Jean De Munck, directeur du CriDIS, a publié le 30 janvier une carte blanche dans La Libre à propos de l’ordonnance rendue par la Cour de justice internationale de La Haye concernant l’accusation de génocide portée à l’encontre d’Israël par l’Afrique du Sud.
La Cour de Justice internationale vient de rendre son ordonnance. Appelée à se prononcer non sur le fond de l’affaire, mais sur des mesures conservatoires, elle reconnaît le risque de génocide dans la bande de Gaza. Elle rappelle à Israël ses obligations, tout en demandant la libération immédiate des otages par le Hamas. Cette décision appellera sans doute de nombreux commentaires juridiques. Dans l’immédiat, le plus important tient dans la réception politique des messages qu’envoie la Cour non seulement aux Israéliens, mais aussi aux Palestiniens et à la communauté internationale.
Réveiller les consciences israéliennes
« Génocide » ? Les enquêtes font état de l’incompréhension de nombreux Israéliens face à cette accusation. Pourtant, la Cour n’a pas de mal à aligner les faits : nombre disproportionné de victimes civiles, destruction systématique d’infrastructures vitales (eau, alimentation, santé), habitat en ruines. Et d’ajouter des propos déshumanisants de hautes autorités israéliennes.
Comment expliquer l’aveuglement du public israélien sur ces faits objectifs ?
La propagande gouvernementale, inévitable en temps de guerre, constitue une première explication. Elle n’est pas la seule. Les évènements du 7 octobre furent vécus en Israël comme la réactualisation de l’horreur indicible de la Shoah. Depuis quatre mois, l’hallucinant film de l’attaque passe en boucle dans les consciences israéliennes. Un trauma très compréhensible a saisi cette société, plus terrible que ceux qui l’ont précédé en 1973 ou à l’occasion d’attentats-suicides. Il est prolongé par l’interminable supplice des otages. Or les traumas déforment la perception de la réalité, immunisent contre la critique et suscitent des réactions irrationnelles. C’est la deuxième explication. La culture politique dominante du pays constitue un troisième filtre. Hypernationaliste, elle déprécie largement les droits humains fondamentaux.
Ce mélange de propagande, de traumatisme et d’idéologie rend pour l’instant la catastrophe humanitaire gazaouie invisible en Israël. L’ordonnance de la Cour permet-elle de surmonter ces obstacles et d’aider au réveil moral des Israéliens ? Elle constitue en tout cas un facteur de retour à la réalité et de rétablissement de la primauté du droit. Son usage du concept de génocide n’exprime pas un parti-pris politique, mais qualifie des faits de manière plausible, sur base d’indices convergents. Son jugement reste nuancé. La Cour ne dit pas qu’un génocide a eu lieu. Elle appelle des mesures contre un processus qui, s’il se poursuivait, pourrait conduire à un génocide. Elle ne critique pas le droit d’Israël à l’autodéfense face à une organisation criminelle.
Quoique, et parce que, raisonnable, la parole de la Cour désigne efficacement un risque moral aux conséquences incalculables. Espérons qu’elle puisse conduire les décideurs israéliens à réviser leur politique, et aider des forces de paix, marginalisées mais réelles, à reprendre le dessus dans le débat public israélien.
Entendre les souffrances du Sud
La Cour envoie aussi un message important aux Palestiniens et aux pays qui les soutiennent. Les instances juridiques internationales sont souvent vues comme des institutions « de race blanche », qui minimisent les souffrances des peuples du Sud. A juste titre, l’Occident a quasiment sanctuarisé le souvenir de la Shoah. Mais il continue de sous-estimer des crimes dont furent (et continuent d’être) victimes des peuples non-occidentaux. Les mécanismes internationaux sont-ils porteurs d’impartialité ?
Preuve est donnée qu’une Cour de justice ne fonctionne pas comme le Conseil de Sécurité de l’ONU. En son sein, pas de droit de véto ni de calculs tactiques. Sur quinze juges de nationalités différentes, une impressionnante majorité est capable de se mettre d’accord, dans le respect total des opinions dissidentes, sur une question précise. N’est-ce pas là une image d’un ordre international juste ? La crédibilité du droit international ne dépend certes pas d’une seule décision, mais d’un « jeu répété » sur la longue durée. Il n’empêche. Des décisions aussi symboliques que celle-ci jouent, dans la construction de la confiance, un rôle-clef.
Mobiliser la communauté internationale
Enfin, la Cour envoie un message très important à la communauté internationale tout entière. Israël n’est pas seul en cause. D’autres doivent aussi agir pour éviter que le désastre en cours ne débouche sur une catastrophe totale.
Au lieu de quémander, sans succès, un peu de modération à son grand ennemi Bibi, Joe Biden ferait mieux de saisir l’occasion de cette ordonnance pour forcer une modification radicale à Gaza. Quand ils perdent le fil du droit, les Etats-Unis perdent la base de leur leadership. Leur crédibilité est très affaiblie : comment peuvent-ils encore demander la mobilisation internationale contre l’invasion russe en Ukraine s’ils sont incapables d’amener Israël, qui dépend matériellement d’eux, à respecter des droits élémentaires ?
Il s’agit donc à présent de mettre d’urgence en place un dispositif volontariste et puissant d’exécution de l’ordonnance : aide humanitaire continue, répression des incitations génocidaires, protection des civils. Voilà une bonne base pour une coopération internationale décidée, incluant les pays européens (et arabes ?). Cela peut passer par un cessez-le-feu. Quoique non exigé par la Cour, l’arrêt total des hostilités serait sûrement le meilleur moyen pour réaliser ses objectifs. Cependant, même sans lui, il est possible de déployer des moyens exceptionnels de protection des Palestiniens. Les juges ont parlé. Aux politiques de faire, sans délai, leur part du boulot.
Publié dans « La Libre », 30 janvier 2024