoi ces personnes ont-elles été importantes dans l’émergence de l’Occident ? “Il y a déjà deux pistes de réflexion sur lesquelles j’aimerais travailler. Y a-t-il un marché académique dès le Moyen Âge, via lequel les universités se font concurrence pour attirer certains professeurs ? Des méthodes statistiques permettraient de répondre à cette question. Par ailleurs, nous remarquons déjà que parmi les hommes, beaucoup sont professeurs d’université de père en fils. J’aimerais savoir s’il s’agit de transmission de capital humain ou de népotisme dans cette tendance.” Enfin, pour clore ces cinq années de recherche, David De la Croix compte bien rebondir sur des cadres théoriques, en se demandant par exemple si une université a davantage investi dans un domaine scientifique et pourquoi. L’économiste prévoit également de modéliser des réseaux d’universités. “Nous pourrions ainsi voir la place de chaque université dans ce réseau, puis se demander s’il y a eu un effet sur la productivité ou le développement de la région en question.

Des objectifs ambitieux

Aujourd’hui, 20% du travail de récolte des données a déjà été réalisé. Et deux pistes de réflexion sont sur les rails… alors que la recherche n’a pas encore officiellement commencé. Les objectifs du chercheur sont ambitieux : “Je ne veux pas me cantonner aux personnes renommées ou qui ont publié des articles, mais je veux aussi trouver des universitaires et académiciens plus obscurs.” Au total, David De la Croix aimerait atteindre les 80.000 personnes dans la base de données et, bien sûr, exploiter ces données pour rédiger d’intéressantes publications et développer ainsi une compétence particulière dans le capital humain de longue période.

Il est assez rare de recevoir une bourse de l’ERC au niveau « advanced »” (une cette année en Wallonie), s’enthousiasme le Pr David De la Croix, “notre université en reçoit environ une tous les deux ans. C’est donc une immense chance pour moi !” Le financement décroché par l’économiste est un “Advanced Grant”. “Il existe trois niveaux de bourse en fonction de l’ancienneté des scientifiques : ‘starting’, ‘consolidator’ et ‘advanced’”, détaille le chercheur. Ce fameux Graal de la recherche s’adresse à des chercheurs reconnus en tant que leaders d’exception menant un projet de recherche exploratoire et faisant preuve d’une bonne quantité et qualité de publications sur les dix dernières années. L’ERC finance des recherches plutôt fondamentales dans tous les domaines de la science (humaine, sociale, dure...) et de la technologie. Cette recherche démarrera officiellement le 1er janvier 2021 et durant 5 ans, le Pr David De la Croix mènera à bien ses recherches de manière autonome, tout en rejoignant les quatre coins de l’Europe pour récolter des données.

CORONAVIRUS

3 questions à ... David De la Croix

En pleine crise du coronavirus, le Pr David De la Croix propose un éclairage, avec ses lunettes d’économiste et de citoyen.

1. Quelle est votre analyse de la situation actuelle à court terme ?

A court terme, nous allons vivre ce qu’on appelle en économie un “choc de productivité”. Les facteurs de productivité sont toujours là (le capital humain comme le capital physique), mais il est devenu plus difficile de les combiner ensemble à cause de ce virus. Résultat : avec les mêmes ressources, nous produisons moins. Pendant un an, la croissance va donc être fortement négative, mais heureusement, nous savons que cette crise est temporaire.

2. Et à long terme ?

A long terme, je pense plutôt à un impact positif. Il suffit de remonter en 1348, avec la grande épidémie de peste pour illustrer cette idée. La peste a tué ⅓ de la population en Europe. Or, la littérature suggère qu’à terme, cet épisode a mené à des progrès technologiques. Par exemple, le manque de personnes a fait naître de nouvelles techniques qui demandaient moins de main d’oeuvre comme l’imprimerie à caractères mobiles. Je suis donc convaincu que l’épidémie de coronavirus va nous mener à des progrès en termes d’organisation du travail à distance et au développement de nouvelles technologies que nous ne soupçonnons pas encore. L’Histoire nous a montré que les grands chocs étaient souvent vecteurs de progrès techniques.

3. Quelle est votre opinion sur la manière dont l’Etat belge gère cette crise ?

Je constate objectivement que les pays qui s’en sortent mieux et qui sont mieux équipés comme l’Allemagne ont un taux d’emploi (personnes qui travaillent parmi la population d’âge actif) plus élevé. J’en déduis que ces pays ont pu préserver un investissement public plus important au fil du temps car il y avait plus de personnes qui y contribuaient par leurs impôts. Comparativement, la Belgique des dernières décennies a beaucoup investi dans les transferts sociaux comme les prépensions mais a moins investi dans son capital (santé, éducation, et surtout justice, transports). Comme après la Seconde Guerre mondiale où des grands progrès sociaux ont eu lieu, nous allons peut-être aussi réaliser qu’il faut réinvestir dans l’Etat au travers des investissements publics.

Lauranne Garitte

Coup d’œil sur la bio de David De la Croix

David De la Croix est Professeur d’Economie à l’UCLouvain et membre Center for Economic Policy Research (CEPR). Il a enseigné comme visiteur à UCLA (Université de Californie à Los Angeles), Aix-Marseille, Nanterre, Capetown, Sao Paulo, Taipei, Rostock, Abu Dhabi et Poznań. Il est l’instigateur et l’éditeur en chef du Journal of Demographic Economics, publié par les presses universitaires de Cambridge, et a été éditeur associé pour le Journal of Economic Dynamics and Control, le Journal of Development Economics, et le Journal of Public Economic Theory.

Ses intérêts de recherche couvrent l’économie démographique, la capital humain et la croissance, avec une perspective historique à long terme et les conflits entre les générations. Il s’intéresse surtout aux motivations sous-jacentes aux choix opérés par les ménages dans le présent et le passé. Travaillant avec 56 auteurs, il a publié un certain nombre d’articles de recherche (y compris dans des revues telles que l’American Economic Review, The Quartely Journal of Economics, et Review of Economic Studies) et un traité sur la croissance économique co-écrit avec Philippe Michel.

Publié le 01 avril 2020