Le talon d’Achille du graphène mis à nu

 

Le graphène présente l’avantage de pouvoir être utilisé jusqu’à température ambiante pour étalonner une panoplie d’appareils de mesure. Une aubaine pour les industriels et les laboratoires de recherche. Mais il restait à identifier le talon d’Achille de l’effet Hall quantique du graphène et la manière d’y remédier. C’est ce que vient de réaliser une équipe de l’UCLouvain grâce à un microscope unique au monde.

Matériau bidimensionnel formé d'une couche unique d'atomes de carbone arrangés en réseau hexagonal, le graphène est un matériau conducteur aux propriétés tout à fait singulières, qui présente beaucoup d’atouts pour les nouvelles technologies. Quand un feuillet de graphène traversé par un courant électrique est soumis à un champ magnétique intense perpendiculaire à son plan, des charges électriques opposées s’accumulent sur les deux bords du feuillet parallèles au courant, et la conductance électrique transverse devient quantifiée: c’est l’effet Hall quantique. Cet effet Hall quantique est spécifique aux systèmes électroniques bidimensionnels (sa découverte en 1980 par Klaus von Klitzing lui a valu le prix Nobel cinq ans plus tard), et n’est pas limité au graphène. Dans la plupart des matériaux, il faut atteindre des températures ultra-basses pour mesurer l’effet Hall quantique, mais dans le cas du graphène, cet effet peut même être observé à température ambiante, car les écarts entre les niveaux d’énergie (de Landau) sont plus importants.

Une énigme à résoudre

Cet effet a plusieurs applications pratiques. On peut montrer que la valeur de la conductance ou la résistance électrique dans l’effet Hall quantique est liée uniquement à deux constantes fondamentales, la charge de l’électron et la constante de Planck. Comme c’est l’effet qui permet la mesure la plus précise de ces constantes, il est devenu un élément central du nouveau système international d’étalons entré en vigueur en 2018, qui sert notamment à définir le kilogramme, le volt, l’ampère, etc. L’effet Hall quantique est donc utilisé dans tous les laboratoires de métrologie, pour étalonner toute une panoplie d’appareils de mesure. Le fait que l’effet Hall quantique puisse être observé à plus haute température dans le graphène permettrait donc de populariser les étalons de mesure quantiques, en dehors du cadre des laboratoires de métrologie, par exemple vers les industriels ou les laboratoires universitaires.

Un peu de physique pour mieux comprendre

Pour en revenir à la physique du phénomène, un point important est que les charges accumulées sur les bords de l’échantillon dans l’effet Hall quantique sont distribuées sur des « canaux de bords » extrèmement fins, qui sont donc « unidimensionnels », mais également « unidirectionnels » : tous les électrons dans le même canal de bord se propagent dans la même direction. La précision dans la mesure des constantes fondamentales est liée au fait que les charges électriques transportées dans ces canaux de bords ne peuvent subir de collisions, pour des raisons « topologiques » : pour changer de direction, les charges devraient traverser la partie intérieure de l’échantillon… or aucun niveau d’énergie n’est disponible pour les accueillir dans cette partie, qui est isolante. Conclusion : il est impossible qu’elles subissent des collisions et qu’elles soient renvoyés dans la direction d’où elles viennent (rétrodiffusion). Ce mouvement « sans diffusion » des charges électriques est très attractif pour une série de dispositifs électroniques quantiques : les états quantiques sont protégés par ce mécanisme, ce qui peut être exploité pour imaginer différents concepts d’ordinateurs quantiques. Le fait que le graphène présente les signatures très claires de l’effet Hall quantique à plus haute température que tout autre matériau permet donc d’envisager une série d’applications nouvelles en métrologie ou en informatique quantique.

Cependant, certaines mesures réalisées sur des échantillons de graphène ces quelques dernières années dans plusieurs laboratoires montrent que le modèle « standard » de l’effet Hall quantique ne s’applique pas correctement dans un grand nombre d’échantillons de graphène. Par exemple, certaines mesures ont montré que l’effet Hall quantique pouvait être observé dans le graphène alors même que la partie intérieure de l’échantillon était conductrice, contrairement au cas des autres matériaux. Sans une compréhension fine du phénomène dans le graphène, on ne peut concevoir d’applications robustes, et il fallait donc résoudre l’énigme posée par ces observations intriguantes.

Un grand pas vers des applications futures

Pour cela, Nicolas Moreau, doctorant dans le laboratoire de Benoit Hackens (IMCN/NAPS), s’est appuyé sur des mesures réalisées avec un « microscope à grille locale » unique au monde développé au sein du laboratoire à l’UCLouvain, sur des échantillons de graphène fabriqués au sein du laboratoire de Christoph Stampfer (RWTH, Aix-la-Chapelle). Ce microscope permet d’observer directement le comportement des électrons à une échelle de quelques nanomètres. Les mesures ont permis de localiser, de manière surprenante, un grand nombre de centre de rétrodiffusion sur les bords des échantillons de graphène. En combinant les résultats avec des simulations numériques, l’équipe a pu mettre en évidence le « talon d’Achille » de l’effet Hall quantique du graphène : dans la plupart des échantillons étudiés jusqu’ici, les canaux de bords contre-propageants ne sont en réalité pas séparés l’un de l’autre par l’intérieur « isolant » de l’échantillon, mais sont très proches l’un de l’autre. Les charges électriques peuvent donc être rétrodiffusées si une impureté localisée entre les canaux de bords permet le transfert de charges entre canaux. Heureusement, ces effets sont gouvernés par des phénomènes électrostatiques qui peuvent être minimisés en revoyant la conception des dispositifs. Cette découverte publiée dans Nature Communications permet donc de faire un grand pas dans la compréhension de l’effet Hall quantique dans le graphène, vers l’amélioration de sa mesure, et donc vers son application en métrologie ou en informatique quantique.

 

Nicolas Moreau, doctorant au Institute of Condensed Matter and Nanosciences, UCLouvain

 

 

Benoît Hackens, chef du laboratoire de Physique nanoscopique au Institute of Condensed Matter and Nanosciences et professeur à l’Ecole polytechnique de Louvain, UCLouvain

 

 

Publié le 15 juillet 2021