Entretien avec Amélie Anciaux

Une sociologie des pratiques de consommation verte

Sur quoi porte ta thèse?

Ma thèse s’intéresse à la manière dont les pratiques de consommation «durables» apparaissent, se maintiennent ou sont abandonnées ainsi qu’à leur coexistence avec d’autres pratiques moins « vertes ». Une des originalités de ma recherche est qu’elle considère la pratique comme unité d’analyse et non l’individu comme c’est généralement le cas dans les études traitant de la consommation. Ainsi, les théories des pratiques sociales, et en particulier celles de Schatzki et de Reckwitz, forment le cadre théorique de cette recherche. J’ai récolté trente-trois récits croisés de pratiques et réalisés en Belgique francophone : vingt-deux avec de jeunes adultes (nés entre 1981 et 1994) ayant adopté au moins une pratique quotidienne plus « durable » ainsi qu’avec onze de leurs parents (nés entre 1950 et 1970). Pour renforcer l’analyse qualitative initiale, certains résultats ont été triangulés au moyen de données statistiques récoltées grâce à un questionnaire auto-administré et diffusé sur le réseau social Facebook en 2014. L’analyse des données, notamment à partir de représentations graphiques des carrières des pratiques et des praticiens, m’a permis d’appréhender le contexte socio-historique de l'évolution (ou non) des pratiques étudiées, mais également d’analyser le rôle des proches dans l’adoption de pratiques « vertes » à partir d’une approche diachronique.

Quel est l’enjeu des pratiques durables ? Pourquoi est-ce important de s’y intéresser ?

L’enjeu de cette recherche est de proposer une approche systémique et compréhensive permettant d’identifier des leviers et des freins dans l’adoption de pratiques ayant un moindre impact sur l’environnement dans le but de contribuer à répondre à l’un des plus grands défis auxquels le XXIème siècle est confronté : la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Les pratiques étudiées dans ma thèse sont issues de trois domaines de consommation distincts : l’alimentation, la mobilité et le tourisme. Ces thématiques ont respectivement été choisies pour l’importance de leur poids sur l’environnement. Ainsi, pour l’alimentation, l’option a été prise de se concentrer essentiellement sur la consommation de viande étant donné que l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) souligne que le secteur de l’élevage joue un rôle important dans le changement climatique, puisqu’il représente près de 15% des émissions d’origine humaine. Dans le même ordre d’idées, le parlement européen indique que les transports sont responsables de près de 30% des émissions totales de CO2 de l'Union européenne, en particulier les voitures personnelles. De plus, la modélisation de différentes options de réduction de gaz à effet de serre a démontré que les développements technologiques ne suffiront pas pour atteindre les objectifs que s’est fixée l’Union européenne concernant la production d’émissions cumulées de CO2 du secteur routier. Enfin, le tourisme totalise une empreinte carbone d’environ 8% des émissions au niveau mondial, et est amené à constituer une part encore plus grande dans le futur.

Quels sont les apports principaux de ta recherche ?

Appréhender ces questions à partir d’un cadrage théorique orienté sur les pratiques et cumulé à une méthodologie innovante. Ce qui soutient l’argument central de cette thèse : les pratiques de consommation (qu’importe leur impact sur l’environnement) doivent nécessairement être étudiées dans une perspective synchronique afin de mieux cerner le phénomène de compartimentalisation observable dans le quotidien de chacun et qui consiste en la coexistence de pratiques quotidiennes « durables » et moins « durables » chez un même porteur de pratiques. De fait, ma thèse approfondit le concept de compartimentalisation en proposant une typologie en trois formes.

  • J’ai intitulé « compartimentalisation intra-thématique » une première catégorie de combinaisons entre pratiques dont la spécificité est qu’elle agence des pratiques de consommation « durables » et moins « durable » au sein d’un même domaine de consommation. Un exemple concret est le fait de manger des produits issus de l’agriculture biologique (ce qui est considéré comme une pratique « verte ») mais qui ne sont pas produits localement (alors que l’importation de produits alimentaires, notamment par camion, par avion ou par bateau, produit un impact néfaste de ces produits sur l’environnement). Dans la compartimentalisation intra-thématique, on repère donc une coexistence de pratiques « vertes » et moins « vertes » dans un même domaine de consommation (en l’occurrence, ici, l’alimentation).
  • La seconde forme de combinaisons est appelée « compartimentalisation inter-thématique » et se manifeste dans l'adoption de pratiques « vertes » pour certaines pratiques dans certains domaines de consommation, mais pas dans tous : tantôt l'accent « vert » est mis sur certaines pratiques alimentaires, tantôt sur des pratiques relatives à la mobilité, mais aucune régularité ne peut être observée au sein des différentes routines de consommation. Une illustration de cette compartimentalisation inter-thématique se manifeste par exemple lorsque, parmi les jeunes adultes interrogés, certains s’avèrent attentifs à manger des produits biologiques, locaux et de saison mais parcourent plus de 100 km par jour seuls en voiture pour effectuer l’aller-retour entre leur domicile et leur lieu de travail.
  • Enfin, je nomme « périodique » une troisième forme de compartimentalisation observée. Cette forme de compartimentalisation n'a lieu qu'à certains moments ou lors de certains événements comme une fête avec des amis, Noël ou des vacances. Les pratiques plus « durables » de la vie quotidienne qui sont mis entre parenthèses pendant les vacances sont des exemples typiques de compartimentalisation périodique.

L’interprétation de ces différentes formes de compartimentalisation est l’ultime défi de cette recherche qui, à partir d’une approche systémique et compréhensive, met en évidence certaines dimensions favorisant, ou au contraire freinant, l’adoption de pratiques ayant un moindre impact sur l’environnement. Ainsi, il a pu être décelé que les proches, en ce compris les parents, le conjoint et le/les enfant(s), ont une influence non-négligeable dans le recrutement, le maintien ou l’abandon de certaines pratiques dites « durables ». Ces résultats viennent contribuer à la littérature scientifique qui mobilise les théories des pratiques sociales puisque peu de recherches qui s’en revendiquent prennent en considération le rôle des proches dans la carrière de la pratique. En outre, les questions de genre ainsi que l’air du temps sont également apparues comme ayant une influence sur les pratiques de consommation étudiées. Toutefois, il faut souligner que j’ai observé que ces différentes dimensions pouvaient avoir un poids tant positif que négatif au regard d’une consommation plus « durable », et ce, en fonction de la pratique étudiée.

Et concernant la suite ?

Fin février, je commence un post-doctorat avec Grégoire Lits sur le projet « Smart and Social Home Care » qui s'intéresse au développement de nouvelles technologies permettant aux personnes âgées de recevoir des soins à domicile plutôt que d’aller dans une maison de soins. Des solutions au carrefour de la technologie, de la santé publique et des sciences sociales peuvent aider à faire face à deux problèmes majeurs contemporains : (1) lutter contre l'isolement social et (2) répondre aux besoins d'assistance et de sécurité. La crise actuelle du covid-19 a démontré de façon spectaculaire la nécessité de meilleures solutions de soins pour les citoyens âgés de la région bruxelloise. L'objectif de ce projet est donc de développer une solution à domicile pour aider les personnes âgées qui souhaitent rester chez elle et ce, en coordonnant l'action de tous les acteurs de leur réseau social personnel (assistants sociaux, aidants, parents, voisins, etc.). Ainsi, mon bureau se trouvera donc dorénavant en face du bâtiment Doyen : au MiiL Scholar.

Publié le 23 février 2021