Aux origines de l’Ecole des sciences politiques et sociales
Notre Faculté des Sciences économiques, sociales, politiques et de communication s’apparente à une véritable mosaïque. Et l’on sait des mosaïques combien elles peuvent être éblouissantes ! Affirmer que l’Ecole des Sciences politiques et sociales figure, tel un noyau, au cœur de cette mosaïque ne participe aucunement de l’abus de langage. Bien sûr, il faut se garder de tout chauvinisme: c’est qu’en effet à l’origine, c’est-à dire en 1892, l’Ecole des Sciences politiques et sociales était présentée comme n’étant rien d’autre qu’une simple annexe à la « somnolente » - je cite - Faculté de Droit. Consolation : à partir de 1897, elle partagera son sort avec l’Ecole des Sciences commerciales et consulaires, laquelle changera de dénomination au fil du temps, pour finir par être partie prenante à la création de l’Ecole des Sciences économiques en 1941. C’est à la vérité dès 1929 que l’enseignement des sciences économiques surgit au cœur de toutes les préoccupations : Grande Dépression quand tu nous tiens ! Dans la foulée, un Institut de recherches économiques voit également le jour, qui étendra par la suite son action aux questions sociales et qui mènera alors ses activités en étroite collaboration avec les deux Ecoles. En 1950, toutes ces institutions quittent le giron de la Faculté de Droit pour former la pierre angulaire de la toute nouvelle Faculté des Sciences économiques et sociales. Et même s’il s’agit là d’une autre histoire, une nouvelle séparation, aux accents cette fois quelque peu douloureux, surviendra encore en 1975 : à cette époque, notre Faculté quitte Leuven pour emménager à Louvain-la Neuve où, depuis lors, elle n’a eu de cesse de donner du corps à toutes ses virtualités. Ce déménagement ne fut, il est vrai, que l’ultime étape d’une déjà vieille et progressive distanciation aux relents linguistiques appuyés.
Entre 1892 et 1950 - la période qui retient ici plus spécialement notre attention - plusieurs personnalités éminentes présideront aux destinées de l’Ecole des Sciences politiques et sociales. Quatre d’entre celles-ci se distinguent, notamment par la durée de leur mandat à la tête de l’Ecole. Tous juristes, ces professeurs furent également de grands serviteurs de l’Etat à des titres divers et leur réputation dépassera largement les frontières de notre Royaume.
Le premier d’entre eux, Jules Van den Heuvel est le président- fondateur de l’Ecole. Dans son sillage figure son disciple et compagnon de la première heure, Léon Dupriez, père de Léon Hugo Dupriez, économiste renommé dont le collège éponyme honore la mémoire! Viendront encore Alfred Nerincx et Henri Velge, le premier ayant été le maître du second et tous deux ayant été reçus docteurs en sciences politiques et sociales de notre Ecole.
Ajoutons à ce quatuor cette personnalité brillante et respectée que fut le professeur Victor Brants, présenté comme le co-fondateur de l’Ecole. Comment résister à la tentation de vous dresser le savoureux portrait dont il fit l’objet en 1913. Je cite : « La silhouette étirée en fût de peuplier, drapé dans un paletot noir, luisant de deux lustres, une tête de Christ où pétillent deux petits yeux fureteurs, tel depuis 30 ans déambule par les couloirs de la Faculté, Monsieur Victor Brants, le plus dévoué à la gent estudiantine des maîtres de l’Alma mater, le plus sympathique, le plus occupé… ». Historien de formation, cet homme de bien justifiait de connaissances encyclopédiques, sans toutefois jamais négliger son inclination « atavique » à promouvoir l’étude des sources et le recours aux procédés de la critique historique.
Il sied ici de le souligner, c’était un temps, aujourd’hui fort heureusement révolu, où il n’était pas encore donné aux femmes d’imprimer publiquement leur marque dans l’organisation de la cité. Tina Vulhopp sera la première étudiante à décrocher son doctorat en sciences politiques et sociales. C’était en 1928.
Professeur de droit public et même un temps ministre de la Justice, le président Van den Heuvel entendait surtout élargir le spectre de la science du droit en offrant à ses étudiants la faculté d’ajouter une dimension politique et une dimension sociale à leur formation : en cette fin de 19ème siècle, « la propension à étendre le droit de vote et la volonté d’instaurer la justice sociale », étaient à l’origine de son initiative. Mais si le but avoué de Jules Van den Heuvel était bien de faire de son école « une pépinière de hauts fonctionnaires et d’hommes politiques qui contribueraient à améliorer les cadres du parti catholique », ce grand homme d’Etat, dont on ne riait pas tant il avait « l’allure respectable, digne et sévère » n’en demeurait pas moins essentiellement dans l’orbite de la discipline juridique.
Dans les pas du fondateur, les présidents Dupriez, Nerincx et Velge porteront haut les couleurs de l’Ecole en se souciant de faire coller les programmes au plus près de l’évolution de la société. Le premier en fut la cheville ouvrière durant plus de quatre décennies. Sous la direction des deux derniers, l’on assiste entre autres à la montée en puissance de la sociologie : en 1939, il est ainsi fait appel au chanoine Jacques Leclercq pour dispenser le premier cours d’introduction à cette discipline. Juriste, mais aussi philosophe, celui dont le nom nous est familier - qui ne connaît pas le « Leclercq » - encouragera ainsi « l’étude des faits sociaux », aux dépens de « l’analyse des structures juridiques ». Jacques Leclercq deviendra à son tour le président de l’Ecole en 1952. Son souvenir se perpétue encore par la chaire qui porte son nom.
Et de la chaire Leclercq à la chaire Molitor, il n’y a qu’un tout petit pas que l’on franchit sans peine, tant le premier fut un guide éclairé pour le second. Chef de cabinet du Roi Baudouin de 1961 à 1977, André Molitor fera aussi découvrir, aux étudiants de notre Ecole, tous « les recoins de nos administrations», par son enseignement consacré « aux théories de l’administration publique et à l’histoire des institutions administratives de la Belgique » ; il s’y emploiera de 1949 jusqu’à sa mise à la retraite en 1981. Juriste de formation, rompu aux sciences administratives par l’extraordinaire diversité de ses expériences, ce « caméraliste des temps modernes », pour reprendre cette jolie expression du professeur Christian de Visscher, était un intellectuel de haut vol, doublé d’un « témoin engagé de son temps ». L’homme qu’il fut impressionnait aussi par sa simplicité.
Remontons à présent une dernière fois le cours du temps, car c’est bien le 1er octobre 1950, que la Faculté des Sciences économiques et sociales prenait définitivement son envol. La particularité des disciplines traitées au sein de notre Ecole en matière sociale, administrative, diplomatique et aussi journalistique, le développement concomitant de l’Ecole des Sciences économiques ainsi que, consécutivement, le rapport de plus en plus ténu avec la science juridique sont à l’origine de cette décision, prise par le conseil d’administration de l’Université le 24 juillet 1950. Dans la foulée, celui-ci ne manquera pas de préciser que « les professeurs de la Faculté porteront la toge à couleur verte »...
Une petite phrase, prononcée en 1948 par le professeur Pierre de Bie qui, dix ans plus tard, deviendra à son tour président de l’Ecole à la suite de Jacques Leclercq, donne de mesurer le chemin parcouru depuis 1892. Je cite : « Tandis que la presque totalité des étudiants se recrutaient jadis au sein de la Faculté de Droit et considéraient les études de science politique et sociale comme un passe-temps intelligent permettant l’obtention d'un diplôme supplémentaire à peu de frais, aujourd'hui, au contraire, une large fraction de jeunes gens viennent chercher à l'Ecole des Sciences politiques et sociales l'ensemble de la formation universitaire qui leur permettra de remplir dans la vie leur rôle d’élite dirigeante ».
Précisément, la marque de fabrique de notre Ecole ne consiste-t-elle pas à « s’adapter, avec beaucoup de flexibilité, aux exigences de chaque époque » ? Poser la question, c’est à l’évidence y répondre !
Un dernier mot maintenant : puisque ce jour est surtout celui de la consécration de votre beau parcours au sein de l’UCLouvain, vous me permettrez de livrer à votre sagacité cette petite phrase de ce délicieux romancier que fut Arthur Masson, romaniste patenté et également diplômé de notre Université. Je le cite : « Le diplôme n’est que la reconnaissance officielle d’une présomption dont il reste au bénéficiaire l’obligation morale de faire la preuve qu’il en était digne ». Je ne doute pas un seul instant que, toujours, vous aurez à cœur de faire honneur à cette présomption. Bravo à chacune et à chacun d’entre vous!
Par Philippe Bouvier, à l'occasion de la cérémonie de remise des diplômes PSAD, le 22 mars 2024