Cotisser l’espace

Un autre langage par l’art et l’architecture, en fils et en films

Par Cécile Vandernoot, Anne Nottebaert et Beatrice Lampariello (LOCI Saint-Gilles)

S’ouvrir à la diversité, apprendre à connaître les autres, se déplacer dans des lieux différents pour « déplacer » des habitudes consolidées, expérimenter des modes de création manuels et filmiques, se servir des restes de textiles et des fragments végétaux. Tels ont été les concepts fondamentaux qui ont guidé un projet de recherche-création, nommé Cotisser l’espace, organisé à la Faculté d’architecture LOCI, à la fin de l’année 2023, sous la forme d’un cours au niveau Master.

L’ouverture à l’autre

Le projet condense le désir de construire avec des étudiant·es, des chercheur·ses, des enseignant·es et des artistes un espace alternatif et souple qui, au-delà de n’importe quelle question esthétique et constructive, se destine à d’autres.

Cotisser l’espace a visé à creuser des réalités sensibles et dépasser les narrations établies pour bousculer notre compréhension du monde. Pour ce faire, le projet s’est ouvert à certain·es autres, celles et ceux qui ont été souvent exclu·es de notre société, dont la contribution à la production artistique a été reconnue sous la dénomination d’« art brut » ou « outsider art ». L’inclusion sociale des personnes porteuses de handicaps a rencontré la notion du care, du bien-être des personnes dans leurs lieux de vie, selon un axe de recherche de l’Institut LAB et un projet d’atelier de la Faculté LOCI. Le cadre s’est inspiré de celui de la « S » Grand Atelier dont les pratiques de plus de vingt ans révèlent un terrain relationnel où chacun·e, avec ses spécificités, entretient le dialogue.

Pour partir à la découverte d’autres mediums et s’interroger sur des questions contemporaines par des moyens de représentation différents des plans et maquettes habituels aux architectes, deux artistes ont été invité·es : Barbara Massart, artiste au mental fragile, spécialisée dans la création textile et Nicolas Clément, photographe et vidéaste. Barbara Massart aime le fil de laine. Lorsqu’elle participe à l’atelier textile de la « S » Grand Atelier à Vielsalm, c’est pour y démêler des kilomètres de bobines afin de leur redonner vie sous forme de peau. Parfois cette peau prend la forme d’un toit chaleureux et rassurant tel un cocon de créatures oniriques. Elle a collaboré avec Nicolas Clément en 2014 et 2016 pour la réalisation de deux films, deux fictions poétiques : Barbara dans les bois et Santa Barbara. Le troisième intitulé Barbara III est en cours. Nicolas Clément développe quant à lui depuis 2000 un travail photographique qui explore les pratiques documentaires et interroge la perception. Ses images dépassent leur fonction descriptive et tissent un lien entre son vécu et celui du spectateur. Le duo est toujours actif parallèlement à d’autres projets et, dans le cadre de Cotisser l’espace, il a été complété par deux artistes complices – Anaïd Ferté qui accompagne l’atelier textile à la « S » et Alice Pilastre, artiste textile qui a ouvert les portes de la filière, son atelier, pour trois séances.

Une pédagogie différente

Cotisser l’espace a visé à conjuguer le présent et l’avenir, l’art brut, l’art contemporain et l’architecture. Le regard des artistes a nourri les réflexions des étudiant·es en architecture, chercheur·euses, enseignant·es et a enrichi et modifié leur vision du monde. Le potentiel d’exploration de ce projet de recherchecréation s’est appuyé sur la mixité des pratiques au départ des expériences personnelles, dans l’esprit de la réciprocité des langages entre arts et architecture. L’exercice s’est organisé à partir d’une pédagogie qui s’appuie sur le « faire » comme support d’apprentissage. Les étudiant·es y sont impliqué·es à la première personne, ils et elles ont été amené·es à apprendre à mettre en commun des expériences, à prendre position tout en laissant la place à chaque individualité, en respectant les diversités tout en ciblant collectivement un objectif. Les voyages vers la « S » et La filière, les repas communs, les projections de vidéos et la réalisation de leporellos (livres accordéons) sont devenus les occasions fondatrices des nouveaux savoir-faire. Par petits groupes, les étudiant·es ont réalisé des pièces tissées et des assemblages textiles à partir de matériaux souples dans une logique de recyclage et de développement durable ainsi que des matières brutes ou végétales (issues du jardin de la filière). Placées dans l’espace, ces pièces ont été capturées enimages, animées de sons, de personnes, d’effets de lumière et enfin transformées par les protagonistes des films.

Des formes diverses à partager

Cotisser l’espace s’est basé sur l’hypothèse que la richesse de la rencontre d’individualités et des diversités peut créer un projet (mais sans en connaître le résultat). Cinq projets ont été réalisés :

Échos textiles est une ode à la rencontre de cinq artistes connus à la « S », à travers la notion d’archivage, la réinterprétation de leurs gestes et une union des techniques. Maniant aiguille, crochet, fils et bandes de tissus, les étudiant·es font de chaque action une célébration du geste original, partagé sous une forme renouvelée.

Hypersensoriel propose un travail sonore et de tressage de matières qui filtrent la lumière. Le film cherche à révéler l’hypersensibilité des personnes composant le groupe. Un passage se crée, une traversée, une danse involontaire réveillent les sens et les intensifient.

Lunch on the napkin forme une grande nappe d’échantillons de tissus d’ameublement assemblés autour de laquelle l’ensemble du groupe a partagé des saveurs libanaises. Le film mène à une introspection, à partir de souvenirs d’enfance, les étonnements liés aux habitudes culturelles d’un groupe composé d’étudiant·es Erasmus venant de Roumanie et du Liban.

Douce puissance incarne une image de la femme éloignée de l’idée de l’être sensible, chétif et faible. La pièce textile, robe-tente monumentale, renvoie à la force et la puissance, le refuge et la protection. Elle a été pensée telle une idole qui demeure sereine, se sert de ses combats pour se régénérer et devenir encore plus forte.

PARA offre une réflexion poétique et burlesque à partir d’un élément que l’on peut voir comme un bouclier, un abri, une protection, un outil. Il vient en dernier recours des humains face au déchainement des différents éléments naturel. La lumière, le feu, l’eau, le vent et la terre veulent reprendre leur droit mais l’humain les façonne à sa guise alors qu’il n’est qu’éphémère.

Pièces et films ont été mis scène dans une grande exposition qui est la sublimation des rencontres et des expériences de vie de Cotisser l'espace.

Ce qu’en disent les étudiant·es

> Grande découverte en termes de méthode de travail, de recherche pratique en tissant, entremêlant, jouant avec la matière textile. Si finalement la pièce fabriquée ne convenait pas pour notre pièce finale, ce n’était pas grave car nous apprenions quand même et nous recommencions avec, peut-être, un matériau plus adapté. D’habitude je suis quelqu’un qui réfléchit énormément pour produire une seule chose qui sera bonne du premier coup, me voilà donc armé d’une nouvelle méthodologie ! La dimension inclusive en rencontrant des personnes porteuses de handicap, habituellement en marge de la société, en découvrant « l’outsider art » qu’elles produisent toujours dans la bonne humeur m’a énormément touché. Ce cours m’a apporté autant sur le plan humain, que sur le plan architectural.
Simon Coppens

> Une expérience enrichissante à bien des égards. Au début, j’avais des a priori quant à l’approche par le « faire », mais je me suis rapidement rendue compte de la pertinence et de la profondeur de celle-ci. J’ai été enthousiasmée par les nouvelles techniques et matériaux explorés. Premièrement par l’utilisation des matériaux souples. L’apprentissage des techniques de tissage a été particulièrement captivant. Cela m’a permis de comprendre comment des éléments simples peuvent être combinés pour créer des structures complexes. De plus, le travail de la vidéo a pu nous offrir un nouveau type de narration visuelle que l’on n’avait jamais rencontré auparavant dans le cadre de nos études. Enfin, la dimension sociale et inclusive de ce cours m’a particulièrement touchée, soulignant l’impact de l’art dans la société.
Rosalie Bury

> Pour la première fois dans nos études, nous avons apprivoisé des concepts appartenant au domaine élargi de l’architecture, à la mise en espace concrète et à l’émotion qui en résultait. Au-delà du fait de nous familiariser avec de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques, ce cours nous a surtout enseigné de nouvelles façons de transmettre. La transmission de nos idées à travers des images, des sons et des gestes mais aussi par des matérialisations spécifiques inspirées des pièces artistiques des personnes fragilisées rencontrées à la « S » Grand Atelier. Des personnes généreuses dans leur partage de savoirs qui portent un regard différent sur les choses. Chaque journée d’atelier était l’occasion de tricoter, de tisser, d’échanger et de manger tous ensemble dans la bienveillance, pas à pas vers la concrétisation de notre projet.
Lisa Bagnarol

> Ce cours à option sur le thème Cotisser l’espace fut enrichissant sur de nombreuxpoints. Tout d’abord, l’immersion dans le monde de l’art brut ou outsider art : nous avons fait de superbes rencontres mais aussi découvert le travail d’artistes passionnés et sensibles, qui nous ont énormément appris et influencé·es dans notre processus créatif. La reproduction de leurs gestes à travers la fabrication d’une traîne nous a permis de leur rendre hommage, de les remercier de cet échange aussi riche que sincère. Ce fut une belle aventure humaine mais aussi artistique, nous permettant chaque lundi de nous échapper du quotidien et des demandes classiques des études d’architecture.
Léa Tiberghien

> Au fil des dix séances, mon regard sur le monde artistique s’est transformé de manière significative. J’ai développé une sensibilité accrue à l’environnement sonore et la manipulation de ces sons a donné une symphonie qui a trouvé sa place dans notre montage vidéo. Ce cours a considérablement redéfini ma conception de l’espace, en particulier à travers la récupération de matériaux et la réflexion approfondie sur la manière de les intégrer dans une composition. La dimension collaborative dans ce cours nous a poussés à remettre en question constamment nos approches, à tester diverses idées, que ce soit dans l’assemblage des pièces textiles ou dans la recherche de cohérence. Chaque choix, chaque ajustement représentait un pas de plus dans la création d’un espace qui dépassait les frontières individuelles pour devenir une oeuvre collective. Enfin, les rencontres avec les âmes inspirantes de Vielsalm ont été des chapitres inoubliables, révélant un univers riche d’histoires et de perspectives qui ont teinté nos créations d’une palette d’influences nouvelles. Les échanges ont été autant de sources d’apprentissage, sculptant des compétences que nous ne pensions pas posséder.
Frédéric Neirinckx

> Le projet Cotisser l’espace nous a plongés dans l’univers captivant du textile. Nous avons exploré avec enthousiasme différentes techniques de tissage, textures, matières et motifs, souvent relégués au second plan dans l’architecture, du moins dans nos études. La collaboration étroite avec des artistes textiles et visuels a ajouté une couche de signification profonde à chaque conception, transformant le processus de création en une expérience partagée qui intègre une variété de compétences. L’inclusivité, bien loin d’être un simple concept, est devenue le fil conducteur du projet. Nous avons essayé à travers notre pièce textile de tisser des liens entre les artistes de la « S » Grand Atelier à Vielsalm et le public via la commémoration / transposition de leurs gestes, faisant de cette aventure une exploration enrichissante de la matière souple.
Antonin Broquedis

Visionner Cotisser l'espace en fils et en films compilant les vidéos réalisées par les étudiant·es↓

 

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Qui participé au projet ?

Étudiant·es
Alexandru ROSU, Ali CHAHROUR, Augustin MOLITOR, Antonin BROQUEDIS, Cassandra DE BEER, Charles-Guillaume
DE VUYST, Elias EL KHOURY, Frédéric NEIRINCKX, Julie DEMEULENAERE, Léa DELHAYE, Léa TIBERGHIEN, Lisa, BAGNAROL, Lina IDELBI, Lucia PALAGESIU, Mali VAN DAMME, Marian TATAR, Mégane MELERY, Michael-Georges HAMAM, Raymond Abou JAOUDÉ, Rosalie BURY, Selma CHERFAOUI, Simon COPPENS, Thelma HANNON, Zayad MOUJTAOUAZE

Enseignantes
Anne Sophie, NOTTEBAERT, Beatrice LAMPARIELLO, Cécile VANDERNOOT
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Publié le 09 février 2024