Emmanuelle Vincent, artiste en résidence 2022-23

En 2022-2023, l’UCLouvain aura le privilège d’accueillir comme artiste en résidence la choré-graphe et danseuse Emmanuelle Vincent. Durant une année, elle travaillera avec les étudiant·es de la mineure en culture et créa-tion et les initiera à sa pratique artistique. Au cœur de son sémi-naire intitulé ANIMA·L·ES, elle souhaite développer un parallèle entre l’observation de l’animal dans son environnement et la recherche du geste dansé. Dans son cours, Emmanuelle Vincent questionnera le rôle de la danse comme vecteur de connexion à son propre corps et celui des autres : peut-on renouer avec son animalité à travers la danse ?

Propos recueillis par Frédéric Blondeau

D’où vous est venue cette passion pour la danse et la scène ?

EV C’est une passion qui remonte à mon enfance. À six ans, comme beaucoup de petites filles, j’ai commencé la danse classique parmi d’autres activités comme l’athlétisme, le volleyball et surtout la gymnastique que j’ai pratiquée à un assez haut niveau. J’étais une enfant très dynamique qui avait besoin de se dépenser. À 10 ou 11 ans, j’ai découvert la danse moderne tout en continuant à faire beaucoup de sport. Mais mon corps et mon esprit voulaient aller encore ailleurs dans la créativité. J’ai commencé le théâtre à 12 ans, partageant mon temps libre entre la danse, le sport et le théâtre. Assez vite s’est imposée à moi l’idée que je voulais faire un métier de la scène sans savoir encore quoi : danseuse ? comédienne ? Mes parents m’ont du reste toujours encouragée. Et puis, je me suis formée, d’abord aux métiers du spectacle à la Maison des arts de l’Université Bordeaux Montaigne, puis à Paris à la Sorbonne-Nouvelle. Durant ces années de formation, j’ai rencontré des gens passionnants, des artistes, des penseurs, qui m’ont accompagnée dans ma réflexion sur ma pratique artistique. Parallèlement, je travaillais déjà dans différentes compagnies de danse et de théâtre professionnelles. 

« Suis tes dragons »

Et là, j’ai eu la grande chance, début des années 2000, de participer à un des derniers grands stages donnés par Ariane Mnouchkine. Sur les 1.800 artistes arrivé·es aux portes du Théâtre du Soleil, nous étions seulement 80 retenu·es pour entamer de grands travaux pendant des mois. J’ai beaucoup appris à son contact. Et puis un jour, j’ai été invitée avec mon partenaire de travail et ami de toujours Pierre Larauza à développer une résidence d’artiste à Hong Kong. J’étais tiraillée entre mon engagement auprès d’Ariane Mnouchkine et ce projet asiatique auquel je tenais. Tout embêtée, je suis allée lui parler. Elle m’a dit cette chose formidable et libératrice : « Suis tes dragons ! » C’est ainsi que j’ai quitté le Théâtre du Soleil et que j’ai créé à Hong Kong, en 2003, avec Pierre Larauza, la compagnie t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e. Ce fut un grand tournant dans ma vie professionnelle.

Quelle est la spécificité de t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e ?

EV La compagnie t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e se situe à l’interstice de la danse et de l’architecture. La danse est à la fois le dispositif et la contrainte spatiale qui pousse le corps à trouver ses limites ou à les dépasser. C’est vraiment l’ADN de notre compagnie, qui est protéiforme, passant de l’in situ à la scène ou au medium vidéographique. Et les questionnements que nous allons chercher sont eux aussi dans l’entre-deux, culturel ou spatial, dans un endroit qui n’est pas forcément confortable, mais qui permet d’observer ce qui se passe à droite et à gauche, au-dessus et en dessous.

Vous serez artiste en résidence à l’UCLouvain durant cette année académique. Qu’allez-vous proposer aux étudiant·es de la mineure en culture et création qui vont suivre votre séminaire ?

EV Nous allons travailler une réalité à laquelle je m’intéresse beaucoup dans ma pratique et ma réflexion d’artiste : notre relation en tant qu’être vivant aux autres êtres qui nous entourent, nos façons d’habiter la terre, de cohabiter avec ces autres formes de vie. Pour l’artiste que je suis, il importe que l’humain s’interroge sur sa difficulté à reconnaître aux autres le statut d’habitants de la terre, elle-même épuisable et épuisée par l’humanité suprématiste. Je me questionne beaucoup sur la manière de vivre le fait d’être vivant :  comment partager l’espace «territoire», accepter de faire de la place, apprivoiser et se laisser apprivoiser ?

« Comment partager l’espace “territoire”, accepter de faire de la place,
apprivoiser et se laisser apprivoiser »

Nous explorerons donc avec les étudiant·es un langage chorégraphique, plus précisément un dialogue chorégraphique, centré sur l’espace vital, l’espace du souffle, l’espace de la rencontre, l’espace proxémique. Nous allons puiser dans les techniques de la danse contemporaine et le langage du monde animal. Il s’agira de reconnaître, dans l’observation du mouvement animal, par la vidéo notamment, les formes de mouvement qui résonnent pour chaque personne qui participe à la recherche artistique.

Faut-il avoir déjà une expérience dans le domaine de la danse pour s’inscrire à votre cours ?

EV Non, aucun prérequis en danse n’est nécessaire. J’ai l’habitude de transmettre à des publics qui ne sont pas des danseurs ou danseuses professionnel·les, que ce soit des enfants au sein d’une école de danse, des étudiant·es de la Faculté des sciences de la motricité de l’UCLouvain ou des seniors… J’aime au contraire, grâce à divers chemins d’apprentissage, faire découvrir mon outil à des gens qui ne le connaissent pas.

Voir ces personnes prendre progressivement confiance en elles jusqu’à vouloir à leur tour donner et partager, observer leur éclosion, c’est une expérience formidable ! C’est dans cette optique-là que je me situe au plan pédagogique.

Concrètement, à quoi nos étudiant·es doivent-ils·elles s’attendre ?

EV L’observation de l’animal et l’expérimentation seront au cœur du séminaire, l’ambition finale étant de créer des solos pour chaque étudiant·e, qui seront présentés de manière collective au Musée L. Je souhaite encourager chacune et chacun à développer des récits corporels et plastiques, l’action physique et la dimension plastique étant interdépendantes. Le geste, le mouvement, le son corporel ou le son vocal seront autant de matériaux à expérimenter dans le cadre d’une action performative.

Concrètement, je vais proposer une série d’ateliers de 3 ou 4 heures d’affilée au premier quadrimestre. Nous allons travailler selon trois axes et parcourir plusieurs étapes grâce à divers outils : de la vidéographie, des interviews et débats avec des éthologues et des biologistes, l’observation du monde animal, des sorties dans la nature, près des animaux… Et puis bien sûr j’utiliserai des outils qui me sont propres, chorégraphiques, avec une série d’exercices et une méthodologie très précise.

Vous parliez de trois axes de travail. Quels sont-ils ?

EV Il s’agira d’abord de développer une gestuelle à partir de son corps animal. Le défi principal sera d’accompagner les étudiant·es dans la découverte de leur corps comme expression de soi, corps animal en mouvement, en arrivant à mettre le langage intellectuel à distance pour retrouver une forme de communication plus proche de l’animalité.

Les étudiant·es devront aussi apprendre à se mouvoir dans l’espace. Ils et elles découvriront l’espace chorégraphique en tant qu’espace proxémique. L’espace proxémique est cet espace qui nous met à l’aise dans les relations sociales : en clair, ce sont les bonnes distances que nous gardons avec les autres. Ici également, l’observation éthologique, par exemple celle de chevaux en troupeau sera éclairante. Nous découvrirons combien nos attitudes corporelles et les changements d’espaces sont de puissants moyens d’information. Enfin, dernier grand axe de travail, les étudiant·es seront amené·es à vivre l’espace chorégraphique avec les autres, à cohabiter dans cet espace par un dialogue gestuel. Il s’agira d’apprivoiser l’espace et la gestuelle de l’autre tout en se laissant apprivoiser. Au terme du séminaire, il y aura une présentation publique au Musée L, le jeudi 23 mars 2023.

Pourquoi ce choix du musée universitaire ?

EV Ce choix a beaucoup de sens pour moi. D’abord parce que je n’ai pas envie d’une confrontation scénique frontale avec un public passif. Dans le Musée L, ce sera différent. Il y aura une déambulation des spectateur·rices et du temps donné pour appréhender les différents corps en mouvement. Dès lors on sera aussi dans l’observation, dans l’apprivoisement, comme les étudiant·es l’auront été durant le cours. Ensuite, il sera intéressant d’investir un lieu riche d’histoire qui offre déjà, grâce entre autres à son magnifique cabinet de curiosités, un regard sur les espèces animales et une cohabitation avec les œuvres. Ce contexte va favoriser la mise à distance de ce que les étudiant·es auront produit et sa transformation en objet artistique et regardé.

Qu’est que l’animal peut nous apprendre sur notre manière d’habiter le monde ?

EV Je pense qu’il n’a pas à nous apprendre, mais à nous réapprendre ce qu’on a oublié, c’est-à-dire l’écoute. Et d’abord l’écoute de notre respiration. C’est ce que nous avons en commun. La respiration consciente, je la pratique personnellement au yoga ou dans la méditation. Elle est pour moi le point de jonction avec l’union au monde. C’est très concret. J’inspire et j’expire. Je vis ici et maintenant et j’habite avec les autres. Et je pense que c’est cela qu’on a oublié des animaux, c’est qu’ils respirent comme nous et que nous appartenons au même souffle. C’est pour cela que je développe actuellement un nouveau projet : celui de dormir avec les animaux. C’est pour retrouver cette respiration. Prendre le temps du silence et écouter ce silence. J’adore m’allonger à côté de ma chatte et juste écouter son souffle et passer un moment à respirer avec elle. Et je vois bien qu’on est pareils.

« Les animaux respirent comme nous. Nous appartenons au même souffle. »

Après, au niveau réflexif, c’est un projet qui m’importe énormément car il me déplace au-delà de ma pratique artistique. C’est l’expérience que je fais au plus profond de moi : celle d’être vivante.

Qu’attendez-vous de l’université en tant qu’artiste en résidence ?

EV L’université est un lieu de connaissance et d’apprentissage. J’espère bénéficier de moment de rencontre, de partage de savoirs et de ressentis, avec des spécialistes en biologie, éthologie, anthropologie, littérature et autres disciplines. Je pense que l’université est le lieu parfait pour provoquer cette ébullition intellectuelle qui me permettra d’enrichir ma recherche et mes outils propres.

Que pensez-vous de l’accueil d’artistes à l’UCLouvain ? Selon vous, qu’est-ce que les artistes peuvent apporter à l’université ?

EV Je trouve que c’est une initiative très pertinente. Dans un lieu universitaire souvent très cérébral, ancré dans la réflexion intellectuelle -et c’est bien sûr très important !-, qui doit parfois réapprendre à cohabiter avec son corps, il est heureux de faire se croiser des perceptions et des sensibilités différentes. Et l’artiste peut être le passeur de ce corps qui vibre et qui pense.

 

EMMANUELLE VINCENT, française, née en 1978, est une chorégraphe, danseuse, pédagogue et vidéaste active dans les domaines de la danse et des arts visuels. Bruxelloise depuis dix-huit ans, elle s’est construite une solide formation universitaire et artistique. Diplômée d’Etudes approfondies en arts du spectacle (Sorbonne nouvelle – Paris 3), elle enrichit sa formation artistique de multiples expériences, comme stagiaire danseuse à la Sydney dance company ou stagiaire comédienne au Théâtre du soleil (avec Ariane Mnouchkine). Sa recherche constante d’ouverture vers différentes formes du mouvement l’amène à se former en danse traditionnelle vietnamienne et en yoga.

Spécialisée dans le travail au sol, elle recherche son ancrage à la terre et dans le monde animal. Emmanuelle Vincent est co-directrice du binôme artistique t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e, qu’elle a fondé en 2003 avec le plasticien Pierre Larauza. Leurs films et performances sont reconnus et diffusés à l’international. Elle nourrit son parcours de création par son travail pédagogique auprès de professionnels et d’amateurs, d’enfants et de seniors. Animée par l’envie de partager la danse avec toutes et tous, grands et petits, elle développe ainsi une démarche pédagogique de qualité en tant que directrice artistique et pédagogique de l’école de danse et des arts de la scène “La Confiserie” (depuis 2007) ou dans la formation en danse à la FSM (UCLouvain, depuis 2006). Elle est aussi intervenante en Art de la performance à l’Université des Beaux-Arts de Ho-CHi-Minh-Ville depuis 2017. 

Récemment formée en éthologie appliquée à la communication homme / animal, elle développe un travail chorégraphique sur la relation des êtres vivants pour renouer avec notre animalité. Depuis septembre 2020 elle est membre du conseil de la danse pour la FWB et artiste associée aux Halles de Schaerbeek.

 

Article publié dans le magazine culturel de l'UCLouvain TRACES de septembre 2022. Lire la suite

Publié le 12 septembre 2022