Chaos

Quand l'art et la recherche scientifique ouvrent de nouveaux horizons

Par Caroline Kempeneers et Julie Hermesse

Julie Hermesse, anthropologue (UCLouvain/Laap) et Caroline Kempeneers, artiste plasticienne, sont engagées depuis un an dans une démarche pluridisciplinaire qui explore et interroge l’impact du volcan en éruption de La Palma (îles Canaries) sur la population locale. Elles nous parlent de leur recherche, située au croisement des arts et des sciences, qui fera l’objet d’une présentation publique à Louvain-la-Neuve, au printemps 2024.

C’est dans le cadre d’une subvention du Fonds pour la recherche-création obtenue auprès de l’UCLouvain que les autrices de cet article se sont retrouvées à La Palma en Janvier 2023. Un travail d’investigation de terrain commun s’est imposé à elles : le nouveau volcan « Tajogaite ». Artiste multidisciplinaire, Caroline Kempeneers vit depuis 2019 sur l’île par intermittence. Elle a pu observer de près et dans ses différentes phases le nouveau volcan et ses impacts. Sa connaissance plurielle des acteurs de terrain ainsi que son accès aux informations locales relayées par les réseaux sociaux et par la presse ont permis d’ouvrir un large spectre d’investigation et de préparer la collecte de données et le travail ethnographique mené de pair avec l’anthropologue Julie Hermesse.

Cette dernière ayant séjourné régulièrement à La Palma s’est vue réinvitée à investiguer dans le champ de l’anthropologie des catastrophes, déjà travaillé aux prémices de sa carrière.

Un article scientifique et une exposition

Leur recherche commune a débouché sur un article scientifique écrit à quatre mains: Volcan fissuré, âmes fêlées et nouvelles opportunités: Ombres et lumières du nouveau volcan Tajogaite. Un article qui paraîtra en septembre dans la revue canadienne Frontières. Via un détour par l’histoire guanche précoloniale (ndlr : les Guanches sont des descendants de Berbères ayant migré depuis l’Afrique du Nord jusque dans les îles Canaries), cet article témoigne de l’ambivalence de cette page d’histoire récente de La Palma : une histoire à la fois « fissurée » par l’éruption de 2021 (à l'image de la dénomination du volcan en guanche), mais aussi une histoire d'autodéterminatoin dont font preuve les populations locales malgré les pertes et les deuils.

"L'histoire de La Palma : une histoire "fissurée" par l'éruption de 2021, mais aussi une histoire d'autodétermination dont font preuve les populations locales malgrè les pertes et les deuils."

Outre ce papier, les résultats de leur recherche seront présents dans l’exposition Chaos, une exposition multidisciplinaire, visuelle et sonore, autour du volcan de La Palma dont Caroline Kempeneers sera artiste et commissaire et qui se fera également en collaboration avec l’artiste illustratrice peintre et fresquiste belge Mathilde Dujardin, les créateurs sonores belges et français Margaret Hermant et Fabien Leseure et le photographe palmero Arturo Rodriguez.

L‘exposition se tiendra du 7/02 au 14/03/2024 au Forum des Halles de Louvain-La-Neuve. Elle partira ensuite à Bruxelles au Centre Culturel Bruegel.

Deux regards sensibles et entrecroisés

Caroline Kempeneers et Julie Hermesse partagent une conviction commune : celle du bien-fondé d’une démarche de travail transdisciplinaire. Toutes deux se sont déjà nourries d’autres disciplines dans le cadre de travaux antérieurs. Elles entrent en résonance avec la démarche de Kenneth White, auteur de la théorie pratique dénommée « géopoétique » qui, selon ses termes, « constitue un champ de recherche et de création orienté vers l’exploration du rapport sensible et intelligent à la terre, à l’espace qui environne l’humain ; elle [la géopoétique] tente de faire converger des observations, des réflexions, des intuitions issues de la science, de la philosophie, de la littérature et des arts. Elle vise à questionner l’appréhension de l’espace à partir de différents points de vue et de méthodes diversifiées : grâce aux recherches et aux lectures, grâce aux interactions avec le paysage, grâce aux différentes pratiques créatrices qui en découlent ». Membre de l’Institut International de Géopoétique, Caroline Kempeneers a également introduit lors d’un cours à l’UCLouvain cette théorie-pratique en mars 2023 aux étudiant·es des Bacs en anthropologie et sociologie.

Une analyse rigoureuse du terrain

Dès lors, la rigueur scientifique de l’une cadre l’esprit rêveur de l’autre et, inversement, l’art anime la constance scientifique. L’anthropologue et l’artiste s’accordent à dire que dans l’analyse des détails les plus infimes, comme des anecdotes, reposent des visions du monde partagées par des collectifs. Leurs regards sensibles et entrecroisés offrent une analyse rigoureuse du terrain qui tend à faire entendre, au travers d’une recherche ethnographique, le deuil suscité par l’éruption du « Tajogaite » et les nouvelles perspectives qui s’amorcent sur l’île.

Une analyse rigoureuse du terrain non dépourvue d’envolées poétiques et de replongée dans la légende de Guayota – dieu de l’obscurité enfermé dans le volcan Teide – du peuple guanche, peuple qui se trouvait sur l’île avant l’invasion espagnole des terres et l’arrivée des colons.

L’artiste et l’anthropologue ont pu constater que cet ancien passé colonial fut ravivé par le volcan et que la force autodétermination du Palmero aujourd’hui à reconstruire ses terres sur le dragon ravageur Tajogaite s’apparente à celle du roi guerrier Guanche Tanausu qui, une fois vaincu, refusa de cour-

ber l’échine devant la couronne espagnole et préféra se donner la mort sur le bateau qui le ramenait en captivité vers la Péninsule.

Les projets créatifs et de reconstruction foisonnent aujourd’hui sur l’île où la lumière revient ‘poco à poco’.

Vous avez dit « recherche-création » ? De quoi parle-t-on ?

Au même titre que l’enseignement, la recherche gagne à s’hybrider avec la création artistique. Moteurs de créativité, générateur·rices de dispositifs permettant d’investir des interstices de liberté et de possibles au sein de l’institution, les artistes aident notre université à renouveler sa vocation première : être un creuset d’inventions, un lieu de création, un ferment de transformations.

Tout en tirant parti des initiatives en matière de recherche-action ou de pensée en acte prises à l’UCLouvain, il s’agit aujourd’hui d’encou- rager les rencontres et les croisements entre arts et sciences en prenant pour modèle ce qui se fait déjà dans ce domaine, en particu- lier en France et au Canada, sous le label de « recherche-création ».

La recherche-création encourage des approches qui combinent des pratiques de création et de recherche universitaires, et qui favorisent la production de connaissances et l’innovation grâce à l’expression artistique. Le défi de la recherche-création consiste donc à dépasser la recherche sur l’art en direction de la recherche avec l’art.

Différentes modalités de recherche-création peuvent coexister : la création comme recherche ; la recherche qui nourrit la créa- tion ; une recherche inspirée par la création ; une présentation créative de la recherche.

Depuis 2021, un fonds pour la « recherche-création » et un appel à candidatures annuel destiné aux corps académique et scienti- fique permet désormais de développer ces collaborations entre artistes et chercheur·ses. Le projet « Chaos », dont il est question dans cet article, a bénéficié, comme six autres projets, d’une sub- vention en 2022.

Illustration de Mathilde Dujardin

Publié le 03 octobre 2023