Rentrée académique 2018 : sous le signe de la culture numérique

Le monde numérique et globalisé dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui se fonde sur « l’extraordinaire multiplication des vecteurs d’information […] et l’établissement de réseaux stables de communication qui tissent à la surface de la planète une sorte de gigantesque système nerveux exogène.
Nous nous trouvons ainsi de plus en plus immergés dans un flux de messages qui nous arrivent de partout […].
Le monde devient comme un immense village où chacun sait à chaque instant ce que font tous les autres membres de la collectivité.
Par le fait même, se créent et se renforcent des solidarités qui s’établissent par-dessus les barrières traditionnelles de la distance, de l’ignorance, de l’incompréhension, du malentendu, voire du mépris. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les divisions et les oppositions sont en passe d’être surmontées. » Ces quelques phrases ne sont pas de moi. Elles ont été rédigées par le Professeur Jean Ladrière, philosophe et mathématicien de notre Université, et citées par Monseigneur Massaux lors de son discours de rentrée académique de notre Alma Mater en 1983.
Cette référence à un discours visionnaire d’il y a tout juste 35 ans permet d’inscrire la réflexion sur la thématique des mondes numériques qui nous réunit ce soir dans une perspective historique.
Cette citation nous rappelle que nous ne sommes pas dans une rupture mais bien dans une transition sociétale qui s’est formidablement accélérée ces dernières années.

Monseigneur,

Messieurs les Ministres d’Etat, Excellences, Messieurs les Ambassadeurs,

Madame et Messieurs les Ministres,

Madame la Rectrice, Messieurs les Recteurs,

Mesdames et Messieurs les Directeurs-présidents,

Mesdames, Messieurs, chers amis de l’Université,

Chers collègues, chères étudiantes et chers étudiants, chers diplômés,

Les universitaires sont tenus, aujourd’hui plus que jamais, de réfléchir aux transformations numériques pour comprendre ce que signifient ces cultures digitales, cet humanisme numérique conceptualisé par Milad Doueihi ; pour favoriser le contrôle des évolutions technologiques, comme le fait Mitchell Baker au sein de la Fondation Mozilla ; pour utiliser ces formidables outils au service du partage des connaissances, comme l’a popularisé Anant Agarwal grâce à la plateforme d’apprentissage en ligne edX.

Milad Doueihi, Mitchell Baker, Anant Agarwal, we are all very honored to have you here with us, today, tomorrow but also for the years to come. Starting from today, you are here at home. Welcome to Louvain !

Les questions soulevées par les transformations numériques sont nombreuses, les craintes et les espoirs aussi.
Les enjeux technologiques, sociaux, économiques et politiques, sont considérables dans de nombreux domaines : transformation des espaces publics et des ressources énergétiques, modalités d’une économie virtuelle comme en témoignent les débats actuels des « crypto monnaies », e-commerce, changements dans l’organisation du travail avec des entreprises comme Uber ou Airbnb ou encore gestion globale des dossiers médicaux. Nos Cliniques universitaires Saint-Luc mettent ainsi en place le projet TPI2 (Trajet patient intégré et informatisé) : une plateforme qui centralisera les informations aujourd’hui dispersées et qui proposera des moyens de communication nouveaux avec les patients et les médecins. Ces transformations numériques annoncent aussi l’arrivée progressive de l’intelligence artificielle dans le secteur médical, en proposant une aide au diagnostic, basée sur l’analyse comparée de milliards de données collectées auprès de millions de patients. Et elle s’accompagne d nouvelles questions sur le partage de données médicales.
La révolution numérique et l’intelligence artificielle augurent encore, sur le terrain juridique, de l’émergence d’une justice prédictive, qui serait prometteuse d’immédiateté, d’égalité et de transparence, voire d’infaillibilité. Mais par qui, pour qui et comment seront conçues ces nouvelles règles ? Où ces transformations nous mèneront-elles ?

C’est la mission de l’université de réfléchir à ces évolutions, de mesurer les bénéfices comme les risques de ces technologies disruptives et de les centrer sur l’humain.
Dans le projet Louvain 2020 qui définit nos lignes stratégiques, nous nous sommes clairement inscrits, à l’UCL, dans une politique qui nous incite à saisir les opportunités offertes par le numérique afin de favoriser la création, la diffusion et l’acquisition de connaissances.

Cela se traduit par l’utilisation privilégiée de logiciels open source, la volonté de soutenir les publications scientifiques en accès libre au sein de l’université comme auprès des UCL – DHC 2018 | Discours prononcé par V. Blondel, recteur - 3 - éditeurs, et un engagement déterminé pour une open education offerte à tous nos étudiants et au monde extérieur. Songeons par exemple à ce projet tout récent et puissamment symbolique que mènent ensemble les bibliothèques de l’UCL et de la KU Leuven. Il s’agit de numériser des collections d’ouvrages séculaires arbitrairement coupées en deux lors du douloureux épisode du Walen Buiten d’il y a tout juste un demi-siècle.

Oui, le numérique s’invite aujourd’hui à l’Université ; alors réservons-lui un accueil universitaire.

Les choix que nous posons doivent être faits en examinant de manière critique les implications technologiques, sociales, politiques et économiques. Des recherches menées aujourd’hui par des chercheuses et des chercheurs de l’UCL portent, par exemple, sur des questions éthiques relatives à nos libertés démocratiques dans un monde digital dénationalisé, sur les droits de propriété intellectuelle, sur les risques politiques qui découlent de l’hégémonie d’entreprises privées, sur nos modes de consommation de biens et de services ou encore sur la mutation des métiers et des emplois. La gestion des big data, à laquelle nous sommes particulièrement attentifs puisque nous venons d’ouvrir, cette année, trois programmes qui y sont spécialement dédiés, ne peut se développer sans une réflexion critique sur la gouvernance algorithmique. Le collaborations avec les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pour développer de nouveaux outils technologiques ne peuvent être envisagées sans faire l’analyse de leur rôle économique et politique dans l’expansion de la société de la connaissance, ou dans l’exploitation commerciale de nos données. Le développement des techniques de cryptage, qui repose sur une tradition de recherche que nous avons mise en scène récemment au Mundaneum à Mons, ne peut se faire sans qu’on en mesure les dangers pour la protection de la vie privée.

Le passage à un modèle de société numérique, qui transforme même la création artistique comme l’illustre Nicolas Maigret, l’artiste en résidence à l’UCL cette année, peut être l’occasion de nouvelles formes d’émancipation, mais aussi de nouvelles formes d’asservissement et de contrôle social. C’est devant de vrais choix que nous nous trouvons aujourd’hui. Pour nous aider à les poser en connaissance de cause, nous avons choisi d’honorer ce soir deux acteurs et une actrice majeurs de la société numérique. Tous trois ont fait le pari de penser et d’agir sur cette société numérique de manière volontariste et libre, en utilisant les opportunités offertes par les technologies au service d’un projet collectif, partagé, démocratique, destiné à améliorer le vivre-ensemble et à développer notre ouverture au monde et aux autres. Au nom de l’UCL, je les remercie de cet investissement positif, sans crainte mais aussi sans naïveté. Ils nous montrent la voie à suivre sur cette ligne de crête difficile à trouver quand nous cheminons, non pas dans l’univers unidimensionnel de la technologie, mais bien dans la pluralité des mondes numériques.

Leur expérience nous invite à la mesure.

La mesure qu’il nous faut prendre tous ensemble, forts de notre richesse interdisciplinaire, des acquis, des promesses mais aussi des parts d’ombre d’un siècle éclairé par des lumières nouvelles. La mesure qu’il nous faut aussi garder, entre engouement et circonspection, devant toute forme de révolution.

Notre Université fut, à sa mesure de l’époque, actrice de la révolution industrielle. Je forme le voeu qu’aujourd’hui, en confiance et avec intelligence, elle s’engage pleinement à la hauteur des défis de la révolution numérique.