Rencontre avec Bernard Foccroulle

"L’humanité affronte un péril global sans précédent et elle peine à s’y préparer"

 

Propos recueillis par Frédéric Blondeau

Le 15 février prochain, Bernard Foccroulle, ancien artiste en résidence à l’UCLouvain, recevra les insignes de docteur honoris causa de l’UCLouvain et de la KULeuven. « Voir loin, être proche. Multiplicité des cultures, universalité des droits », tel est le thème retenu par les deux universités soeurs pour cette édition 2024 qui s’inscrit dans la dynamique du 600e anniversaire de notre université. Outre le talent et le parcours du musicien, compositeur et directeur d’opéra, c’est son engagement fort en faveur de la démocratie qui est ici reconnu.

Il y a 30 ans, vous avez fondé avec quelques dizaines d’artistes et de responsables d’institutions culturelles belges soucieux·ses de redonner à l’art et à la culture une place centrale dans la société, le collectif « Culture et Démocratie/Kunst en Democratie ». Cet élan d’enthousiasme était le résultat d’une inquiétude partagée quant à l’avenir de la culture (son financement) et à la fragilité du tissu démocratique dans notre pays.

Trente ans plus tard, quel regard portez-vous sur l’état de notre démocratie et sur la place qu’y occupe la culture ?

Bernard Foccroulle Il y a trente ans, nous étions inquiets de constater la fragilité du secteur artistique et culturel. Par ailleurs, une étude menée par la Fondation Roi Baudouin venait de mettre en évidence la dimension culturelle de la grande pauvreté, complètement sous-évaluée jusque-là. Il s’agissait donc d’interroger les décideurs politiques et économiques sur la place que la culture devait prendre dans la vie de nos sociétés ; mais aussi, de nous interroger collectivement comme acteurs culturels sur nos propres responsabilités sociétales. A cette époque-là, les valeurs démocratiques fondaient un large consensus, malgré les inquiétudes nées de la récente percée électorale de l’extrême-droite en Flandre. On a vu alors apparaître un certain nombre d’initiatives qui visaient à dynamiser les liens entre culture et société. Les institutions culturelles ont commencé à se doter de services éducatifs. A Bruxelles, le monde culturel a progressé dans sa structuration et la vision de son devenir, par-delà les clivages communautaires.

Institutions culturelles et artistes se sont engagés dans des créations interculturelles ainsi que dans des projets rassemblant amateurs et professionnels. Le monde artistique, le secteur socio-culturel et celui de l’éducation permanente ont commencé à se parler. Les droits culturels (au sens de la Déclaration de Fribourg en 2007) ont été davantage pris en considération. Aujourd’hui, la culture est plus menacée que jamais par la marchandisation et le modèle consumériste. Les valeurs démocratiques sont profondément remises en question, en Belgique, en Europe et dans le monde. On le constate à chaque élection, mais aussi dans la montée des extrémismes, des intolérances, des intégrismes de toutes sortes. La politique migratoire reflète ces contradictions. La situation dramatique des sans-papiers et des réfugiés est une honte. L’égoïsme de l’Occident, son hypocrisie, le « deux poids, deux mesures » à l’égard du respect des Droits humains, notamment face au conflit israélo-palestinien, affaiblit sa position internationale.

"Serons-nous capables de réagir avant un effondrement de nos démocraties et des valeurs, notamment culturelles, qui les fondent ?"

Le terrorisme islamiste a frappé durement nos sociétés et le radicalisme continue de faire des ravages en profondeur. La fracture sociale ne cesse de s’aggraver. Jusqu’où ira cette dérive ? Serons-nous capables de réagir avant un effondrement de nos démocraties et des valeurs, notamment culturelles, qui les fondent ?

fake news : les mises en garde des scientifiques ne sont pas – suffisamment - prises en compte, les appels du secrétaire général de l’ONU sont à peine écoutés, le Pape n’est pas entendu, les activistes des droits humains sont marginalisés et décrédibilisés. Il me semble que la crise climatique qui nous concerne tous sur cette planète se situe au premier rang de toutes ces cécités et ces surdités. Quand j’ai posé à Jean-Pascal Van Ypersele la question : « avez-vous le sentiment d’avoir été entendu », sa réponse m’a donné la mesure de la tragédie qu’il a vécue tout au long de sa carrière professionnelle. L’humanité affronte un péril global sans précédent, et elle peine à s’y préparer. J’ai conçu mon opéra « Cassandra » comme la tragédie que connaissent ceux qui sont porteurs de vérités et qui ne sont pas entendus. Ils sont les premières victimes de cette non-écoute, mais non les seuls : Cassandre a prédit la chute de Troie, mais tous les Troyens en ont été les victimes. Nous sommes donc tous concernés, quelle que soit notre conscience des enjeux. Pourtant, je veux continuer à croire que des solutions existent, et qu’un sursaut est encore possible.

Le 15 février prochain, vous serez nommé docteur honoris causa par la KULeuven et l’UCLouvain ? Comment vivez-vous cette reconnaissance ?
BF Je suis évidemment très touché par cette reconnaissance. J’ai eu l’occasion de mieux connaître l’UCLouvain en 2007, à l’occasion d’une résidence d’artistes en compagnie de Fabrizio Cassol. Des liens s’étaient déjà créés lors de la création de cours sur l’opéra et j’avais travaillé à  un début de relations structurelles entre plusieurs universités et la Monnaie. J’ai pu mesurer la prise en compte progressive de la dimension culturelle, en particulier par la KULeuven et l’UCLouvain. Je suis particulièrement sensible au fait que cette reconnaissance vient simultanément des deux universités, un demi-siècle après leur séparation. J’y vois un signe encourageant : on a plus besoin que jamais de se parler d’une communauté à l’autre, on a tout intérêt à relier acteurs culturels et scientifiques, à rapprocher recherche scientifique et création artistique, à infuser culture et éducation dans la société. Il faut faire tout ce qui est possible pour réduire les clivages, surmonter les conflits, encourager le dialogue sous toutes ses formes. Et je suis également très touché et honoré de me retrouver en compagnie de deux grandes dames que je me réjouis de rencontrer et d’écouter (ndlr : il s’agit de Theresa Kachindamoto, cheffe traditionnelle du district de Dedza au Malawi, qui milite avec force contre les mariages précoces et pour l’accès à l’éducation des filles et des garçons, et de Seyla Benhabib, philosophe, essayiste et professeure de sciences politiques turque et américaine qui défend une théorie de la démocratie basée sur une vision cosmopolite de la société).

Vous connaissez bien l’UCLouvain. Vous y avez été artiste en résidence ? Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?
BF C’était l’année 2006-2007, une année très particulière pour moi car mon travail comme directeur de la Monnaie se terminait au moment où je me préparais à diriger le Festival d’Aix en Provence, tout en terminant une longue composition pour voix et orchestre et en enregistrant l’intégrale de l’oeuvre de Buxtehude. J’ai gardé de cette année plein de bons souvenirs, et notamment de cette résidence d’artiste. L’expérience à Louvain-la-Neuve a été une expérience forte. Très vite j’ai souhaité associer un autre musicien, Fabrizio Cassol, car j’ai pensé qu’une résidence à deux voix serait plus riche, pour l’université comme pour nousmêmes. Ce fut aussi de ce point de vue une belle expérience. Nous en gardons tous les deux un très bon souvenir. Et j’ai plaisir de temps en temps à retrouver des étudiants de l’époque qui sont devenus entretemps
de remarquables professionnels, notamment journalistes, et avec qui j’ai gardé le contact. Il y a donc des graines qui ont pu être semées à cette occasion-là.

Vous avez proposé une approche originale : un travail autour de Monteverdi avec une dimension inter culturelle forte.
BF : La dimension interculturelle était au coeur de la résidence. C’était aussi un des points forts de l’expérience de Fabrizio. Com me musicien de jazz, il avait déjà développé des relations de travail avec des musiciens venant de toutes les cultures. Nous avons trouvé une forme d’ancrage chez Monteverdi, peut-être parce c’est un compositeur dont l’oeuvre continue à nous ouvrir et à nous nourrir.

C’est un défi pour des artistes en résidence d’initier des étudiant·es universitaires à une pratique artistique. Comment l’avez-vous abordé ?
BF Ce serait beaucoup plus facile et productif si une résidence à l’université s’inscrivait dans un terreau où l’enseignement primaire et secondaire étaient eux-mêmes imprégnés d’expériences artistiques. Mon rêve serait que chaque enfant ait l’occasion dans son cursus, non seulement d’aller écouter de la musique ou d’aller au théâtre, mais surtout de « faire l’expérience » d’une création ou d’un acte artistique véritable. Et on a beau parler du succès – réel – des académies, elles ne touchent qu’une minorité de jeunes. Alors, est-ce un défi d’impliquer des jeunes gens et jeunes filles qui n’ont aucune pratique artistique ? Oui et non. C’en est un, en particulier dans la musique qui n’est pas l’art le plus facile à pratiquer sans préparation. Mais pour le reste, ce que j’ai pu voir alors et depuis lors, c’est que, à condition de le faire avec soin et avec une attention soutenue aux uns et aux autres, des créations artistiques qui impliquent une participation active de la part de personnes qui ne sont pas professionnelles ni même pratiquantes, peuvent donner lieu à des résultats absolument extraordinaires.

"Mon rêve serait que chaque enfant ait l'occasion dans son cursus de "faire l'expérience" d'une création ou d'un acte artistique véritable "

Ce sont souvent des expériences transformatrices. Je veux dire par là qu’on peut vivre un choc, une révélation de ressources inédites, avoir une vie qui bascule, un ébranlement positif, et c’est cela qu’il faut viser.

Quelle place donner à l’art, à la culture, aux artistes au sein de l’université ?

BF Je crois beaucoup dans les résidences d’artistes. Je crois aussi dans des partenariats avec des institutions culturelles. Pas seulement pour inviter les étudiants à aller au spectacle à des conditions avantageuses, ce qui est très bien, mais pour des initiatives aussi contrastées que possible d’une saison à l’autre et dans lesquelles les institutions s’engagent dans des projets faisant appel à une participation créative des étudiants. Cela pourrait même être, dans certains cas, des projets sur plusieurs années. Ce n’est pas la même chose d’emmener cent étudiants à l’opéra ou de mener avec quelques dizaines d’entre eux un travail de création sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. C’est une dynamique plus riche qui aura des retombées sur un corps d’étudiants beaucoup plus large.

Qu’est-ce que les artistes peuvent apporter à l’université en termes de déplacement ? Et qu’est-ce que les universitaires peuvent apporter aux artistes ?

BF J’ai le souvenir d’une journée magnifique à l’UCLouvain, à l’occasion du départ du recteur Marcel Crochet. A la suite de quelques contacts préalables, j’avais proposé d’organiser une rencontre sur le thème de l’interprétation. Et on s’est retrouvés, pendant toute une journée, avec quelques-uns des plus grands spécialistes de l’université en matière de droit, de théologie, de physique, de médecine, etc. pour discuter de la notion d’interprétation. Quelle est la part de la création dans toute grande interprétation artistique ? Quelle est la part de création et d’intuition dans la recherche scientifique ? Et ce qui m’avait absolument ravi, c’était de voir à quel point les discours étaient convergents, même de la part des chercheurs et enseignants en sciences exactes. Tous disaient l’importance de l’intuition créatrice qui, à un moment donné, permet de sortir du cadre établi et ouvre le chemin à une grande découverte scientifique. La richesse des échanges m’a beaucoup nourri et je me dis que de tels moments sont infiniment précieux. J’aurais aimé que davantage d’artistes et de chercheurs aient pu y participer parce que c’était une démonstration magnifique de ce qui peut nous réunir. On est encore loin d’avoir fait le tour de ce qu’artistes et scientifiques peuvent s’apporter mutuellement. Et je suis frappé de voir aujourd’hui à quel point, dans différentes disciplines, les phénomènes liés à l’intuition et à l’émotion deviennent des objets d’études et des moyens de connaissance du monde, bien plus qu’il y a 25 ou 50 ans. Il y a là une évolution passionnante et, de ce point de vue, les artistes ont un rôle à jouer parce que c’est le coeur de leur métier : faire émerger de nouvelles formes de compréhension, de nouvelles formes d’attention au monde.

" On est encore loin d'avoir fait le tour de ce qu'artistes et scientifiques peuvent s'apporter mutuellement"

Je regrette un peu que, dans les pays latins, le monde de l’éducation se soit construit en privilégiant presque exclusivement la raison et des formes de connaissances très rationnelles et mesurables quantitativement. Et dès lors, tout ce qui relève du domaine de l’expérience intuitive, de la relation entre la connaissance et les émotions, est passé au second plan. Je pense que l’enseignement général et les universités souffrent énormément de ce déséquilibre. Et tout ce qu’on peut faire pour recréer un équilibre où le rationnel et l’émotionnel peuvent se rejoindre et s’enrichir est de nature à profiter à l’ensemble du monde de l’enseignement et de la société.

Publié le 06 février 2024