C.A.T., décision du 4 mai 2015, E.K.W. contre Finlande (CAT/C/54/D/490/2012)

Louvain-La-Neuve

Le CAT, également attentif aux certificats médicaux déposés par les demandes de protection internationale

Le renvoi d’une demandeuse d'asile congolaise, qui a produit un certificat médical attestant de séquelles d’actes de torture, vers la République du Congo constituerait une violation par la Finlande de l’article 3 de la Convention contre la torture.

C.A.T., art. 3, risque de torture, certificat médical, alternative de protection interne

A. Décision

La requérante, d’origine congolaise, est originaire de Kinshasa. Elle travaillait à Dongo, au sien d’une organisation non gouvernementale venant en aide aux femmes du Congo. Elle est également membre du Mouvement de Libération du Congo (M.L.C.) qui était à l’époque le principal parti d’opposition en République Démocratique du Congo.

Durant le conflit entre la branche armée du MLC et les forces armées de la République Démocratique du Congo, une réunion organisée par la requérante pour mobiliser la population féminine locale a été interrompue par des soldats des FARDC. Ils ont trouvé dans le sac de la requérante une carte de membre du parti. Elle a été arrêtée avec d’autres femmes. Elle a été emprisonnée dans leur camp, détenue dans une fosse. Elle relate avoir été violée et brutalisée pendant les deux ou trois mois pendant lesquels elle a été détenue. Elle expose avoir réussi à s’évader lors d’une attaque du camp par les forces d’opposition et avoir trouvé refuge dans une église locale. Après l’avoir soignée, les personnes de cette église l’ont aidée à fuir le pays.

Arrivée en Finlande, elle a demandé l’asile le 16 avril 2010. Elle a produit un rapport médical décrivant les blessures qui lui ont été infligées pendant sa détention. Le service finlandais de l’immigration a pris une décision négative fondée sur les incohérences et les invraisemblances du récit. Les traumatismes physiques et psychiques énumérés dans le certificat médical produit pouvaient avoir d’autres causes que celles évoquées par la requérante. En degré d’appel, il a été jugé que la requérante n’avait pas un profil politique ou social suffisamment marqué pour être une cible des autorités à Kinshasa, sa ville d’origine. En Finlande, la requérante a été orientée par son centre d’accueil vers un centre SOS-crise où elle a été reçue à deux reprises en consultation psychiatrique.

Le comité contre la torture examine s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture en cas de renvoi vers la République Démocratique du Congo. Il souligne que le §2 de l’article 3 lui intime de tenir compte de tous les éléments pertinents, en ce compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le comité précise qu’il faut déterminer si la personne concernée court personnellement un risque prévisible et réel. L’existence de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, n’est pas un motif suffisant pour établir une crainte individuelle. Inversement, rappelle le comité, l’absence d’un ensemble de violation flagrante et systématique des droits de l’Homme ne signifie pas qu’une personne, individuellement, ne court pas de risque.

En ce qui concerne le niveau de risque, le comité rappelle son obligation générale n°1 selon laquelle de simples supputations ou soupçons ne suffisent pas. Par contre, aux termes du §6 de cette observation générale, il n’est pas nécessaire de prouver que le risque est hautement probable. Il doit toutefois être encouru personnellement et de manière actuelle. En résumé, il doit être prévisible, réel et personnel.

En ce qui concerne l’étendue de son contrôle, le comité rappelle qu’il accorde un « poids considérable » aux constatations de faits des organes de l’Etat intéressé. Toutefois, celles-ci ne le lient pas et il apprécie librement les faits en tenant compte de l’ensemble des circonstances de la cause.

Revenant sur les faits et plus particulièrement sur le rapport médical produit par la requérante, le comité relève que selon ce rapport « Les marques que porte la requérante sur le corps et les symptômes psychiatriques qu’elle présente sont compatibles avec les tortures qu’elle déclare avoir subies ». Le Comité en déduit que la requérante a apporté suffisamment d’éléments prouvant qu’elle a été soumise à la torture par le passé. Il se démarque en cela des autorités finlandaises.

En ce qui concerne la crédibilité de la requérante, le comité met en avant que « l’on ne peut guère s’attendre à ce que le récit d’une victime de la torture soit d’une parfaite exactitude, et que les incohérences dans l’exposé des faits par la requérante ne remettent pas en cause la véracité générale de ses allégations, d’autant qu’il a été démontré que l’intéressé souffre de troubles post-traumatiques ».

Enfin, le comité suit la requérante qui a démontré que la violence contre les femmes était très répandue en République Démocratique du Congo. Il rappelle sa jurisprudence antérieure et notamment l’affaire Njamba contre la Suède (communication n°322/2007, décision du 14 mai 2014, §9.5). Dans cette affaire, il avait été jugé qu’il était impossible de distinguer en République Démocratique du Congo des zones qui pourraient être sûres pour les femmes victimes de violences sexuelles. Il s’ensuit que l’appréciation de la Finlande selon laquelle la requérante pourrait être en sécurité à Kinshasa ne peut être retenue.

Concernant la situation générale au Congo, le comité s’appuie sur des rapports qu’il qualifie de fiables, tels que le rapport de la Haut-commissaire des Nations-Unies au droits de l’Homme sur la situation des droits de l’Homme et les activités du Haut-commissariat en République Démocratique du Congo de 2013 (A/HRC/24/33) ainsi que les observations finales du comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant le rapport unique valant 6e et 7e rapports périodiques de la République Démocratique du Congo (CEDAW/C/COD/CO/6-7). Il ressort de ces rapports que la violence à l’égard des femmes et notamment les violences sexuelles sont un phénomène qui touche l’ensemble des régions en République Démocratique du Congo.

Pour ces raisons, le Comité conteste l’existence d’une alternative de protection interne au Congo. Selon la Finlande, la requérante pourrait être en sécurité à Kinshasa. Son profil n’est pas tel que les autorités de Dongo, qui l’ont persécutée, prendront la peine de la poursuivre à Kinshasa.

Tout comme sur la question de l’évaluation des circonstances factuelles, le comité évalue la réalité de l’alternative de protection interne en appliquant des standards similaires à ceux de la Cour européenne des Droits de l'Homme, laquelle tient compte, pour analyser la faisabilité de l’alternative de protection interne, de la situation de sécurité dans l’ensemble des régions du pays.

B. Éclairage

La décision du comité contre la torture commentée est intéressante sur différents points, outre l’intérêt général que doit susciter la jurisprudence du comité contre la torture.

Pour rappel, le comité contre la torture met en œuvre la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants du 10 décembre 1984 entrée en vigueur le 26 juin 1987. Elle se double d’un protocole que les États peuvent ratifier admettant ainsi le droit de recours individuel. Aux termes de l’article 3 de la convention « Aucun Etat parti n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre pays où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture ». Le §2 précise que « Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’Etat intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’Homme, graves, flagrantes, ou massives ». La Convention contre la torture a été signée par 82 États mais ratifiée par 158 États. Le protocole facultatif permettant le droit de recours individuel a été signé par 80 États parmi lesquels de nombreux États de l’Union Européenne ou du Conseil de l’Europe.

La possibilité de recourir au comité contre la torture offre au requérant un instrument complémentaire à la Cour européenne des droits de l'homme. Le requérant est toutefois tenu d’opter entre ces deux recours, l’un étant élusif de l’autre, pour autant qu’il soit recevable.

Le comité contre la torture consacre une part importante de sa jurisprudence à examiner la compatibilité à la convention de mesures d’éloignement du territoire. Ainsi, sur les 13 affaires examinées lors de sa 54e session au printemps 2015, 12 concernaient des mesures d’éloignement du territoire. Lors de la 53e session, 9 des 13 affaires traitaient de cette matière. Il faut encore préciser que le comité contre la torture, comme la Cour européenne des Droits de l'Homme, peut adopter des mesures provisoires en cas d’un péril imminent.

Sur le fond, cette affaire appelle les commentaires suivants :

1. Exigence d’individualisation

Le comité contre la torture prend en compte les risques individuels, la situation générale n’étant analysée qu’au titre du contexte. Il importe de préciser que le Comité n’examine que les faits de torture imputable aux autorités officielles ou de facto.

Cette exigence d’individualisation correspond à celle qui ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, même si cette dernière tempère l’exigence d’individualisation lorsque le requérant appartient à un groupe particulièrement ciblé ou alors lorsque le niveau de violences est extrême de sorte que toute personne renvoyée dans le pays d'origine peut encourir un risque de traitements inhumains et dégradants (voy. not. C.E.D.H., Sufi et Elmi c. R.U., (2011) ; dans le même sens C.J.U.E., El Gafaji, (2009)).

En ce qui concerne le niveau de risque, il doit être prévisible et ne doit pas atteindre un niveau « hautement probable ». Cela signifie que tout risque réel doit être pris en compte. Ce questionnement quant au niveau de risque a fait l’objet de discussions devant la Cour suprême des Etats-Unis, dans une affaire CARDOZA-FONSECA. Dans cette affaire, la Cour suprême se posait la question de savoir quel était le niveau de risque qui était exigé. Comme le souligne l’ouvrage « Qu’est-ce qu’un réfugié ? » (Jean-Yves CARLIER, Dirk VANHEULE, Klaus HULLMANN, Carlos PENA GALIANO, BRUYLANT, Bruxelles, 1998), bien souvent la jurisprudence n’aborde pas cette question, se contentant de faire état sans précision d’un risque sérieux. Dans l’arrêt CARDOZA-FONSECA prononcé en 1987, la Cour suprême des Etats-Unis y souligne qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait plus de 50 % de chance qu’un évènement se produise pour considérer qu’un risque existe. Le risque peut exister même s’il y a moins de 50 % de chance que cet évènement se produise. Le critère est un critère obligeant à dépasser une probabilité minimale. A plusieurs reprises, la jurisprudence américaine précise qu’un risque de l’ordre de 10 % peut suffire, tandis que la jurisprudence canadienne considère que le degré de chance raisonnable se situe entre 50 % et un minimum (pages 742-743).

2. Prise en compte des certificats médicaux

Comme la Cour européenne des droits de l'homme, le comité contre la torture se montre particulièrement attentif aux certificats médicaux déposés. Dès lors que ces certificats médicaux révèlent des séquelles qu’un médecin juge compatibles avec les faits allégués, ils deviennent une preuve à prendre en compte par l’Etat examinant la demande de protection. A la différence de la jurisprudence finlandaise qui rejoint une tendance observée dans la jurisprudence belge, le comité contre la torture et la Cour de Strasbourg accordent une place essentielle aux certificats médicaux. Ils ne sont pas uniquement utilisés pour appuyer un récit crédible mais sont en soi des éléments objectifs pris en compte indépendamment même de la crédibilité. Ils doivent en tout cas conduire les instances d’asile à une grande prudence (voyez notamment en ce sens l’arrêt R.C. contre Suède du 9 mars 2010, §53 ; l’arrêt M.O. contre France du 18 avril 2013 : les certificats médicaux y attestaient de la présence de plusieurs cicatrices sur le corps du requérant ; ils ont été considérés comme des éléments suffisants pour attester de la vraisemblance des tortures dénoncées ; dans le même sens, l’arrêt I. contre Suède du 5 septembre 2013 : dans cette dernière affaire, même si le requérant ne parvenait pas à prouver de manière suffisamment certaine les raisons et les auteurs des actes de torture, la Cour a souligné qu’il ne fallait pas attendre de victimes de tortures qu’elles fournissent des explications avec une parfaite cohérence. Lorsque le demandeur d'asile apporte la preuve qu’il a été torturé, il appartient à l’Etat d’éluder les doutes quant au risque qu’il le soit à nouveau).

De manière générale, la jurisprudence invite les juges nationaux à ne pas arrêter leur analyse au manque de crédibilité, lorsque le demandeur d'asile dépose au dossier un certificat médical attestant de séquelles compatibles avec les mauvais traitements allégués. C’est probablement dans l’arrêt R.J. contre France du 19 septembre 2013 que la Cour européenne des droits de l’homme est la plus didactique lorsqu’elle pose les principes en matière de charge de la preuve :

  • Le demandeur d'asile doit établir le risque qu’il invoque ;
  • Il convient de lui accorder le bénéfice du doute en raison de sa vulnérabilité ;
  • S’il y a de sérieux doutes, le demandeur d’asile doit fournir une explication satisfaisante quant aux incohérences de son récit ;
  • S’il apporte les preuves requises, il importe au gouvernement de dissiper les doutes éventuels.

Cette attention réservée aux éléments médicaux trouve appui dans la Directive procédures révisée, dont l’article 18 dispose que : « Si l’autorité responsable de la détermination le juge pertinent pour procéder à l’évaluation d’une demande de protection internationale conformément à l’article 4 de la Directive 2011/95/UE, les Etats membres prennent, sous réserve du consentement du demandeur, les mesures nécessaires pour que le demandeur soit soumis à un examen médical portant sur des signes de persécutions ou d’atteintes graves qu’il aurait subies dans le passé. Les États membres peuvent également prévoir que le demandeur prennent les mesures nécessaires pour se soumettre à un tel examen médical ».

La jurisprudence du comité contre la torture adopte la même posture. Elle avait statué dans le même sens dans une décision du 7 février 2011 en cause K.H. contre le Danemark (communication n°464/2011 – CAT/C/49/D/464/2011). Dans cette affaire qui concernait un jeune afghan, le requérant avait demandé à subir un examen médical spécialisé, faisant valoir qu’il n’avait pas de ressources financières suffisantes pour payer lui-même un tel examen. Devant la commission de recours pour les réfugiés, il avait montré les traces de violences qui lui avaient été infligées par les autorités afghanes. L’Etat concerné ne les contestait pas. Le comité a estimé que « Même s’il incombe au requérant d’établir que sa demande d'asile est à première vue fondée, cela ne dispense pas l’Etat de consentir un effort important pour déterminer s’il y a des motifs de croire que le requérant serait exposé à un risque de torture s’il était renvoyé dans son pays ». Dans ce dossier, le comité a jugé que le requérant avait fourni suffisamment d’éléments à l’appui de son allégation de torture, dont deux rapports médicaux, et avait sollicité un examen médical spécialisé. L’Etat n’a pas ordonné cet examen médical, attitude jugée fautive par le comité. Dans ce contexte, le comité avait conclu à l’existence d’un risque de violation de l’article 3.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.A.T., décision du 4 mai 2015, E.K.W. contre Finlande (CAT/C/54/D/490/2012).

Législation

Convention contre la torture.

Doctrine

Sur la prise en compte des certificats médicaux, voy. notamment S. DATOUSSAID, H. GRIBOMONT, S. SAROLEA, La réception du droit européen de l’asile en droit interne : la directive procédures, EDEM, décembre 2014

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « Le CAT, également attentif aux certificats médicaux déposés par les demandes de protection internationale », Newsletter EDEM, octobre 2015.

Publié le 13 juin 2017