Le réchauffement climatique impacte la biodiversité de toute la planète. Qu’en est-il pour les insectes comme les pucerons ? Les bactéries qui colonisent leurs intestins les aident-ils à répondre aux perturbations environnementales ? Corentin Lits, chercheur en écologie au Earth and Life Institute de l’UCLouvain se penche sur la question dans un article publié dans The Conversation.
Quand leurs microbes aident (ou pas) les pucerons à survivre à la hausse des températures
Kévin Tougeron, Université de Picardie Jules Verne (UPJV) and Corentin Iltis, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
La biodiversité planétaire subit de plein fouet les effets d’une augmentation de la température globale moyenne et de la fréquence des vagues de chaleur comme manifestations du réchauffement climatique : chutes de populations d’organismes iconiques, perturbations des cycles biologiques, ou encore migrations d’espèces invasives sont devenues monnaie courante.
Il existe toutefois une part de la biodiversité qui reste cachée du feu des projecteurs : les microorganismes symbiotiques (symbiotes) vivant dans le corps de leur hôte et leur apportant des bénéfices variés.
Ces symbiotes pourraient jouer un rôle majeur dans l’adaptation de certains organismes, comme les insectes, à la hausse globale des températures, avec des répercussions sur l’agriculture pour les insectes ravageurs (pucerons, punaises) et pollinisateurs (abeilles, bourdons), mais aussi sur la santé humaine pour ceux vecteurs de maladies (moustiques, mouches tsé-tsé).
Presque tous les animaux sont impliqués dans des symbioses microbiennes, à des degrés plus ou moins forts. Chez les humains comme chez les abeilles, la communauté bactérienne qui colonise l’intestin joue un rôle majeur dans les fonctions digestives, immunitaires, ou même neurologiques de leur hôte.
Cette part longtemps inconnue de la biodiversité suscite aujourd’hui l’intérêt des scientifiques, qui cherchent à prédire les réponses des organismes et de leurs symbiotes à leur environnement, et plus particulièrement au réchauffement climatique.
Une fragile cohabitation : ce qui ne vous tue pas peut vous rendre… plus faible
Le fort degré de codépendance entre les partenaires de la symbiose rend cette interaction très vulnérable à toute modification environnementale. Par exemple, le réchauffement est une cause majeure du blanchissement des récifs coralliens, survenant lorsque l’animal perd son alliée microscopique : une algue logée dans les cellules du corail et lui fournissant, par photosynthèse, les nutriments nécessaires à sa survie (sucres, acides aminés). La disparition de l’algue résultant de l’augmentation de la température de l’eau provoque à son tour la mort du corail. Ainsi, alors que l’animal tire des avantages vitaux de sa dépendance étroite à son partenaire symbiotique, il en hérite aussi des faiblesses.
Dans les écosystèmes terrestres, de nombreuses études explorent l’effet des symbiotes sur les pucerons, fidèles soldats de laboratoire pour certains, pénibles ravageurs des jardins et cultures pour d’autres.
À l’instar des coraux, les pucerons hébergent un symbiote « obligatoire » appelé Buchnera aphidicola : une bactérie fournissant des nutriments indispensables, que l’insecte ne peut trouver seul dans son alimentation à base de sève. En échange, le puceron lui offre le gîte, le couvert et le transport, puisque la bactérie se multiplie à l’intérieur des cellules de l’insecte, avant d’être transmise à la descendance.
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La bactérie B. aphidicola subit les variations thermiques liées au changement climatique, tout comme son hôte « à sang-froid », qui est incapable de maintenir une température corporelle stable. Une hausse de la température externe induit ainsi un déclin de cette population bactérienne, dès 25 °C. Et comme le puceron ne peut pas vivre sans la bactérie, véritable maillon faible de l’interaction, le système s’effondre bien avant d’arriver à des températures qui pourraient directement affecter l’insecte.
Location et colocation : plus on est de fous, plus on survit
Certaines espèces de pucerons ne s’arrêtent pas là et peuvent être associées à des bactéries « facultatives », qui leur assurent des avantages variés mais pas toujours vitaux selon le contexte environnemental. Par exemple, certaines bactéries facultatives comme Serratia symbiotica accroissent la résistance du puceron à la chaleur en évitant l’effondrement de la symbiose. Le mécanisme implique en fait un ménage à trois : la bactérie facultative S. symbiotica ne protège pas directement le puceron des hautes températures, mais limite le déclin des populations de la bactérie obligatoire B. aphidicola en libérant certaines molécules, ce qui profite aussi à l’insecte. En revanche, S. symbiotica ne confère aucun bénéfice (et peut même s’avérer néfaste) si le puceron reste exposé à des températures tolérables (généralement en dessous de 25 °C).
Un bailleur (l’insecte), un locataire (la bactérie obligatoire), des colocataires (les bactéries facultatives) et le réchauffement climatique susceptible de mettre fin au contrat de location (les bénéfices que chaque partie tire de l’association). Dans cette toile de fond, le partenaire bactérien obligatoire apparaît comme le talon d’Achille de l’interaction. Vient alors l’intérêt de s’associer à des bactéries facultatives agissant comme une assurance-vie lorsque les conditions environnementales deviennent défavorables.
Les bactéries facultatives : parfaites colocatrices ou squatteuses ?
Tout ceci est un peu trop beau pour être vrai, à en croire certaines études scientifiques : loin d’une romance sentimentale, la liaison entre insecte et symbiotes est très pragmatique, chacun tire le drap de son côté pour en profiter au maximum. Certes, ces symbioses ont été maintenues au cours de l’évolution car elles procurent des avantages aux deux parties.
Cependant, deux règles prévalent dans la nature : rien n’est simple, et rien n’est gratuit.
Rien n’est simple, car les pucerons peuvent abriter plusieurs espèces de bactéries facultatives simultanément. Outre la fonction de tolérance à la chaleur, certaines protègent leur hôte face aux ennemis naturels (parasites, prédateurs), et d’autres lui permettent de coloniser de nouvelles espèces de plantes.
Rien n’est gratuit, car héberger un symbiote reste une infection, et la prolifération bactérienne est coûteuse pour la santé de l’insecte. Ces coûts sont contrebalancés par les bénéfices conférés par les bactéries, et tous deux dépendent de l’environnement.
Toute la question est donc de savoir comment le réchauffement climatique peut modifier cet équilibre coûts-bénéfices qui va décider du sort de chaque partenaire. Parmi les gagnants, les bactéries protégeant face à la chaleur pourraient se propager dans les populations de pucerons. En revanche, d’autres bactéries pourraient y perdre en cas de défaillance des fonctions bénéfiques qu’elles sont normalement censées assurer.
Dans une nature très pragmatique, si le puceron ne tire plus de bénéfice direct de son association avec une bactérie facultative, il pourrait bien « résilier le bail ».
Au-delà des pucerons
Gageons que peu pleureraient la disparition d’un ravageur notoire ou d’une obscure bactérie au nom imprononçable. Mais les herbivores sont un maillon essentiel des écosystèmes terrestres, duquel dépend la survie de nombreuses espèces les consommant.
Et surtout, les connaissances tirées des recherches sur les pucerons permettent de comprendre comment un système complexe constitué d’un hôte et tout un ensemble microbien peut répondre à une perturbation environnementale. Les découvertes sur ces systèmes peuvent aider à mieux appréhender comment des associations bien plus complexes font face aux changements globaux actuels et peuvent s’y adapter.
Ce propos pourrait s’appliquer aux communautés microbiennes extrêmement diversifiées qui élisent domicile dans le système digestif de nombreux mammifères, y compris l’espèce humaine. Une équation à un nombre vertigineux d’inconnues, mais des perspectives de recherche toujours plus passionnantes.
Kévin Tougeron, Chercheur en écologie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV) and Corentin Iltis, Chercheur en écologie, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.