Gilets jaunes, vague verte et... élections

LOUVAINS

On lit tout et son contraire à propos des gilets jaunes. Comment appréhender ce mouvement ? Quels liens avec #MeToo ou les marches pour le climat ? Faut-il être inquiet pour la démocratie ? Trois politologues apportent leur éclairage dans la perspective des prochaines élections. Benoît Rihoux tire un fil rouge depuis le mouvement blanc jusqu’à nos jours. Min Reuchamps pense, quant à lui, que les nouvelles technologies peuvent apporter du souffle à la démocratie. Speranta Dumitru fait, elle, une analyse approfondie des gilets jaunes.

Gilets jaunes, climats, #MeToo et... mouvement blanc

Quand on évoque les gilets jaunes et les prochaines élections, Benoît Rihoux, professeur au Centre de science politique et de politique comparée (CESPOL) de l’Institut de sciences politiques Louvain-Europe (ISPOLE), prend de la hauteur et pointe quatre phénomènes récents. « Le premier, c’est la dynamique #MeToo qui a émergé il y a environ deux ans. Ce n’est pas un mouvement social classique puisqu’il n’a pas de revendications strictement politiques mais plutôt des revendications sociétales issues de différents lieux et milieux. Cette dynamique a pénétré le corps social et elle a (re)mis les relations homme/femme à l’agenda. »

Le 2e phénomène, c’est la dynamique autour du climat et, plus généralement, des questions environnementales, qui correspond à un cycle plus long. Très présente au tournant des années 1990, elle est revenue depuis 4 ou 5 ans et s’impose aujourd’hui bien au-delà des cercles militants. Le 3e ? La solidarité autour des migrants illégaux, par exemple via le développement de la Plateforme citoyenne qui, à côté de l’entraide, porte des revendications sociales et politiques. Enfin, le 4e mouvement est celui des gilets jaunes, de nature très différente.

Enjeux de sens versus enjeux socio-économiques

« Alors que #MeToo et le climat pointent des enjeux de sens – en Belgique, l’aspect économique n’est pas prioritaire en matière de climat –, les gilets jaunes s’attaquent à des enjeux clairement socio-économiques pour des groupes sociaux soit défavorisés, soit appartenant à la part inférieure de la classe moyenne. En Belgique, c’est la ‘Wallonie du charbon’ avec des zones économiques qui restent moins prospères et, dans le chef des gilets jaunes, une demande de redistribution des richesses et une certaine défiance vis-à-vis des élites et du système. »

Pour Benoît Rihoux, le fil rouge de ces mouvements est la globalisation et les clivages qu’elle fait émerger : est-ce bon ou pas sur le plan culturel et économique ? Détruit-elle ou crée-t-elle de l’emploi ou les deux à la fois ? « Elle a en tout cas créé de nouvelles polarités dans la société, ce qui met les partis classiques en difficulté. Autant le PS, le MR ou le cdH peuvent se positionner avec un discours fondé sur les enjeux socio-économiques, autant ils sont mal pris sur les grands enjeux culturels qui ne les ont pas structurés. » Cela engendre d’ailleurs des tensions au sein des partis entre ‘progressistes’ et ‘conservateurs’. C’est différent pour Écolo et Groen qui se sont constitués autour de ces enjeux, même s’ils n’en sont pas les propriétaires uniques. « En science politique, on parle d’Issue ownership, la propriété des enjeux. Chaque parti ‘possède’ un enjeu – le nationalisme, la défense des ouvriers, celle des indépendants, ou encore l’environnement et la qualité de la vie – et c’est ainsi que c’est largement perçu par les citoyens/électeurs. Dès lors, même si tous les partis essaient d’être crédibles sur tous les sujets, ‘on vote plus pour l’original que pour la copie’. »

Maltraitance et rapport au corps

Benoît Rihoux pointe aussi la présence des femmes dans ces mouvements. « Sans avoir fait d’analyse approfondie, je constate qu’il y a une proportion importante de femmes dans les mouvements climat et #MeToo. C’est réjouissant parce que les mouvements sociaux ont longtemps été principalement masculins. » Déjà au moment de l’affaire Dutroux, remarque-t-il, on comptait plus de 60 % de femmes dans le mouvement blanc. Et déjà l’enjeu de la maltraitance était en filigrane. « Pour moi, l’impact fondamental du mouvement blanc a été une prise de conscience partielle d’enjeux restés largement cachés, tabous, liés à la violence faite aux femmes et au corps. Le lien entre cette vague-là et #MeToo est selon moi très clair : c’est l’enjeu du rapport au corps et à la violence symbolique et physique. »

3 000 élèves anticipent les élections

Les 20 et 22 mars 2019 à Louvainla- Neuve et Mons et le 20 mars à Bruxelles (Université Saint- Louis), 3 000 élèves de fin de secondaire de toute la Fédération Wallonie-Bruxelles participeront à une matinée de sensibilisation aux élections (enjeux, modalités pratiques, impact du vote sur la répartition des sièges,…). Ils participeront aussi à une simulation pratique de vote et découvriront le ‘Test électoral’ en ligne développé par ISPOLE (Pr Benoît Rihoux) en collaboration avec l’Universiteit Antwerpen et différents partenaires médias dont la RTBF et La Libre. Cet outil sera rendu accessible au grand public début avril.

Dominique Hoebeke
Cheffe info UCLouvain


Interroger la démocratie

« La démocratie est pleine de paradoxes », avance Min Reuchamps, politologue et professeur à l’UCLouvain. « Elle est basée sur la participation mais celle-ci est toujours minoritaire, tout le monde ne participe pas. » Du coup, une mobilisation comme celle des gilets jaunes surprend compte tenu du ‘ronron démocratique’ alors que « la liberté d’association et des mouvements ont toujours existé. » La démocratie est-elle le régime le plus efficace ? « Elle tente d’apaiser les conflits mais pas de les résoudre définitivement. Je dirais qu’elle met de l’huile dans les rapports humains et qu’elle est là pour rendre les gens un peu moins malheureux alors que les régimes autoritaires prétendent, eux, faire leur bonheur. »

Un mouvement comme les gilets jaunes bouscule la démocratie mais d’autres signes indiquent qu’elle doit être interrogée : le taux d’abstention est la marque la plus visible, même quand le vote est obligatoire ; les indicateurs de confiance dans les institutions ont baissé, vis-à-vis des médias aussi ; enfin, les initiatives citoyennes montrent qu’il y a une volonté de ‘faire autrement’ que les professionnels de la politique.

Nouvelles technologies

Assistera-t-on à une vague verte et une vague jaune le 26 mai prochain ? « Il est probable qu’il y aura une forte coloration verte et une montée des politiques radicales, de droite et de gauche », estime Min Reuchamps pour qui les gilets jaunes ne sont pas nécessairement synonymes de repli sur soi. Mais peut-on encore, au 21e siècle, déléguer son pouvoir pour 4 ou 5 ans ? Le politologue est convaincu que passer par des représentants ne suffit plus, tout en pointant les risques d’un usage instrumental du referendum (comme ce fut le cas du Brexit) et les avantages de la démocratie participative et surtout délibérative. Les nouvelles technologies permettront certainement demain aux citoyens de déléguer leur voix à des personnes différentes selon des thèmes différents, avec l’aide des cryptographes chargés de sécuriser ces processus. « Les nouvelles technologies peuvent polariser, mais elles peuvent aussi ouvrir le jeu », affirme Min Reuchamps. D.H.

> uclouvain.be/ispole

Jeunes et régionales bruxelloises

‘Jeunes et Régionales 2019’ est un projet porté par l’UCLouvain, l’ULB et la VUB avec 1 000 élèves de fin du secondaire d’écoles bruxelloises. Ceux-ci ont analysé des débats relatifs à six thèmes, interrogé des acteurs politiques et condensé leurs analyses et opinions en vidéo, texte, billet radio,… à paraître dans les médias. Deux dates à retenir :

  • 25/04/19 : 200 jeunes débattront au Parlement bruxellois de propositions visant à donner plus de place aux jeunes dans la démocratie bruxelloise.
  • 8/05/19 : événement de clôture à la galerie Ravenstein où leurs productions seront présentées.

> uclouvain.be/jeunes-et-regionales-2019


« Un mouvement lancé à l'extrême droite légitimé par la gauche »

Face aux populistes, les partis classiques devront redoubler d’efforts. Maître de conférences en Science politique à l’Université Paris Descartes, Speranta Dumitru analyse les effets du mouvement français des gilets jaunes.

Louvain[s] : Les gilets jaunes, dites-vous, est un mouvement populiste parce qu’il réduit la politique à une opposition entre peuple et élites. Tous ces manifestants sont-ils populistes ?

Speranta Dumitru : Oui, avec des motivations opposées. Les initiateurs du mouvement étaient animés par un populisme fiscal en s’opposant à une augmentation très faible de la taxe écologique (6 centimes pour le diesel, 3 centimes pour l’essence). Leur ‘ras-le-bol fiscal’ a été soutenu par les leaders d’extrêmedroite, Marine le Pen (Rassemblement National), Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) et de droite Laurent Wauquiez (Les Républicains). Mais les leaders de gauche ont transformé le populisme fiscal en un populisme social. Le Parti Socialiste et la France Insoumise ont légitimé le mouvement en détournant son sens : le ‘ras-lebol fiscal’ devient une demande de ‘justice fiscale’ et de ‘pouvoir d’achat’ – à laquelle tout le monde pouvait se rallier contre Macron. C’est la première fois qu’un mouvement lancé par l’extrême-droite est légitimé par la gauche. Mais aujourd’hui, les deux camps de gilets jaunes s’agressent dans la rue.

Le mot populisme est péjoratif. A-t-il aussi une signification positive ou neutre alors qu’il est une menace pour la démocratie ?

S.D. : Le mot ‘populisme’ est neutre en science politique, mais son usage péjoratif dans le débat public empêche de comprendre sa signification. Le populisme se définit comme une idéologie qui moralise l’ antagonisme, en opposant le ‘peuple pur’ à une minorité, souvent ‘l’élite’, accusée de trahir le peuple. L’ antagonisme peut-il être positif ? Certains le valorisent explicitement, comme Chantal Mouffe qui défend un populisme de gauche. D’ailleurs, le vocabulaire de la gauche, surtout marxiste, parle de ‘lutte’ ou des ‘combats’ sociaux qui exigeraient un ‘rapport des forces’, plus que de la délibération. Or, la démocratie n’ est pas une guerre : on prend une décision collective en essayant de convaincre, sans vouloir anéantir l’opinion adverse. La reconnaissance du pluralisme de valeurs fait de la démocratie l’exact opposé de la guerre.

Comment défendre la démocratie quand la force d’attraction du groupe est irrésistible ?

S.D. : Le danger est que nous sommes aussi attirés par la négativité. Avec les réseaux sociaux, nous sommes constamment en proie à la contagion émotionnelle et à la conformité au groupe par crainte d’en être exclus. Mais il y a des côtés positifs : par exemple, lors des attentats terroristes de 2016 en Belgique, les gens ont diffusé des images de chats sur Twitter. Ils ont utilisé la contagion émotionnelle et le biais de conformité en invitant à garder le calme et à réfléchir aux conséquences de nos actions. Or, cette force de caractère est rare car la négativité est plus attractive que la prudence.

La science politique peut-elle encore travailler sans tenir compte des émotions ?

S.D. : Les études sur l’opinion publique le font déjà mais leurs explications sont souvent à l’ancienne. Par exemple, on se demande si l’aversion à l’immigration s’explique par la détérioration objective de la situation économique alors que l’on sait que la perception de l’immigration est biaisée et qu’elle est surestimée par la population de nombreux pays européens.

Quel lien feriez-vous entre gilets jaunes et le mouvement #MeToo ?

S.D. : Il y a beaucoup de différences même s’il y a contagion dans les deux cas. D’abord, sur les revendications : les gilets jaunes est un mouvement populiste dirigé ‘indistinctement’ contre les élites et avec des revendications opposées, alors que #MeToo a visé des personnes ‘particulières’ qui ont commis des torts identifiables. Ensuite, aucune réponse politique ne satisfait les gilets jaunes car leurs revendications sont contradictoires, tandis que des réponses législatives ou juridiques satisfont #MeToo. Enfin, les moyens employés : on estime que 80 parlementaires français ont été menacés ou attaqués alors que les #MeToo n’ ont fait que rendre publique une information jusqu’alors privée, sans aucune violence physique.

Quel impact pourrait avoir le mouvement des gilets jaunes sur les élections européennes ?

S.D. : Les populistes d’Italie (Salvini et di Maio) ont explicitement appuyé le mouvement français. On peut se réjouir que l’Europe fonctionne déjà de façon transnationale mais regretter l’absence de plateforme politique et des revendications contradictoires. Comme il est plus simple de rassembler autour d’un message d’antagonisme que d’un programme cohérent, les partis classiques devront faire preuve de sens du compromis pour élaborer des propositions faisables à l’échelle européenne. D.H.

Ancienne chercheuse en post-doctorat à la Chaire Hoover de l'UCLouvain, Speranta Dumitru est maître de conférences en Science politique à l'Université Paris Descartes. À lire, deux tribunes de Speranta Dumitru publiées sur le site The Conversation :

> https://theconversation.com/quest-ce-quun-mouvementsocial-populiste-comprendre-les-gilets-jaunes-109411
> https://theconversation.com/gilet-jaune-la-majorite-desfrancais- fait-partie-des-10-les-plus-riches-au-monde-110665

L'UCLouvain informe les jeunes

Infos pratiques, enjeux, etc. : les experts UCLouvain répondent à toutes les questions que se posent les jeunes à l'approche des élections.
> www.uclouvain.be/elections2019

Crédits photos : Marie Coppin, Alexis Haulot

Article paru dans le Louvain[s] de mars-avril-mai 2019