En Belgique, 40 % de la population se trouve en situation de vulnérabilité numérique, toutes catégories sociales confondues. Un constat inquiétant à l’heure où la digitalisation a envahi de nombreux espaces de notre vie quotidienne. Comment pallier les inégalités ? Des scientifiques de l’UCLouvain s’interrogent sur les conditions d’une société en ligne plus inclusive. Pour un accès universel aux services publics essentiels.
La crise sanitaire a accéléré la digitalisation de la société. Publiques ou privées, quasi toutes nos activités ont basculé en ligne. Résultat ? Une dépendance des personnes aux technologies numériques mais surtout un grand risque d’exclusion sociale pour celles et ceux qui n’y ont pas accès. C’est ce qu’on appelle la fracture numérique. Patricia Vendramin et Périne Brotcorne, sociologues et chercheuses au sein du Centre interdisciplinaire de recherche Travail, Etat et Société (CIRTES) font le point sur la question dans le dernier numéro de la revue « Sociétés en changement » de l’Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines (IACCHOS).
Rencontre avec Périne Brotcorne, spécialiste des questions liées aux impacts de la numérisation croissante de la société sur les inégalités sociales.
Que désigne la fracture numérique ?
« En réalité, c’est un mauvais terme pour une bonne question. La fracture numérique met en évidence des formes plurielles d’inégalités. Les recherches pointent généralement trois registres d’inégalités. Tout d’abord la fracture dite du 1er degré. Elle concerne l’accès au numérique, à un matériel et une connexion de qualité. La pandémie a révélé combien ce problème concernait beaucoup plus de monde que l’on ne l’aurait imaginé. Ensuite les inégalités liées aux compétences et aux utilisations des usagers : savoir utiliser les technologies numériques, en particulier internet, être en capacité de trier, discriminer les informations. Comprendre le fonctionnement de cet écosystème numérique et les nombreux enjeux qui s’y cachent comme la protection des données personnelles ou les questions liées aux algorithmes par exemple. Enfin nous constatons des inégalités touchant à la capacité de tirer profit de ses usages numériques à un moment donné de son parcours de vie. Il s’agit autrement dit d’être en capacité d’en retirer du bénéfice pour maintenir ou améliorer sa participation à la vie étudiante, professionnelle ou plus largement citoyenne ».
Le confinement a-t-il accentué ces inégalités ?
« Nous avons observé que le confinement a non seulement rendu visible des inégalités préexistantes, mais aussi qu’il en a amplifié certaines. À partir du moment où toutes les activités de la vie quotidienne ont basculé en ligne, la capacité des personnes à utiliser internet pour maintenir le lien social s’est révélée loin d’être égale. Concernant les services d’intérêt général en particulier, comme ceux liés à la santé, à la mobilité ou à l’administration par exemple, lorsque les gens n’ont plus d’alternative hors ligne comme le fait de pouvoir rencontrer quelqu’un physiquement au guichet, se pose la question des difficultés d’accès à certains droits sociaux, pourtant fondamentaux. C’est un enjeu crucial. Comme l’on pointé certains sociologues, la numérisation accrue des services supprime un vaste espace de relations en face à face, où il est possible pour les personnes de comprendre les raisons d’un probable non-recours à ces services et ainsi tenter de l’éviter ».
Qui sont les plus vulnérables ?
« En Belgique, 4 personnes sur 10, toutes catégories sociales confondues sont en situation de vulnérabilité numérique. Les résultats du baromètre d’inclusion numérique paru en août 2020 sont à cet égard sans appel. Ceci signifie que soit elles n’utilisent pas internet soit elles ont de faibles compétences numériques. Le message clé du baromètre est que les inégalités générées par la numérisation de la société concernent en réalité tout le monde, pas seulement une minorité comme les personnes en situation de pauvreté ou les plus âgées. 40 % de la population, c’est un constat alarmant. Il faut y être attentif et briser l’idée-reçue selon laquelle il ne reste plus que quelques laissés-pour-compte incapables de s’adapter au ‘nécessaire progrès’ technologique ».
Quelles pistes pour une société plus inclusive ?
« Jusqu’à présent, tant la plupart des recherches que des politiques de lutte contre l’exclusion numérique soulignent surtout l’importance de former les usagers. Le message que sous-tend l’insistance sur cet aspect est qu’il revient aux citoyen·nes de prendre leurs responsabilités pour suivre l’évolution de la société. Nos dernières recherches tentent précisément de renverser cette perspective. Elles pointent la responsabilité collective des concepteurs et des fournisseurs de services de rendre ceux-ci accessibles à toutes et tous, sans discrimination. Ce n’est pas seulement à l’usager de s’adapter à l’environnement numérique sans cesse en évolution. C’est aussi et surtout à celles et ceux qui numérisent de s’adapter aux usagers en prenant en compte la diversité de leurs profils et de leurs pratiques numériques dès l’amont de la conception même des services ».
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