Dans les pas de Thomas More

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Thomas More publie Utopia, à Louvain, en 1516. Il y a 500 ans exactement. C’est le premier texte depuis la République de Platon (vers 380 avant notre ère) à concevoir un modèle de société indépendant de la sphère du sacré et ancré dans le présent.

 

1. Thomas More et l'Utopie

 

Thomas More naît àLondres en 1478. Il étudie le droit à Oxford et se passionne pour l’Antiquité qui avive sa pensée.

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Oxford, Christ Church College

Londres est devenue un centre puissant du commerce international. En 1504, More occupe déjà les fonctions importantes d’avocat des marchands de la Cité de Londres et de membre du Parlement d’Angleterre.

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Mais son véritable bonheur est à Chelsea, dans sa belle demeure au bord de la Tamise. Il traduit des textes grecs et écrit des ouvrages de spiritualité. Il reçoit ses amis humanistes et échange de longues correspondances.

Thomas More (au centre) épouse Jane Colt en 1505, avec qui il a trois filles et un fils. Au décès de sa femme en 1511, il se remarie avec Alice Middleton, veuve et mère de deux enfants. Il sera réputé pour l'éducation de haut niveau qu'il faisait donner à ses enfants, filles comme garçons.

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More au centre de sa famille. Dessin offert à son ami Érasme. Holbein le Jeune, 1527

Puis, il passe au service direct du roi. C’est le début de vingt ans de carrière politique éminente sous Henri VIII qui le conduisent, en 1529, à la fonction suprême de Grand Chancelier, le plus haut magistrat de l’État. Mais il n’est pas dupe. Où sont l’équité et la justice quand la nouvelle économie impose la seule loi de l’argent ? Quelle est l’autorité du droit quand le souverain s’en exonère ?

En 1531, il entre en conflit ouvert avec le roi dont il refuse le despotisme brutal qui éclate lorsque celui-ci veut renvoyer sa première épouse et rompt avec l’Église romaine pour y parvenir. Henri VIII le fait juger et condamner. Il meurt sur l’échafaud le 6 juin 1535.

 

 

Le monde en 1516

 

En 1516, l’année où Utopia paraît, le monde est en plein changement, rapide et très profond. Marqué par toutes les formes de violences. Mais aussi par une confiance en l’humain que l’Europe ne connaissait plus depuis l’Antiquité.

Les Turcs tiennent la Méditerranée orientale et menacent l’Europe du sud-est. L’Italie est la proie des armées étrangères. La France, l’Angleterre et l’Espagne s’affrontent pour la suprématie du continent européen. Les Juifs ont été expulsés d’Espagne en 1492. Le capitalisme renverse les règles de l’économie et de la vie sociale.

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Paolo Uccello, 1426

Magellan prépare le premier tour du monde. Bientôt, le colonialisme se déchaînera. Mais en 1516, la découverte de l’Amérique et la traversée des océans sont une source de joie intellectuelle pour des hommes tels que More.

La terre est vaste et une. D’autres mondes existent, d’autres peuples. Leur exemple peut changer l’Europe. L’Utopie de Thomas More est portée par cette espérance.

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San Salvador dans les Caraïbes, où Christophe Colomb avait accosté en 1492

L’homme est au cœur de la réflexion des intellectuels. Son esprit, ses talents et sa conscience sont, ils le proclament et l’explorent, au centre du monde. Ses possibilités sont immenses. Ses responsabilités aussi.

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Par Angelo Bronzino, au Palazzo Vecchio à Florence, 1541-1542 (détail)

« Sans la liberté, la vie n’est pas une vie » dit Érasme. Son Éloge de la folie (1509) est un pamphlet contre tous ceux qui instrumentalisent la religion et l’utilisent contre les hommes. Il faut vivre et ressentir plutôt que disserter, entendre la voix du divin à l’intérieur de son être, passer du visible à l’invisible et aimer davantage. Le christianisme de Thomas More et de ses amis est exigeant.

En octobre 1517, Martin Luther publie 95 thèses qui opposent la pénitence au cœur au vil rachat des péchés par des indulgences. C’est le coup d’envoi de la Réforme protestante.

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Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien. Après 1546

 

 

 

Que dit L’Utopie ?

 

À Anvers, bruissant du commerce mondial, un navigateur de retour des mers lointaines raconte à Thomas More la découverte bouleversante qu’il a faite de la société de l’île d’Utopie.

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L’île d’Utopie représentée par Ambrosius Holbein, dans l’édition bâloise de 1518

 
Avant de découvrir Utopie et d’y vivre un temps, Raphaël Hythloday – c’est le nom du marin philosophe – s’est durement heurté au fonctionnement injuste et violent de la vie sociale et politique en Angleterre. Le pire, expose-t-il, est le cynisme des puissants et la lâcheté de ceux qui devraient les éclairer.

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Les grands propriétaires se tournent vers l’industrie lainière capitaliste. L’élevage intensif des moutons prive les paysans de leurs droits élémentaires et renchérit affreusement l’alimentation des citadins.

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Le luxe extrême qui s’impose au 16e siècle représente pour Thomas More la figuration exacte de la force inique et de l’arrogance sans limite des classes dirigeantes qui vivent du travail des autres.

L’île d’Utopie est l’exact contraire de l’Angleterre dont More dénonce l’inacceptable. Elle ignore la pauvreté car elle refuse l’argent, la propriété, la rente et fonctionne collectivement. Chacun travaille et reçoit ce dont il a besoin. La sobriété est la marque du logement, de l’habillement et de l’alimentation.

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Une ferme hamish en Pennsylvanie. L’économie d’Utopie repose sur l’agriculture. Tous prestent un service agricole.

Le vivre ensemble est la préoccupation première. Son harmonie passe par la planification dans toutes les matières. Chiffre de la population, âge du mariage, emplacement des cités, disposition des rues... Façon d’habiter, de se nourrir, de se vêtir, de se récréer, de se cultiver... Il faut éviter tout ce qui trouble la paix. Les Utopiens vivent dans la liberté religieuse. Le divorce éteint les conflits entre les conjoints. L’adultère est sévèrement puni. Les affaires politiques sont traitées en toute transparence.

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Comme à Teguise, dans les Canaries, les habitations d’Utopie sont fonctionnelles et sans ostentation.

 

 

 

Utopia est une île

 

Son nom, imaginé par Thomas More, signifie « nulle part ». Mais, nulle part n’est pas néant, manque ou échec. Ce lieu dit, au contraire, qu’il est possible de penser hors des limites et de rechercher ce qui n’existe pas encore. Il est l’horizon et l’aube.

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« Rêver des îles, avec angoisse ou joie, peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé qu’on est seul et perdu... Ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. » (Gilles Deleuze)

L’île est inséparable de l’horizon. More invite à le désirer là où il se situe vraiment : dans l’espérance et dans le projet. Toutes sortes de limites semblent barrer le chemin. Elles invoquent le réel alors qu’il s’agit de conventions qu’il faut pouvoir interroger.

L’insularité est un accélérateur d’imaginaire. Une mise à distance des expériences connues pour pouvoir rêver et penser. L’île, comme le désert, permet de s’absenter, de s’échapper, de gagner en autonomie. Ce n’est pas par hasard que deux des grands ouvrages de la Renaissance, Utopia et Le Quart Livre de Rabelais traitent de l’île.

L’île est souvent associée à l’espoir. Ulysse navigua dix années peuplées d’épreuves avant de retrouver sa patrie.

 

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Les vestiges du palais d’Ithaque.

L’île est une forme brève. Avec elle, on regarde les choses de plus près, de manière plus intense, avec une plus grande concentration. Thomas More a pu rassembler dans Utopie tout ce qui constitue une société.

L’île, quelquefois, horriblement, est utilisée pour enfermer et priver de tout horizon.

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L’île des morts, Arnold Bôcklin, 1880-1886

Île de Sakhaline, en Sibérie, où les tsars puis les soviétiques ont déporté en masse. Îles des relégations politiques au temps de la dictature des colonels en Grèce. Prison de Gorée, au large de Dakar, où les esclaves captifs attendaient leur déportation en Amérique.

 

 

2. PENSER, S’ENGAGER

 

L’Utopie puise son élan dans deux convictions primordiales pour les humanistes. Il faut interroger la sagesse des auteurs antiques. Il faut écrire pour échanger et débattre.

L’imprimerie (mise au point vers 1450) est sortie de l’enfance et porte une révolution de la communication et de la recherche. Les textes grecs et latins sont édités et circulent, tout comme les écrits novateurs. La République de Platon, L’Utopie de More, les Adages de Érasme et les récits des voyageurs se répandent à toute vitesse dans l’Europe entière.

Ne faut-il pas que le philosophe devienne conseiller ? Qu’il éclaire le prince. Qu’il siège dans les assemblées. Qu’il participe au gouvernement de la cité pour la conduire selon la justice et la connaissance. Platon le premier (du moins, par écrit) posa la question.

Thomas More, à son tour, l’adresse dans L’Utopie à son interlocuteur marin et philosophe, Raphaël. Et c’est elle, aussi, qui sous-tend L’Éloge de la folie de Érasme.

Écrire, c’est se retirer à la lisière pour mieux explorer et comprendre le monde. Chacun procède à sa façon. L’agitation d’un grand café est aussi propice qu’une chambre ou un ermitage. L’absence est moins physique qu’intérieure. L’écriture est une aventure intérieure. Elle rompt avec le connu pour découvrir l’inexploré. Elle le déplie dans les dimensions, sombres et lumineuses, de sa vérité.

 

 

3. CITÉS IDÉALES

 

Dans la Grèce primitive comme dans la Bible, la cité idéale exprime la nostalgie des premiers temps où les hommes vivaient en harmonie avec le cosmos, la nature et le divin.

Les religions monothéistes voient en elle une promesse. À la fin des temps, un nouveau Jardin d’Eden, lieu de délice et de perfection, est promis aux hommes qui auront mené une vie juste.

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Le Jardin des délices, Jérôme Bosch, 1503

 
Au 5e siècle, dans Rome près de sa chute, saint Augustin conçoit une cité idéale : la Cité de Dieu. Elle est avant tout un appel à la conversion des cœurs, au détachement vis-à-vis du monde. Dans les abbayes, les moines expérimentent une cité terrestre organisée au plus près du modèle de la cité céleste.

La Renaissance retrouve la pensée grecque et, avec elle, une certaine idée de la politique.

Platon et Aristote avaient cherché à construire la cité démocratique sur la raison. Les Romains, ensuite, avaient poussé très loin la pensée juridique sur la chose publique. Nourris de ces deux influences, les humanistes (plutôt versés vers la Grèce) et les juristes (plutôt Rome) entreprennent, à la fin du 15e siècle, la réflexion sur le fondement du pouvoir et son fonctionnement.

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L’Agora, au pied de l’Acropole, était à Athènes l’espace dédié à la discussion politique et la vie démocratique.

 

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Paris, Île de la Cité. Au sein du Conseil du roi qui se réunissait là, des juristes formés à l’université au droit romain posèrent, à la fin du Moyen Âge, les premières bases d’une théorie du bon gouvernement.

Au 17e siècle, la colonisation reproduit le vieux monde sur le continent américain. Mais quelques groupes traversent aussi l’océan pour fonder une autre société.

Les Jésuites organisent des missions en Amazonie à destination des Indiens. Ces « réductions » comme on les appelle, poussent très loin l’organisation égalitaire et collective.

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Mission jésuite San Javier, en Bolivie. Chaque mission est construite selon le même plan orthogonal et se règle sur le même programme. Un Indien, élu par ses pairs, est associé à son administration civile.

 

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Le Cap Cod, où le Mayflower aborda la Nouvelle-Angleterre. Des Calvinistes anglais fuient les persécutions religieuses dans leur pays et fondent des communautés en Nouvelle-Angleterre, au nord-est des actuels États-Unis. Parmi eux, les Puritains qui embarquent sur le Mayflower en 1620.

 

Dans la première moitié du 19e siècle, face aux bouleversements de la révolution industrielle, des intellectuels élaborent des modèles d’une contre-société socialiste qui transformerait peu à peu le système capitaliste de l’intérieur. Ils tablent sur le local, l’initiative individuelle et l’action mutualiste. Charles Fourier en France et Robert Owen en Grande-Bretagne sont les plus connus.

Quelques industriels concrétisent leurs idées dans la construction de cités ouvrières.

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Le Familistère de Guise (Aisne, France). 1858. On voit ici un des ensembles de logements pour les ouvriers de la fonderie de poêles de l’industriel Jean-Baptiste Godin qui a voulu appliquer le projet de Fourier et les principes coopératifs anglais. Le Familistère comporte aussi des magasins où les produits sont vendus au prix coûtant et dont les bénéfices sont répartis entre les acheteurs, des écoles, mixtes et obligatoires, un théâtre et une bibliothèque. En 1880, Godin transforma l'entreprise en coopérative de production et organisa la protection sociale et la retraite des ouvriers.
 

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La Cité radieuse à Marseille Elle est l’œuvre de Le Corbusier, édifiée entre 1947 et 1952. Bâtie sous forme de barre sur pilotis, elle cherche à concrétiser une nouvelle forme de cité, un « village vertical » appelé « unité d'habitation ». « Là où naît l'ordre, naît le bien-être », proclamait son concepteur.

 

Au 20e siècle, les réalités dans lesquelles évoluent les sociétés changent complétement d’échelle. Mondialisation de l’économie, interdépendance des politiques extérieurs, gonflement démographique, croissance vertigineuse des métropoles urbaines...

La guerre, en 1914, amplifie tout, avec dix millions de morts et le chaos qu’elle laisse dans beaucoup de pays. La tentation totalitaire monte un peu partout en Europe et triomphe en Union soviétique, en Italie, en Allemagne, ailleurs encore. Sa promesse, au prix de la répression politique et d’une uniformisation féroce, est que la société, enfin, connaisse la stabilité. Mais les choses ne tournent pas comme cela et tous les régimes totalitaires ont été pris dans de mortelles fuites en avant.

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