Pourquoi l’administration Biden peine autant à rendre vie à l’accord sur le nucléaire iranien

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Le développement des capacités nucléaires de l’Iran inquiète les observateurs internationaux. Quatre ans après le retrait unilatéral de Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien, l’administration de Joe Biden ne parvient pas relancer ce « deal ».  Pourquoi ? Les explications de Jérémy Dieudonné, chercheur à l’Institut des sciences politiques Louvain-Europe de l’UCLouvain dans The Conversation.

 

Jérémy Dieudonné, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Quatre ans après le retrait unilatéral de Donald Trump du « deal » sur le nucléaire iranien – le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), qui avait été signé en 2015 –, Washington et Téhéran ne sont toujours pas parvenus à recoller les morceaux.

Le temps commence pourtant à presser, les experts de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) se montrant de plus en plus préoccupés par le développement des capacités nucléaires de l’Iran. Mais alors, qu’est-ce qui bloque ? Cet article se propose d’analyser les contraintes auxquelles fait face le gouvernement américain.

L’Iran se rapproche rapidement de la bombe nucléaire

« Tous les yeux sont tournés vers l’Ukraine, mais une autre crise se prépare en Iran. » C’est par ces mots que Javier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN (1995-1999) et Haut Représentant pour la politique étrangère de l’UE (1999-2009), et Carl Bildt, ancien premier ministre (1991-1994) et ministre des Affaires étrangères de la Suède (2006-2014), démarraient leur carte blanche au Washington Post le 17 mai dernier.

Cette mise en garde fait écho aux inquiétudes croissantes de nombreux observateurs quant à la possibilité de ramener à nouveau l’Iran et les États-Unis au sein du JCPoA. Alors que ce texte limitait drastiquement les activités nucléaires de l’Iran, Téhéran s’en est largement affranchi depuis le retour des sanctions très sévères unilatéralement décidées par Donald Trump en mai 2018. Résultat : la quantité d’uranium enrichi et de centrifugeuses a explosé et les technologies et le savoir-faire nucléaire iraniens ont progressé, rapprochant le pays d’une potentielle bombe nucléaire.

Malgré la volonté de revenir au deal nucléaire affichée par Joe Biden, cela ne s’est toujours pas réalisé 16 mois après son arrivée à la Maison Blanche. Dernier problème en date : la demande de Téhéran de retirer la force Al-Quds, branche des Gardiens de la Révolution, de la « blacklist » américaine des organisations terroristes. L’incorporation du groupe à cette liste avait été décidée par Donald Trump en 2019, dans son optique de « pression maximale » sur le régime iranien.

Cette demande de Téhéran peut surprendre dans la mesure où les Iraniens ont toujours refusé de discuter d’autre chose que du nucléaire dans ces négociations. Serait-ce un moyen, pour eux, d’empêcher un retour au JCPoA ? Possible. Si toute une série de difficultés (dont celle-là) sont posées par Téhéran et le contexte politique iranien, une série de barrières sont toutefois liées à la politique américaine et lient les mains de Washington. Ce sont ces barrières que nous analysons ici.

Premier frein : l’opposition interne

La première difficulté, côté américain, vient du Congrès. Depuis que le JCPoA a commencé à être élaboré en 2013, les Républicains s’y opposent en bloc et mettent tout en œuvre pour le faire échouer. On se souvient notamment de la lettre des sénateurs républicains envoyée au Guide suprême iranien pour le dissuader de signer l’accord en 2015, ou encore de l’invitation lancée par le président de la Chambre, John Boehner, au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à venir exprimer son aversion pour le deal nucléaire devant le Congrès américain.

Iran : Nétanyahou sermonne le Congrès américain, Figaro Live, 3 mars 2015.

Cette opposition républicaine ne s’est pas atténuée depuis. Début mai, une motion déposée par le sénateur de l’Oklahoma James Lankford est venue fragiliser la position du gouvernement américain. Cette motion exigeait que tout deal nucléaire avec l’Iran aborde également le problème du terrorisme et excluait la possibilité de lever les sanctions visant les Gardiens de la Révolution.

Bien qu’elle ne soit pas contraignante, elle a été votée par une large majorité des sénateurs : 62 sénateurs pour, 33 contre. Un message très fort envoyé au président… d’autant que 16 Démocrates ont voté avec la minorité républicaine. Les Démocrates sont effectivement loin d’être unis sur la question et une minorité significative continue de s’opposer au JCPoA.

Le 1er février, le sénateur Bob Menendez, un des Démocrates les plus influents en politique étrangère, avait déjà (ré-)annoncé son opposition au deal dans une déclaration au Congrès. Et début avril, pas moins de 18 parlementaires démocrates s’exprimaient conjointement face à la presse pour dénoncer le JCPoA et les tentatives de le ressusciter.

Ces différentes initiatives font donc comprendre à Joe Biden que la plus grande difficulté ne sera pas forcément de trouver un accord avec les Iraniens, mais plutôt de le faire accepter par son propre pouvoir législatif. Rappelons d’ailleurs que Barack Obama n’avait réussi à faire passer l’accord que grâce à une minorité suffisamment large pour couler les textes législatifs le dénonçant.

Dans un tel contexte, les négociateurs américains semblent être pieds et poings liés par la politique interne : sans mise en ordre du côté américain, a minima dans le camp démocrate, un retour au deal iranien semble illusoire.

Second frein : la pression israélienne

Israël a depuis longtemps exprimé son hostilité au deal nucléaire iranien, alors même que le gouvernement israélien et ses experts militaires ont été très largement consultés lors des négociations.

En 2015, l’ancien premier ministre Benyamin Nétanyahou avait qualifié le JCPoA d’« erreur historique ». Il avait passé des mois à dénoncer cet accord, que ce soit dans la presse, devant le Congrès américain, à la tribune de l’ONU ou encore dans les différentes conférences annuelles des lobbies pro-israéliens aux États-Unis (comme l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), Christians United for Israel ou encore l’American Jewish Committee).

De manière plus véhémente encore, Israël avait menacé à de multiples reprises de frapper militairement l’Iran s’il se sentait trop menacé ou s’il jugeait l’Iran trop proche d’une bombe nucléaire.

Si Naftali Bennett, l’actuel premier ministre israélien, n’a pas exprimé un tel rejet quant à un potentiel retour au JCPoA, il a tout de même laissé apparaître de fortes réticences. Surtout, Israël s’est remis à montrer les muscles, avec un exercice de grande ampleur prévu fin mai 2022 simulant une vaste attaque aérienne sur l’Iran. Un exercice auquel les Américains devraient d’ailleurs participer.

Troisième frein : les lobbies

Mais au-delà du gouvernement israélien, ce sont les organisations pro-israéliennes (de droite, accompagnées par diverses organisations néo-conservatrices) qui sont particulièrement actives à Washington pour faire barrage à un retour au JCPoA.

Déjà en 2015, l’AIPAC, la plus importante organisation pro-israélienne américaine, avait dépensé plus de 20 millions de dollars en publicité pour empêcher son adoption. Et cela sans compter les 300 lobbyistes mobilisés et la vaste campagne visant à ce que les membres de l’organisation contactent massivement leurs Représentants respectifs pour leur exprimer leur opposition. Cette campagne s’était aussi accompagnée d’une massive production d’articles et de contenus de la part de think tanks, de journaux et d’autres lobbies pro-israéliens.

Depuis les prémices du JCPoA et aujourd’hui encore, ces différents groupes ont tenu un rôle particulièrement éminent dans le débat public, mais aussi dans l’élaboration de la politique à l’égard de l’Iran. Le Washington Institute, un think tank succursale de l’AIPAC, et la Foundation for Defense of Democracies (FDD), un think tank financé par les principaux donateurs pro-israéliens, sont à l’avant-plan des discussions publiques relatives à l’Iran.

C’est le cas auprès des décideurs politiques, avec une présence constante d’au moins un expert d’un de ces deux groupes lors des auditions sur l’Iran au Congrès ; en outre, certains de ces experts conseillent régulièrement les décideurs. C’est aussi le cas dans les médias, où ces mêmes experts interviennent constamment, que ce soit en tant que spécialistes ou à travers l’écriture de « cartes blanches ».

Mais la centralité d’Israël dans le débat américain sur l’Iran est sans doute le mieux attestée par le fait que l’un des plus grands défenseurs du deal nucléaire soit J Street, groupe pro-israélien plus libéral, critique des politiques du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens et ouvertement opposé à l’AIPAC. Avec l’AIPAC (et ses partisans) et J Street, le débat se situe donc entre deux groupes défenseurs d’Israël, mais ayant des visions différentes. La question centrale est dès lors de savoir comment protéger Israël le mieux possible : avec le JCPoA ou sans.

Lors des débats, l’enjeu de la sécurité d’Israël

Si la réponse à cette question n’est pas un paramètre crucial pour l’ensemble des législateurs américains, Israël reste toujours au cœur de la conversation sur l’Iran. Surtout, la question de la sécurité d’Israël semble se poser avec force pour certains parlementaires plus indécis. Et ces quelques dizaines de parlementaires concernés peuvent faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. D’où le numéro d’équilibriste auquel est obligée de se livrer l’administration américaine dans ses négociations sur le retour au JCPoA.

Il ne faut pas négliger l’impact que peuvent avoir d’autres groupes sur les législateurs américains quant à leur position sur le deal nucléaire : défenseurs de la non-prolifération nucléaire, pourfendeurs des politiques militaristes et groupes libéraux d’un côté, néo-conservateurs, Républicains et Américano-iraniens pro-Shah de l’autre. Chacun apporte un paramètre à l’équation. Certains groupes supportant le JCPoA paraissent d’ailleurs mieux établis aujourd’hui qu’en 2015.

La question de la sécurité d’Israël semble cependant continuer à cristalliser les débats, tant elle reste au cœur de toutes les conversations se rapportant à l’Iran. Et ce, que ce soit de la part des groupes mentionnés plus haut ou des législateurs. Si Israël n’est donc pas la seule variable dans les négociations, elle continue à peser sur le débat et participe à établir les conditions de possibilité d’un retour au JCPoA. Au point de définitivement le couler ?

The Conversation

Jérémy Dieudonné, Doctorant en Relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le 09 juin 2022