Beyrouth : entre force, solidarité et rage

 

Claire Grandchamps, diplômée de la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCLouvain (2012) et journaliste au quotidien L’Orient-Le Jour, raconte son quotidien dans la capitale libanaise depuis l’explosion du 4 août dernier.

Retrouvez ici, en vidéo, le témoignage d'Alumni de Claire Grandchamps enregistré le 22 juillet 2020. Le texte qui suit témoigne de son quotidien depuis le jour de l'explosion.

« J’étais à la rédaction, je devais la quitter 30’ plus tard quand on a vu qu’il y avait un incendie dans le port. Nos bâtiments sont situés à une petite dizaine de km du port. De façon un peu insensée, après la première explosion, on s’est tous précipités aux fenêtres pour regarder ce qui se passait. Puis est arrivée la deuxième explosion d’une violence terrible.  Tout a tremblé et l’électricité a été brièvement coupée. »

Jamais vu ça

« Ce qui est incroyable c’est que c’était tellement violent que tout le monde pensait que c’était à côté de chez soi. Tous ceux qui ont vécu la guerre civile et la vague d’attentats au début des années 2000 disent qu’ils n’avaient jamais vu ça. »
« Mon avantage, c’est que je n’habite pas dans le centre. Mon fiancé a pu constater que notre maison était toujours là et c’est quelque chose sur quoi j’ai pu m’appuyer, j’étais soulagée. La rédactrice en chef est venue s’asseoir à côté de moi et m’a dit qu’on allait devoir être aussi professionnels que possible. Tout ce qui avait été fait pour le journal ce jour-là est évidemment tombé à l’eau. Je suis restée au journal jusqu’à minuit et ma collègue du desk aux Etats-Unis a continué le shift, avec d’autres qui s’étaient entre temps reconnectés. J’ai pris ma voiture et même dans mon quartier, à 4 ou 5 km du centre-ville, les devantures des magasins étaient à terre. »

Ce n’est pas fini

« En poursuivant le travail, j’avais du mal à rattacher les infos qui arrivaient à la réalité. Je pense que mon cerveau avait bloqué l’émotionnel. La rédaction s’est tout de suite réorganisée. Certains collègues n’avaient plus de maison, d’autres ont dû prendre en charge des parents qui vivaient seuls. Moi comme 4 millions de personnes au Liban, on n’a pas dormi. »
« Aujourd’hui, ce n’est pas fini, on doit continuer à gérer une situation de crise, entre le chamboulement politique et le suivi des multiples rumeurs. Beaucoup d’échéances sont source de stress. On attend notamment le jugement dans le procès des assassins de l’ancien Premier ministre, Rafiq Hariri (ndlr : cet interview a été réalisé avant que le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) ne rende son verdict ce 18/8/20). Le rythme des émotions est très saccadé. C’est après les heures de travail qu’on prend la réalité en plein sur soi. »

Exprimer la colère

Claire Grandchamps confirme que la colère a pris le dessus. « Dès le lendemain des événements, la population a manifesté sa colère et même sa rage contre les dirigeants. On apprend qu’un tel savait mais il renvoie la balle à un autre et ainsi de suite. Cela s’est traduit par une manifestation monstre dans la rue le samedi suivant, il y avait des dizaines de milliers de personnes. Alors qu’on notait déjà des slogans très virulents avant cette explosion, en raison d’une situation catastrophique, on entend aujourd’hui jusqu’à des appels à la peine de mort… Je pense en tout cas qu’aujourd’hui plus personne n’estime qu’il ne peut pas y avoir de changement. Ce n’est pas juste une catastrophe qui vient de se passer, l’après est tout aussi important. »

Déblayer les décombres

« Les gens ont tout fait eux-mêmes. Ils ont une force incroyable. Les ressources sont mises en commun, des centaines de maisons ont été nettoyées, des repas chauds ont été servis, un mapping des bâtiments architecturalement remarquables a été réalisé… Le travail des associations et le courage des gens est inouï. Après le choc du mardi soir, ils aidaient déjà le mercredi matin. Quelqu’un a dit que c’était un pays de héros gouvernés par des criminels de guerre, c’est tout à fait ça. »

Rentré dans la routine

« Toute cette énergie donne envie de rester et de continuer à croire dans ce pays », témoigne Claire, dont le fiancé est libanais. « Depuis que je suis ici, il y eu plusieurs attentats, notamment en 2012-2013. À chaque fois, c’était la tristesse et le désarroi mais malheureusement ça finit par rentrer dans la routine. On est choqué, on manifeste de la solidarité mais on vit avec. C’est aussi un cercle vicieux qui maintient les autorités au pouvoir. »

Partir ou rester

« Il y a des moments où on se dit ‘on reste’, et d’autres où se dit ‘on part en Belgique et on se marie’ (ndlr : leur mariage était prévu ce mois d’août mais a été reporté). Depuis la crise, qui a commencé il y a près d’un an, les coupures d’électricité sont encore pires qu’avant, il y a des rumeurs de famine, on a fait des provisions parce qu’on en a la possibilité, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Certains de nos amis ont émigré en France ou au Canada. Nous pouvons nous permettre de rester, mais quand il y a des enfants, c’est autre chose. On envisageait de rentrer à long terme mais aujourd’hui la question d’un départ à court ou moyen terme revient à l’assaut. Une amie me dit, ‘lâche tout et rentre.’ Je ne peux pas l’imaginer dans l’immédiat. »

Publié le 18 août 2020