Comment lire avec les oreilles ?

LOUVAINS

Laurent Cohen, professeur de neurologie à l’Hôpital de la Salpêtrière, était invité par l’UCL, l’ambassade de France et le Goethe-Institut pour l’année Louvain des mondes numériques.

LOUVAIN[S] : Vous écrivez dans ‘L’homme-thermomètre’ que l'on n'est pas un mais multiple et que le cerveau est un agrégat de petites machines.

Laurent Cohen : Depuis le 19e siècle, on sait qu’un accident qui endommage une partie du cerveau entraîne des troubles bien particuliers selon la région atteinte. Chaque région remplit donc des fonctions spécifiques. Si une région est endommagée, il est rare que les autres puissent complètement prendre le relais. Chez les enfants, dont le cerveau est encore très plastique, cette compensation est meilleure.
Je donne souvent l’exemple d’une petite fille chez qui la région de l’hémisphère gauche qui sert à reconnaître les lettres a été retirée chirurgicalement à l’âge de 4 ans. Quand elle a appris à lire, le mécanisme de la lecture s’est parfaitement développé dans l’hémisphère droit. Et il ne faut pas oublier que ces petites 'machines' spécialisées ne travaillent jamais seules : toute activité, même simple, met en jeu de vastes réseaux de régions cérébrales qui communiquent et collaborent.

Comment l'enfant apprend-il à lire ?

L.C. : Le cerveau d’un enfant qui vient au monde est identique à celui d’un enfant né il y a 20 000 ans, alors que la lecture date, elle, d’il y a 5000 ans. Par conséquent, l’enfant qui apprend à lire recycle et adapte deux systèmes cérébraux avec lesquels il est venu au monde : le système visuel, qui doit apprendre à reconnaître les lettres, et le système du langage, qui doit apprendre à transformer ces petits signes en mots, avec leurs sons et leur sens.

Peut-on voir des différence entre le cerveau d'adultes sachant lire et d'autres illettrés ?

L.C. : L’ imagerie cérébrale met en évidence des différences de fonctionnement, mais aussi de subtiles différences anatomiques. Ainsi, mieux vous savez lire, plus se développe un faisceau de substance blanche, le faisceau arqué, qui, dans le cerveau, relie les régions visuelles aux régions du langage. Le fait de savoir lire entraîne aussi des modifications des capacités visuelles qui débordent du cadre de la lecture.

Votre dernier livre s'intitule ‘Comment lire avec les oreilles’. Pourquoi ?

L.C. : C’est le titre d’un chapitre du livre consacré à des travaux menés chez des aveugles qui ont appris à lire en passant par des descriptions auditives de la forme des lettres. On constate qu’ils utilisent exactement les mêmes régions du cerveau que les sujets qui recourent à la reconnaissance visuelle des lettres. Le cerveau s’accommode au mieux de la privation d’informations…

Plus généralement, dans quelle mesure le cerveau s'adapte-t-il ?

L.C. : Le cerveau se modifie tout au long de la vie. On peut comparer les neurones non pas à des petits cristaux, mais plutôt à des petites pieuvres dont les tentacules tâtonnent, se touchent, se séparent. Le support matériel Alexis Haulot des connaissances change.

Quel est l'impact des nouvelles technologies sur le cerveau ? On dit qu'il se transforme déjà...

L.C. : Je ne pense pas que le cerveau, tel qu’il est à la naissance, s’adapte si rapidement. Ceci dit, je suis plutôt optimiste. Quand on a inventé l’imprimerie, la libération de notre mémoire cérébrale en faveur d’une 'mémoire externe', constituée par les livres, a donné lieu aux mêmes craintes. Les nouvelles technologies constituent une prothèse de mémoire remarquable. Cela changera notre manière de réfléchir, de travailler. Mais je ne vois pas en quoi cela appauvrirait le cerveau.

> https://uclouvain.be/lecture-sciences-cognitives

Laurent Cohen est l’auteur notamment de 'L’homme-thermomètre' (2003), 'Pourquoi les filles sont si bonnes en math' (2012) et 'Comment lire avec les oreilles' (2017), ouvrages parus chez Odile Jacob.

Dominique Hoebeke
Cheffe info UCL

 

Crédit photo : Alexis Haulot

Article paru dans le Louvain[s] de décembre 2017-janvier-février 2018