Le souvenir de Charlemagne sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle

Christian

Martens

Le Grand Tour fut pour moi l’occasion d’un voyage d’une remarquable richesse, rendu possible par le soutien généreux des mécènes et marqué à la fois de moments intenses de découverte, de visites d’une extrême variété et d’une première exploration de l’univers intellectuel de mon mémoire. Le projet en était né sous l’impulsion de mon promoteur, M. Cavagna, qui avait plaidé – avec raison ! – pour que je m’aventure sur les routes de Compostelle. En un mot, il s’est agi d’approfondir sur le terrain ma connaissance du célèbre pèlerinage et du rapport qu’entretenait ce dernier avec le mythe de Charlemagne, dont la meilleure formulation demeure encore la fameuse Chanson de Roland. Ainsi m’étais-je proposé de visiter neuf villes significatives qui égrènent le Chemin ; la liste avait d’ailleurs été consolidée par une consultation de l’œuvre qui constitue le noyau de mes recherches, la Chronique du Pseudo-Turpin, qu’on peut assimiler à une formulation latine légèrement postérieure de la matière de la Chanson de Roland.

Je suis donc parti le 4 août 2019 pour Paris, où j’ai pu, entre autres choses, admirer la basilique de Saint-Denis et le panthéon royal qu’elle abrite. Cependant, à l’exception de la maigre tour Saint-Jacques, seul reste d’une imposante église qui constituait le point de départ du pèlerinage compostellan depuis Paris, ce n’est pas tant dans la capitale qu’à Bordeaux et à Toulouse que j’ai pu véritablement entrer en contact avec les objets qui m’intéressaient. En Aquitaine, d’abord, il m’a été donné de visiter la basilique Saint-Seurin, où, selon la légende, Charlemagne aurait apporté l’olifant de Roland. À Toulouse, ensuite, j’ai pu admirer durablement, puisque je logeais juste à côté, l’immense basilique Saint-Sernin, probablement l’un des exemples les mieux conservés d’architecture romane monumentale. On soupçonne depuis longtemps que les sculpteurs du portail sud de l’église sont d’un atelier proche de celui qui a réalisé ceux de la cathédrale romane de Compostelle.


Vue depuis le sud de l'abbatiale Saint-Sernin. Commencée dès la fin du XIème siècle, elle constitue un des plus anciens exemples de basilique voûtée en France. Elle est dotée d'une exceptionnelle crypte où l'on conserve plusieurs centaines de reliques des saints les plus divers.

Ce n’est que le 11 août que j’ai enfin traversé les Pyrénées pour parvenir à Barcelone : les collections d’art roman, sous formes de sculptures ou – plus exceptionnel encore ! – de fresques, des deux grands musées de la ville (Musée Marès et Musée national d’art de Catalogne) m’ont abrité de longues heures du soleil. J’ai poursuivi ma route vers l’un des plus importants centres de pèlerinage espagnols, Saragosse, où, il y a près de 2000 ans, la Vierge Marie, qui se trouvait en réalité à Éphèse, serait apparue miraculeusement, au sommet d’un pilier, à l’apôtre Jacques alors qu’il évangélisait l’Hispanie. C’est au XVIIIème siècle, au plus fort de la dévotion, qu’on a élevé là une colossale basilique, dont les espaces ouverts rassemblent encore aujourd’hui, à ma grande surprise il est vrai, des foules immenses. J’ai pu y assister, heureux concours de circonstances, à la messe de l’Assomption : ce fut là un spectacle impressionnant et touchant, qui parvint à tirer profit tant de l’édifice que de la masse des fidèles.

À Burgos, j’eus la chance d’être accueilli par la conservatrice-en-chef du Musée régional, qui m’a présenté sa ville les trois journées suivantes. J’ai ainsi pu admirer, sous l’égide d’une spécialiste de la région, deux exceptionnels panthéons royaux (Mijaflores et Las Huelgas) et une grande part du patrimoine religieux de la ville. Il m’a fallu, à contre-coeur, continuer ma route et arriver à Léon. Là, c’est surtout la basilique collégiale de Saint-Isidore qui a retenu mon attention : on y conserverait le véritable Saint-Graal ; en réalité, ce serait un complexe assemblage d’éléments antiques et d’orfèvrerie du XIème siècle, offert par une infante de Léon, Urraca de Zamora (1033-1101), à la collégiale, construite elle-même au début de ce même siècle sur les restes d’un palais royal. Pour les latinistes, il est bon de savoir qu’on trouve aussi sous le maître-autel de cette basilique la dépouille d’une des grandes autorités intellectuelles du Moyen Âge, saint Isidore de Séville, puisqu’on y a, selon les souhaits des rois de Léon, déplacé à grands frais le corps de l’encyclopédiste depuis la lointaine Andalousie.


Vue de la cathédrale de Burgos depuis le sud. Commencée en 1221, elle constitue un exemple précoce de pénétration du style gothique français en Castille.

Vint enfin conclure ce périple, solitaire mais heureux, Saint-Jacques-de-Compostelle. En dépit, malheureusement, des travaux de restauration qui ont rendu la visite de la cathédrale difficile, j’y ai pu contempler un ensemble de musées et d’églises dont l’objet central était la dévotion à saint Jacques. La vibrante vivacité du pèlerinage, par ailleurs, mérite l’observation, même s’il serait erroné de penser que le tourisme de masse ne commence pas à y prendre ses droits. Ce qui m’a, personnellement, le plus impressionné en cette ville si célèbre, c’est l’uniformité architecturale qui y a été atteinte au cours du XVIIIème siècle : toutes les églises, tous les édifices publics ont suivi l’exemple de la cathédrale et en ont repris le style – les modifications dont son aspect extérieur a été l’objet ont donné le la à la cité tout entière.


Vue de la façade occidentale de la cathédrale de Compostelle. Réalisée au début du XVIIIème siècle, elle cache derrière ses moulures baroques l'antique façade romane.

L’expérience glanée pendant ce voyage de pas moins de trois semaines est inestimable. L’institution stipendiaire du Grand Tour ne requiert de ses lauréats que deux choses : un projet cohérent et la volonté marquée de tirer le plus grand profit de la chance unique qui leur est offerte. Si ce n’est donc les frais, il incombe ensuite à l’étudiant de prendre tout en charge, de l’organisation à la visite : un tel voyage assure donc un apprentissage tant pratique qu’intellectuel. C’est un tout de ce genre, qu’on ne peut que vaguement définir et où facultés organisationnelles sont développées parallèlement au goût de la visite en solitaire, qui constituera le bagage durable de mon Grand Tour. J’ai pu parcourir les Chemins de Compostelle sous une pluralité de formes : depuis les pages de mes livres de référence et mon écran d’ordinateur alors que je concevais le voyage, jusqu’aux villes, auberges et églises qui les égrènent.