Elia Suleiman | Entre nomadisme, patrie portative et résistance

Le 16 février prochain, la traditionnelle cérémonie des DHC de l’UCLouvain aura pour thème « Face à la violence : la parole et l’image ».  À cette occasion, l’Université remettra les insignes de docteur·es honoris causa à Adelle Blackett, avocate luttant notamment contre l’exploitation au travail, Oleksandra Matviichuk, militante en faveur des droits fondamentaux et Elia Suleiman, cinéaste palestinien, dénonçant dans son œuvre toute forme de violence. Anne-Marie Vuillemenot, professeure d’anthropologie et responsable du campus cinéma de la mineure en culture et création de l’UCLouvain nous présente cet artiste essentiel.

Par Anne-Marie Vuillemenot, professeure, anthropologue (LAAP, UClouvain)

Réalisateur, acteur et scénariste palestinien né en 1960 à Nazareth, Elia Suleiman inscrit sa production cinématographique dans son histoire individuelle, familiale et sociale. Des histoires d’exil, tragiques, que le cinéaste présente à la manière d’un observateur participant avec une bonne dose de burlesque mais aussi de poésie et d’humanisme. Elia Suleiman traite du drame, comme il le dit lui-même dans une interview, suivant trois perspectives : minimaliste, hyperréaliste et absurde (2000, Journal of Palestine Studies). À partir de scènes banales de vie quotidienne, le réalisateur dépasse le témoignage pour interroger les cultures de guerre israélienne et palestinienne mais pas seulement. Dans It must be heaven, la mondialisation et ses effets pernicieux se trouvent au cœur du propos. Acteur de ses réalisations, il met en scène un regard lucide sur le monde qui l’environne en décomposant des séquences ordinaires qui, mises bout à bout, énoncent plus qu’elles ne dénoncent des histoires de vie où les protagonistes se trouvent piégés par la vie elle-même. Alors que la vie pourrait être si belle. En attestent certaines de ses bandes sons, où le vent dans les feuilles des arbres d’un verger palestinien suspend le temps et l’espace pour attacher le spectateur au goût du paradis ; paradis sans aucun doute irrémédiablement perdu.

Suleiman traque la douceur de vivre, les moments suspendus,  les interstices où tout peut encore se jouer

Où se sentir chez soi ?

Fuyant la Palestine, Elia Suleiman semble accompagné partout par une absence toute entière. Où se sentir « chez soi » ? Dans quelles circonstances ? Comment sortir du piège infernal du triptyque identités-nationalités-appartenances ? Face à la folie du monde et à la morbidité de cultures guerrières, Suleiman traque la douceur de vivre, les moments suspendus, les interstices où tout peut encore se jouer.

Pour ce faire, il invente un ciné-théâtre ou un ciné-danse en une succession de scènes qui ne forme pas forcément récit mais où sa personne ou son personnage tisse des liens entre ses productions, tantôt témoin accidentel, œil extérieur ou impliqué dans des relations inattendues. Sorte de Pierrot lunaire, sa présence rassure : il existe encore quelque part un humain clairvoyant et compatissant qui refuse de se laisser piéger par un système de destruction massive de la diversité culturelle. « Ce personnage, c’est moi, ce n’est pas du tout un double. C’est un prolongement de qui je suis », énonce-t-il dans une interview de 2019 (émission l’Invité, 8 déc 2019). Multipliant les antinomies, le réalisateur excelle dans un style simple-complexe, des récits sans narration, une lenteur rythmée, une continuité truffée de ruptures, un humour très sérieux, etc. Souvent associé à Jacques Tati, Buster Keaton ou Jim Jarmusch, lui-même se revendique de Yasurijo Ozu, d’Hou Hsio-Hsien, de Bresson ou d’Antonioni (Abu-Remaileh, 2015 : 77). S’il fallait comparer Elia Suleiman à un romancier et pas à un réalisateur, Robert Musil se place, me semble-t-il, en tête de liste. Pourquoi ? Précisément parce que dans son roman inachevé L’homme sans qualités  (1930-1932), Musil choisit des instantanés ou des fragments de vie qu’il scrute en leur donnant une dimension beaucoup plus vaste qui questionne l’existence elle-même, entre ironie et philosophie. L’analogie pourrait être poussée aussi vers le « héros sans aucun caractère » de Mário de Andrade (1928, Macounaïma, le héros sans aucun caractère) pour lequel l’identité brésilienne reste insaisissable. Ainsi Suleiman en capturant des ambiances par quelques traits bien contournés, réussit à mettre en images le paradoxe identitaire et l’indicible des violences que les acteurs de ses films partagent au quotidien. Le spectateur se trouve alors plongé au cœur de trajectoires de vie sans commencement, sans fin, sorte d’éternel retour des guet-apens de l’Histoire de l’humanité. 

Un constant décentrement

La clef des films de Suleiman demeure dans le décentrement constant qu’il opère et fait advenir par l’utilisation du non verbal, la tension du silence ou l’attention portée au négatif des événements, c’est-à-dire aux coulisses voire au hors champ. Être toujours là où on ne l’attend pas. Comme l’écrit Refqa Abu-Remaileh : « En fin de compte, Suleiman essaie, en se concentrant sur les espaces négatifs et en décentrant l’image, de montrer qu’aucune signification ou interprétation singulière n’existe. » (2015 : 86) La richesse des films de ce réalisateur conduit inévitablement à de multiples interprétations de scènes devenues des incontournables du cinéma mondial contemporain. Mais lui-même insiste : « J’essaie d’utiliser les langages du cinéma : le langage verbal, le silence, la musique et l’image qui est le langage le plus important. Donc, j’essaie de maximaliser l’utilisation de l’image. » (interview, 8 déc 2019)

Un peu comme un nomade qui n’aurait plus de terres où nomadiser, Elia Suleiman s’offre et nous offre de possibles lieux d’existence sans même la nécessité de les matérialiser. Son lieu demeure dans le mouvement, sa patrie devient portative, individuelle, toute d’intériorité. Mais les lieux s’affichent comme indissociables des mémoires et quand ces dernières s’affirment collectivement, se referme le piège des identités verrouillées, celles-là même qui nourrissent la figure de l’ennemi. Et Suleiman abhorre les nationalismes qui entretiennent les fascismes les plus élémentaires.

Non militante mais éminemment politique, l’œuvre d’Elia Suleiman focalise l’attention du spectateur sur la «Palestinisation du monde». Aussi déclare-t-il dans cette même interview de 2019 : « Je montre la violence de la mondialisation, le manque de justice en raison de l’économie néolibérale ; mais je n’assène pas de slogans, mon désir est de créer un moment de plaisir pour le spectateur, un moment de rire, un moment de sentiment de tendresse envers eux-mêmes. […] Nous vivons une période d’après fin du monde mais nous ne le savons pas encore […] Tout ce qui se passe ailleurs est immédiatement relié à notre réalité quotidienne » ou encore « Être palestinien, c’est être traité comme une entité locale, une entité géographique ; c’est s’identifier avec toutes les causes qui exigent la justice, où qu’elles soient. »

Sans en avoir l’air, les films de ce grand réalisateur conduisent le spectateur à envisager d’autres manières d’être au monde

La thématique d’un monde perdu ou d’une fin du monde, se trouve déjà dans Chronique d’une disparition (1996) où Suleiman donne la parole à un prêtre orthodoxe à propos du lac de Tibériade :  « … that’s where Jesus is said to have walked over water. Now it’s a gastronomic sewer, filled with excrement, shit of American and German tourists who eat Chinese food, it now forms a crust on the surface of the lake. Anyone can walk over water and make miracles now. I’m encircled by giant buildings and Kibbutzes. As if that was not enough, my collar is choking me. An odd bond unites me to those people, like an arranged marriage, with this lake as a wedding ring. Not long ago, those hills were deserted, at night, when I gazed at the hills from the monastery, I contemplated a particular spot, the darkest on the hills. Fear would grab me, a fear with a religious feeling, as if this black spot were the source of my faith . . . Then, they settled on those hills, and illuminated the whole place ; that was the end for me, I began losing faith ... I feared nothing any longer, now my world is small . . . they have expanded their world, and mine has shrunk. There is no longer a spot of darkness over there. » (Bresheeth, 2002) « … c’est là que Jésus aurait marché sur l’eau. Maintenant c’est un égout gastronomique, rempli d’excréments, la merde des touristes américains et allemands qui mangent de la nourriture chinoise, elle forme maintenant une croûte à la surface du lac. N’importe qui peut marcher sur l’eau et faire des miracles maintenant. Je suis encerclé par des immeubles géants et des Kibboutz. Comme si cela ne suffisait pas, mon col m’étouffe. Un lien étrange m’unit à ces gens, comme un mariage arrangé, avec ce lac comme alliance. Il n’y a pas si longtemps, ces collines étaient désertes, la nuit, quand je regardais les collines depuis le monastère, je contemplais un endroit particulier, le plus sombre des collines. La peur me saisissait, une peur avec un sentiment religieux, comme si cette tache noire était la source de ma foi.... Puis, ils se sont installés sur ces collines, et ont illuminé tout l’endroit ; c’était la fin pour moi, j’ai commencé à perdre la foi... Je n’avais plus peur de rien, maintenant mon monde est petit... ils ont agrandi leur monde, et le mien a rétréci. Il n’y a plus un point d’obscurité là-bas. » 

L’irréversible des transformations, l’interconnexion des événements et « l’immondialisation » (Mike Singleton) des sociétés rendent, à bien des égards, le monde fragile, dangereux, désespérant. Lanceur d’alertes, Elia Suleiman s’affiche comme une figure de résistant pour laquelle l’espoir se situe du côté d’une jeunesse qui - par de nouvelles pratiques (écologiques, communes, auto-gérées) - résiste à l’après fin du monde. Pour lui, la résistance s’ancre aussi dans le rire, le désir d’un mieux vivre, la soif de plus d’égalité. Et précisément, sans en avoir l’air, presque incidemment, les films de ce grand réalisateur conduisent le spectateur à envisager d’autres manières d’être au monde, issues de la richesse de la banalité et de la force du quotidien.

Merci Monsieur Suleiman.

Filmographie

2019, It Must Be Heaven
2012, 7 jours à la Havane
2009, Le Temps qu’il reste
2007, Chacun son cinéma
2002, Intervention divine
2000, Cyber Palestine 
1998, The Arab Dream 
1997, Guerre et paix à Vesoul
1996, Chronique d’une disparition
1993, The Gulf War… What Next ?
1992, Homage by Assassination
1990, Introduction to the End of  an Argument

Article publié en février 2023 dans TRACES, le magazine de l'actualité culturelle à l'UCLouvain. Lire la suite 

Publié le 07 février 2023