La recherche avec l’art pour un nouvel art de la recherche

Par Ralph Dekoninck, Conseiller du recteur pour la culture

Voici donc le 8e numéro du magazine culturel TRACES de l’UCLouvain, un magazine qui accomplit ainsi un cycle de quatre années inauguré en 2020 avec le lancement d’un nouveau plan stratégique Culture 2020-2025, né avec le COVID, à un moment donc où il s’agissait de rappeler que la culture est un bien de première nécessité.

À l’aube du 600e anniversaire de l’Université catholique de Louvain, il importe de rappeler que l’histoire des universités est celle de la volonté de cultiver non seulement les connaissances, mais aussi l’ouverture sensible au monde, à travers ses diverses formes d’expression, intellectuelles mais aussi artistiques. Après avoir été inscrite dans l’écrin historique et culturellement bouillonnant qu’est la ville de Louvain, la gageure pour notre Université, lorsqu’elle s’est installée dans ce qui est devenu Louvain-la-Neuve, a été de créer
un terreau culturel dans un lieu où les seules choses cultivées étaient les terres agricoles.

Une intuition visionnaire

Dans cette nouvelle ville sans histoire, l’intuition que Michel Woitrin, responsable et principale cheville ouvrière de cette création urbaine, a eue d’en chercher les racines dans les fermes qui occupaient les lieux en les dédiant à l’expression et à l’expérience artistique, s’est révélée particulièrement visionnaire. Tout d’abord, c’était rappeler une chose dont on doit impérativement se souvenir aujourd’hui : le sens originel du mot latin cultura renvoie tout à la fois à la culture du sol et à la culture de l’âme, ce dernier sens dérivant du premier. Plus que jamais, il nous faut repenser notre rapport à la terre (la planète qui nous abrite et le sol très concret sur
lequel nous nous trouvons), et cela passe par un travail sur notre rapport à son imaginaire, aux représentations qu’on s’en forge et qui déterminent donc notre rapport au monde. Or cela est bien une affaire de culture. Cet idéal s’est ainsi incarné, à Louvain-la-Neuve, dans la ferme du Blocry qui a accueilli l’Atelier théâtral Jean Vilar, important acteur dans le développement du théâtre universitaire ; dans la ferme du Biéreau qui a été consacrée, en partenariat étroit avec la ville d’Ottignies-Louvain-la- Neuve, à la musique sous toutes ses formes ; dans la ferme du Rédimé qui a été dédiée aux arts graphiques, une fonction qui sera reprise quelques décennies plus tard par la ferme de la Baraque. Et demain, ce sera au tour de la Ferme de Lauzelle, que l’UCLouvain a le projet de rénover, d’incarner une nouvelle dynamique d’hybridation entre recherche et création dans le cadre d’un nouveau tiers-lieu de la transition.

Un immense défi

Depuis sa création, le magazine TRACES a mis à l’honneur cette nouvelle dynamique qui est bien celle que le plan stratégique 2020-2025 a initiée, avec pour objectif de replacer la culture au coeur de trois principales missions de l’université – l’enseignement, la recherche et le service à la société –, et non à la marge, marge qu’il convient bien sûr de cultiver, l’université ne pouvant être à ce titre qu’un incitateur ou un facilitateur, laissant à chacun et chacune la liberté de goûter les expressions culturelles de son choix. Le moins que l’on puisse dire est qu’un tel défi est immense, car si l’accès à la culture est un droit, il est loin d’être démocratiquement partagé. Plus encore, les relations intimes entre culture et enseignement, qu’on a longtemps cru consubstantielles au projet universitaire, sont mises à mal par les impératifs, principalement économiques, de la spécialisation, dans un monde de plus en plus complexe, qui nécessite donc des compétences toujours plus pointues. On peut donc dire que le modèle universaliste, celui forgé par les Lumières et sur lequel s’est fondé le modèle universitaire tant allemand que français – modèle qui, certes, ne va pas sans receler quelques parts
d’ombre dans ses visées hégémoniques tendant à imposer une vision dominante de la Culture –, est en crise. Comment donc continuer à concilier l’idéal de la formation générale/recherche désintéressée avec celui de la formation spécialisée/recherche appliquée tournées vers les besoins du temps présent ? « L’université doit-elle s’adapter à la modernité, ou adapter la modernité à elle », s’interroge Edgar Morin. Et de répondre qu’« elle doit faire l’un et l’autre alors qu’elle est violemment entraînée vers le premier pôle ». Force est de constater que la culture est bien une des réponses à ce défi d’avenir pour autant qu’elle (re)devienne ce liant entre les trois missions de l’université, ou plus précisément qu’elle puisse garantir, jusqu’à un certain point, la cohérence du projet universitaire, dans une perspective résolument multi-culturelle et multidisciplinaire. Outre le soutien constant apporté aux initiatives culturelles étudiantes, le Fonds pour la recherchecréation lancé en 2020 est l’action la plus emblématique visant cet objectif. Avec une quarantaine de projets soutenus depuis sa création et présentés dans ce magazine, ce nouveau Fonds encourage la recherche et l’enseignement à s’hybrider avec la création artistique, ce qu’on nomme aujourd’hui la « recherche-création ». Du côté de l’enseignement, cela prend la forme d’une aide aux initiatives consistant à inviter des artistes afin d’enrichir les cours d’autres points de vue sur la matière comme sur la
manière de la transmettre. Du côté de la recherche, l’objectif est de stimuler les approches combinant des pratiques de création et de recherche universitaires, et favorisant la production de connaissances et l’innovation grâce à l’expression artistique.

Une invitation à penser et communiquer autrement

La recherche-création permet d’ouvrir et d’explorer de nouvelles voies de recherche ou de nouvelles manières de penser et de communiquer sa recherche à partir d’une pratique artistique. Il s’agit de faire surgir de nouveaux points de vue, que nos formats
habituels de penser et d’enseigner ne permettent pas de mettre au jour. La pensée en acte ou l’action réflexive permet d’éprouver ce que la création artistique fait à la pensée et la façon dont la pensée se construit et s’expose à travers cette expérience. On peut donc parler d’une résistance à un certain formatage universitaire. Cela peut prendre la forme d’une mise à distance temporaire de l’impératif de l’objectivité en récupérant la part subjective de nos recherches, et en l’assumant, ce qui permet de l’identifier comme telle. Cela revient à faire surgir ce qui est en-deçà des rationalités habituellement convoquées dans le monde scientifique mais qui n’en nourrit pas moins profondément nos habitus intellectuels. Il s’agit ainsi de regagner un territoire de liberté qui donne une force aux propositions scientifiques, et qui redonne à la recherche une réalité sensible et incarnée. L’enjeu est aussi celui de la médiation du savoir. L’objectif ici n’est pas seulement celui de la vulgarisation scientifique, c’est-à-dire de rendre accessibles à des non spécialistes un savoir ou des connaissances scientifiques préalablement établies. Ce n’est pas juste transmettre, grâce à l’art, du contenu scientifique d’une façon agréable ; ou pour le dire encore en d’autres termes, de rendre compréhensible un contenu complexe, grâce à une forme de simplification, les données/vérités de base restant inchangées. Que du contraire. Car c’est bien connu : le médium c’est le message. La médiation artistique (trans) forme la connaissance. Elle fait partie intégrante du processus d’invention. La médiation ainsi intégrée dans le processus même de la recherche invite à penser et à communiquer non pas autre chose mais autrement.

Ces formes d’hybridation recherchecréation, qui n’équivalent pas à une confusion des genres (il ne s’agit pas de faire des scientifiques des artistes et inversement), sont certainement promises à un bel avenir, au regard des mutations épistémologiques profondes qui marquent tant le monde des sciences que des arts. Faisons le voeu, en ce début d’année, que notre université devienne ce laboratoire dans lequel la recherche avec l’art contribue à inventer un nouvel art de la recherche.

Crédit photo: Frédéric Blondeau

Publié le 09 février 2024