Entre poésie et subversion
Peut-être avez-vous découvert, le long du Boulevard Baudouin Ier, à Louvain-la-Neuve, une étonnante sculpture devant le tout nouveau bâtiment ING. Cette œuvre en béton a été réalisée par l’artiste belge Adrien Tirtiaux. Son titre ? « Endless Column ». Elle évoque, non sans ironie, l’idée d’une croissance infinie. Dans le jardin d’une banque, cela ne manque pas de sel. Rencontre avec ce créateur aux multiples facettes.
Propos recueillis par Frédéric Blondeau
Après avoir terminé un cursus à la Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme de l’UCLouvain à Louvain-laNeuve, vous avez étudié la sculpture et la performance à l’Akademie der Bildenden Künste de Vienne. Pourquoi ce changement de cap ? Quel a été le déclic ?
AD Le fait de vouloir produire quelque chose d’artistique a toujours été dans un coin de ma tête. Il est vrai que ma mère est artiste peintre et que je fais de la BD depuis tout petit. J’ai d’ailleurs hésité tout un temps entre l’étude de la bande-dessinée à Saint-Luc et mes études d’ingénieur architecte. J’avais aussi envie de peindre. J’ai finalement beaucoup apprécié mes études d’architecture, mais je ne me voyais pas travailler tout de suite dans un bureau d’architecte. Il m’a semblé que je m’épanouirais davantage dans le domaine artistique. L’autre paramètre déterminant, c’est que j’ai effectué un Erasmus en Allemagne pendant mes années d’architecture et que j’y ai découvert un système d’enseignement plus flexible permettant d’étaler ses études et de ne pas entrer tout de suite dans le monde du travail. Je me suis dit assez naturellement qu’avant de me lancer dans une carrière d’architecte, je ferais bien un an ou deux aux Beaux-Arts pour élargir mes compétences. Le hasard des calendriers d’examens d’entrée m’a amené à Vienne.
Comment vos études d’architecture nourrissent-elles votre travail artistique ?
AD D’un côté mes études m’ont apporté un propos, quelque chose à dire, en tout cas dans le domaine de l’architecture. J’ai expérimenté à la Faculté LOCI divers aspects du domaine de la construction et, notamment, comment appréhender l’espace. J’ai aussi développé un intérêt et des compétences pour les assemblages techniques. D’un autre côté, comme artiste, je travaille toujours un peu comme un architecte. C’est propre à ma pratique. Je ne suis pas le genre d’artiste qui va dans son atelier et qui fait sortir des choses à partir de rien. Comme un architecte, je travaille avec un site donné, avec une série de paramètres. On me demande une intervention dans l’espace et j’essaie de trouver une réponse appropriée.
Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment avec du sculptural, avec du plastique, on peut évoquer des problèmes de société qui sont de l’ordre du vivre ensemble.
Qu’est-ce qui caractérise votre travail ? Quel est votre propos ?
AD Mon travail est avant tout un travail sur l’espace. Je commence par regarder dans un espace donné ce que celui-ci dit du contexte historique, politique, culturel et sur la société dans laquelle on vit. Je construis ensuite des dispositifs par lesquels j’essaie de saisir et de transformer notre rapport à l’environnement. Mes installations, interventions spatiales et performances peuvent prendre des formes variées, mais elles résultent toujours d’une analyse précise du contexte dans lequel elles se situent. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment une construction physique renvoie de manière métaphorique à des processus constructifs qui interrogent la manière dont notre société se développe et les relations des gens entre eux. Laissez-moi vous donner un exemple. Il y a une dizaine d’années, aux Pays-Bas, alors que le nouveau gouvernement d’alors avait opéré de grosses coupes dans le budget culturel, j’avais été invité à intervenir dans un centre d’art. J’ai adressé un courrier à la vingtaine d’employés de ce centre d’art qui allait voir son budget raboté de 25% (!). Je leur ai dit que je voulais construire dans tout leur bâtiment une structure qui allait obstruer 25% de l’espace. La construction prendra deux mois, les ai-je prévenus, et à la fin vous aurez un quart d’espace en moins. Vous allez devoir bouger vos armoires et vos bureaux car « la coupe » doit passer. Ils ont d’abord réagi de manière violente, du genre on a déjà assez de soucis et tu viens nous emm… en plus avec ça ! J’ai finalement réussi à les embarquer dans l’opération comme dans un jeu. Ils se sont rendus compte que le fait d’être confrontés à quelque chose de physique qui symbolisait la perte d’un quart de budget permettait de libérer la parole et d’oser parler du problème de restructuration plus général auquel ils allaient être confrontés. Et ce que j’ai commencé à construire correspondait physiquement à toute une série de problèmes très concrets auxquels on doit faire face lors d’une restructuration. Ce dispositif a obligé l’équipe à se montrer pragmatique et à trouver de nouvelles solutions dans tous les domaines. En fait, c’est ça qui m’intéresse. C’est voir comment avec du sculptural, avec du plastique, on peut évoquer des problèmes de société qui sont de l’ordre du vivre ensemble.
On caractérise volontiers votre travail de poétique ou d’ironique…
AD Il y a souvent de l’humour ou de l’ironie et, c’est vrai, une certaine forme de poésie parce que ça correspond au regard que je porte sur le monde. Mais ce n’est pas tout le temps, ça dépend des projets et de ce que j’ai à dire sur leur contexte. Ce qu’il y a à tous les coups, il me semble, c’est le rapport à l’espace.
Ce qui caractérise aussi votre travail, c’est que vous faites appel à d’autres médiums que ceux de l’architecture, comme par exemple la bande-dessinée.
AD Dans les arts visuels, c’est assez courant que les artistes parlent de cinéma, de littérature, de philosophie et fassent de la musique en même temps. Moi j’ai plutôt grandi, comme beaucoup de gens en Belgique, avec la bande-dessinée comme culture marquante. J’ai retrouvé des BD que j’avais dessinées quand j’avais 7 ans. Quand j’ai commencé mes études d’art, j’ai séparé les deux : je faisais des installations à l’Académie et je faisais des bandesdessinées qui étaient publiées dans des magazines locaux. À un moment je me suis dit : pourquoi séparer ces deux activités ? Peut-être puis-je aussi intégrer la BD dans mes installations et ma pratique artistique. C’est ce que j’ai fait. Au début, ce n’était pas toujours bien compris parce qu’on aime bien les catégories nettes et que la BD est un art souvent jugé secondaire. Mais comme souvent, quand on fait quelque chose de manière conséquente, on arrive à convaincre son public. En fait, je vois beaucoup de liens entre la bande-dessinée et l’architecture. Faire une BD, c’est organiser le temps dans l’espace. En fonction de la manière dont on va agencer les cases sur la page, il y a toute une temporalité qui va se mettre en place. Et l’architecture, c’est ça aussi. C’est pouvoir créer une dramaturgie à partir d’un agencement de l’espace. Quand on voit des projets de Le Corbusier, il fait des bandes dessinées pour montrer à ses clients : regardez, votre maison, elle sera comme ça. On va entrer ici, on va découvrir cela, etc. Quand on fait une BD, sur la dernière case de la page de droite, il faut amener de la tension pour inciter le lecteur à tourner la page. De même, en architecture, les portes et les passages sont des moments où on essaie de créer une sorte de tension pour amener le spectateur à vouloir découvrir ce qu’il y a plus loin. De par mon intérêt pour les deux disciplines, on peut dire que ma pratique est marquée par le dialogue entre ces deux domaines.
Parlez-nous de l’œuvre installée devant le bâtiment ING.
AD Un premier croquis de cette œuvre remonte à 2016. J’étais en résidence à Sao Paulo au Brésil où il y a beaucoup de bâtiments iconiques en bêton. Et c’est là que j’ai commencé à travailler avec du bêton moi-même. Ce qui m’a fasciné dans la façon de travailler ce matériau au Brésil, c’est qu’on travaille souvent avec du bêton brut dont le dimensionnement est beaucoup plus fin que chez nous. Au bout de 40 ou 50 ans, ces constructions sont souvent très abimées, on ne sait pas trop s’il s’agit de bâtiments en ruine ou en cours d’édification. Si on ajoute à cela une végétation foisonnante qui évoque la jungle, tout un imaginaire autour du bêton en ruine s’est ouvert à moi. J’ai réalisé à l’époque un croquis où j’imaginais une colonne en bêton, qu’on essaierait de faire croître vers le haut en coulant toujours plus de bêton par-dessus et qui serait en même temps déjà une ruine et s’écroulerait à sa base. Une sorte de colonne sans fin dont le processus pourrait continuer infiniment. J’en ai fait un prototype tout en me rendant compte que pour réaliser cette sculpture il me faudrait travailler avec un ingénieur, un entrepreneur et donc avoir un vrai budget. Et ici à Louvain-la-Neuve, on m’a proposé un vrai budget. En plus, devant les nouveaux bureaux d’ING, cette idée de colonne, de croissance sans fin entrait bien en résonnance avec une banque. Il y a là un petit côté subversif qui me plaît assez. Le but de l’art, au final, c’est de faire un commentaire sur la société dans laquelle on vit. Après, ça reste gentil… La force du capitalisme, c’est de tout récupérer, même la critique du capitalisme. Donc on est dans une sorte de jeu, c’est assez amusant : il y a à travers cette œuvre une critique de « l’institution », tout en sachant que cette subversion mesurée arrange aussi l’institution et que les gens d’ING trouvent intéressant voire sexy que cette œuvre soit là.
Que doit être l’art urbain, l’art public aujourd’hui ?
AD Quand on place une œuvre à un endroit, ce n’est jamais anodin. Il y a longtemps qu’on n’est plus dans l’ornemental et les enjeux sont autres que simplement décorer un espace. L’espace public, c’est un domaine politique où chacun peut s’exprimer, où se font les relations sociales. Je me dis que c’est une chance énorme pour les artistes de pouvoir utiliser cet espace pour dire quelque chose aux gens ou les faire réfléchir sur la société. Ainsi, quand on me propose d’installer une œuvre devant le siège d’une banque, c’est l’occasion de questionner par exemple la manière dont le pouvoir financier prend aujourd’hui l’ascendant sur le pouvoir politique. C’est plus excitant que de faire une intervention sur un rond-point où on attend seulement un signe distinctif ou une ornementation. La force d’une œuvre d’art public réside dans le fait qu’elle offre plusieurs couches de lecture. Moi, ce que je recherche, c’est d’apporter un contenu, une réflexion, tout en veillant à la qualité de la facture de l’œuvre et à l’émotion qu’elle peut éventuellement susciter. Un art purement conceptuel, comme on l’a pratiqué dans les années 70 et 80, c’est souvent un peu ennuyeux… Une dimension ornementale n’est pas à rejeter car elle peut aider le public à s’approprier l’œuvre, mais elle ne peut pas être que cela. Il me semble qu’une œuvre est réussie quand il y a deux ou trois manières de la percevoir qui peuvent se compléter.
Objectif terre
En plus de la réalisation d’une sculpture dans le Parc Scientifique, l’artiste Adrien Tirtiaux participe, à la demande de la commission des œuvres d’art et d’UCLouvain Culture, à un projet de sculpture qui suscite la rencontre et la collaboration de nombreux acteurs membres de l’université : des chercheur·ses, des enseignant·es, des étudiant·es, des ex-étudiant·es, fréquentant généralement des mondes différents. L’architecture, le développement durable, la physique des matériaux, la géologie, les arts plastiques sont convoqués dans ce projet ouvert au grand public dont, bien sûr, l’ensemble de la communauté universitaire. Le projet « Objectif Terre », porté par Scienceinfuse avec la complicité de Archisanat asbl, introduit à l’univers des matériaux bio-sourcés et à une culture constructive qui permet d’ « habiter le monde » en harmonie avec tous les êtres vivants. La sculpture qui sera réalisée, dans le cadre du Printemps des Sciences en mars 2022, revêt une dimension esthétique évidente, une dimension culturelle par son lien aux œuvres architecturales traditionnelles et contemporaines en terre crue, ainsi qu’une dimension technique par les différentes techniques de construction en terre utilisées et présentées. Infos et inscriptions