C.C.E., 27 mars 2014, n°121.525

Louvain-La-Neuve

L’examen des preuves transmises par le demandeur d’asile pendant la procédure Dublin et le contrôle du juge national.

Dans l’arrêt commenté du 27 mars 2014, le requérant camerounais a introduit une demande d’asile en Belgique en mai 2013. L’Office des étrangers (ci-après O.E.) a demandé à l’Espagne une demande de prise en charge Dublin, sur la base du fichier Eurodac comportant les empreintes du requérant prises courant 2012 en Espagne. Le requérant avait, pour sa part, également sollicité des instances belges qu’elles se reconnaissent responsables de sa demande d’asile sur le fondement d’un retour au Cameroun de plus de trois mois, avec documents de son pays à l’appui. L’O.E. a refusé de les prendre en compte, arguant que leur contenu ne constituait pas « une preuve de l’authenticité de leur contenu ». Le C.C.E. a jugé « cette justification inintelligible » et la motivation du transfert Dublin « insuffisante et inadéquate au regard des circonstances de la cause » (annulation).

Règlement n° 343/2013 dit « Dublin II » (RD II) – Transferts Dublin vers l’Espagne  Examen des preuves transmises dans la phase de détermination de l’État responsable Contrôle minutieux de l’effectivité de la prise en compte des preuves transmises Motivation des décisions de transfert (annulation).

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité camerounaise, a introduit une demande d’asile en Belgique le 15 mai 2013. Sur consultation de la base de données EURODAC, les autorités belges constatent que les empreintes de l’intéressé ont été prises en Espagne le 22 juin 2012 dans le cadre d’un franchissement irrégulier de la frontière. Le requérant déclare, pour sa part, être rentré au Cameroun entre temps et adresse à l’Office des étrangers (O.E.) divers documents délivrés par les autorités camerounaises : bulletin de levée d’écrou du 30 septembre 2012, copie de son permis de conduire et attestation de déclaration de perte de son permis de conduire du 20 février 2013. L’O.E. demande la prise en charge à l’Espagne le 22 mai 2013, qui accepte le 19 juillet 2013, et prend une décision de transfert Dublin en date du 2 octobre 2013 (Annexe 26quater).

La motivation du transfert comporte une mention aux documents transmis par le requérant mais l’O.E. considère que « de toute manière (…) le contenu de documents qui émaneraient des autorités du pays, originaux ou copies, ne constituent pas une preuve de l’authenticité de leur contenu ». Il reproche à l’intéressé de ne pas transmettre un document ou une attestation de voyage « qui permettrait effectivement de considérer qu’il était retourné au pays ».

Le C.C.E. considère « cette justification inintelligible » et juge la motivation du transfert Dublin « stéréotypée », ainsi qu’ « insuffisante et inadéquate au regard des circonstances de la cause » (§ 3.2). En conséquence, le juge belge annule le transfert Dublin vers l’Espagne pour un défaut de motivation.

B. Éclairage

L’arrêt commenté illustre les difficultés rencontrées par le demandeur d’asile pour faire valoir, dans la phase de détermination de l’État responsable, des arguments et preuves contraires à son potentiel transfert vers l’État requis. Aussi, le contrôle du juge de l’annulation est déterminant quant à l’effectivité de la prise en compte, par l’État requérant, des éléments transmis par le demandeur. D’autant plus lorsque ces éléments de preuve ont une incidence immédiate sur la responsabilité de la demande au sens du règlement Dublin, comme en l’espèce.

Dans la présente affaire, le C.C.E. devait se prononcer sur une requête en annulation contre une décision de transfert Dublin vers l’Espagne (demandeur libre). En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant a déclaré à l’O.E. être retourné au Cameroun depuis sa prise d’empreintes en Espagne en juin 2012 et qu’il lui a adressé avant la décision de transfert une série de documents délivrés par les autorités de son pays d’origine : bulletin de levée d’écrou, permis de conduire et attestation de perte de permis de conduire. Il n’est pas non plus contesté que deux de ces documents, délivrés par les autorités camerounaises, sont datés de la période où l’intéressé dit être rentré au Cameroun.

Dans la décision de transfert contestée, l’O.E. invoque le franchissement irrégulier des frontières par le requérant, sur la base de la prise d’empreintes en Espagne en juin 2012, et fonde sa décision de transfert Dublin sur l’article 10, § 1, RD II[1] :

« 1. Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 18, paragraphe 3, notamment des données visées au chapitre III du règlement (CE) n° 2725/2000, que le demandeur d'asile a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un État membre dans lequel il est entré en venant d'un État tiers, cet État membre est responsable de l'examen de la demande d'asile. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. »

Pour écarter les documents transmis par le requérant, l’O.E. affirme dans la décision de transfert qu’en tout état de cause, en « originaux ou (en) copies », ils ne « constituent pas une preuve de l’authenticité de leur contenu ». Il reproche ensuite au requérant de ne pas avoir transmis un document de voyage qui, lui, aurait permis « effectivement de considérer qu’il était retourné au pays ». L’O.E. en conclut que « cet argument ne peut pas constituer une dérogation à l’application du Règlement Dublin ». Devant le C.C.E., les discussions sont centrées autour de la question de la motivation de la décision contestée. Pourtant, le requérant met en avant l’article 16, § 3, RD II qui prévoit que l’obligation de prise en charge de l’État où le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière cesse « si le ressortissant d'un pays tiers a quitté le territoire des États membres pendant une durée d'au moins trois mois (…)[2] ». Il ne s’agit donc pas d’une dérogation au Règlement Dublin mais bien d’une disposition du Règlement Dublin qui définit les obligations des États. Partant, cette question du retour du requérant dans son pays d’origine a une importance réelle avec des conséquences immédiates sur la détermination de l’État responsable.

L’O.E., en réponse, affirme que l’argument tiré d’une fin des responsabilités de l’Espagne ne saurait être retenu car il affirme n’être pas assuré de « l’authenticité » du contenu des documents transmis et présents au dossier administratif. Le requérant, en termes de requête, tend à démontrer que la partie défenderesse n’a pas correctement motivé son transfert Dublin malgré la transmission d’éléments de preuve de son retour au Cameroun qui démontrent, en conséquence, la fin des obligations de l’Espagne. Il en déduit que la Belgique aurait ainsi dû prendre en charge sa demande d’asile. La partie requérante estime que la motivation de  la décision de transfert Dublin n’est pas adéquate en raison de la présence de documents des autorités camerounaises au dossier administratif à l’encontre desquels l’O.E. n’avance aucun argument précis : « il ne suffit pas de prétendre, de manière péremptoire, qu’un document ne serait pas authentique pour le rejeter. Encore faut-il avancer un point de divergence précis en comparaison d’un acte qui lui serait authentique ».

En l’espèce, le juge de l’annulation constate que l’information et les preuves transmises figurent au dossier administratif au moment où l’O.E. prend sa décision. Il procède ensuite à un contrôle des justifications avancées par l’O.E. pour écarter les preuves transmises et la demande de prise en charge par les instances belges avant transfert. Il juge que la motivation de la décision de transfert est insuffisante et annule le transfert vers l’Espagne sur ce fondement.

Pour conclure au défaut de motivation de la décision litigieuse, le C.C.E. procède à un contrôle minutieux de l’effectivité de la prise en compte des preuves par l’O.E. pendant la phase de détermination. Il ne s’en tient pas à constater que ces pièces sont mentionnées, ainsi que les motifs de leur rejet, dans la décision de transfert discutée. Il exige de l’O.E. une analyse plus approfondie et appropriée aux circonstances de la cause. En l’espèce, le C.C.E. juge même que la justification donnée par l’O.E. autour de l’authenticité des documents n’est pas intelligible ni satisfaisante. En outre, il pointe le risque d’une telle motivation « à tout le moins (…) stéréotypée » qui serait « susceptible de contrecarrer systématiquement toute tentative de dépôt de pièces, en original ou en copie » (§ 3.2). Ce risque est d’autant plus grand dans le cadre de la procédure Dublin où le demandeur d’asile, déjà « particulièrement vulnérable »[3], est tenu à distance d’une procédure entre États membres de l’UE et où il y a peu de place pour le contradictoire. Ainsi, même lorsque le demandeur parvient à transmettre des éléments de preuve à l’O.E. avant la décision de transfert, seul le contrôle du juge est susceptible d’intervenir sur ce qui a été fait en amont de la procédure de détermination. En l’espèce, les conséquences de la prise en compte de ces preuves sur la responsabilité de la demande d’asile du requérant sont réelles puisque, si son retour dans son pays d’origine plus de trois mois est démontré, l’Espagne n’est plus tenue par la prise en charge de la demande d’asile au sens de l’article 16, § 3, RD II[4].

En matière de transfert Dublin, le C.C.E. intervient dans le cadre d’un recours en annulation. Ce type de recours, qui soulève de nombreuses questions notamment au regard des exigences européennes[5], est au cœur de l’actualité judiciaire[6] et législative[7] belge. Au niveau européen, la question de l’étendue du contrôle du juge national sur la procédure Dublin a été discutée récemment à l’occasion de l’arrêt Abdullahi de la C.J.U.E.[8]. La nature singulière de la procédure Dublin ressort avec acuité, empreinte d’une dimension interétatique intrinsèque mais aussi tenue par le respect des droits fondamentaux du demandeur de protection dans un Régime d’asile européen commun (RAEC). Dans ce contexte, le contrôle du juge national, y compris sur la mise en œuvre des règles Dublin par les États, trouve toute sa place[9]. Les cours européennes n’ont cesse de rappeler que l’accès rapide à la procédure d’asile est un objectif primordial du mécanisme Dublin et invitent les États à ne pas aggraver la situation « particulièrement vulnérable[10] » du demandeur d’asile placé sous procédure Dublin[11]. 

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 27 mars 2014, n° 121.525.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « L’examen des preuves transmises par le demandeur d’asile pendant la procédure Dublin et le contrôle du juge national », Newsletter EDEM, mai 2014.


[1] Règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, J.O., L50, 25 février 2003, p. 1.

[2] Nous soulignons.

[3] Voy. Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S.,  req. n° 30696/09, § 251.

[4] Le nouveau Règlement « Dublin III » semble attribuer la charge de la preuve à l’Etat désigné comme responsable, avec pour conséquence que toute demande introduite après cette période d’absence serait « considérée comme une nouvelle demande donnant lieu à une nouvelle procédure de détermination de l’Etat membre responsable » (art. 19, § 2, du Règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, J.O.U.E., 29 juin 2013, L.180/31).

[5] Ce type de contrôle ne cesse de soulever des questions, notamment à l’aune des exigences européennes en matière de recours effectif et de respect des droits fondamentaux du demandeur d’asile placé sous procédure Dublin (voy. notamment : S. SAROLEA (dir.), L. LEBOEUF et E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012).

[6] La Cour constitutionnelle belge a récemment jugé, par un arrêt du 16 janvier 2014 (arrêt n° 1/2014), que ce recours en annulation, dans le cadre de procédures d’asile « accélérée », n’était pas conforme aux exigences du recours effectif (T. Wibault, « Droit d’asile et recours effectif en Belgique : Procédure accélérée, mais pas amputée », La Revue des droits de l’homme, 24 février 2014). Le C.C.E. a étendu le champ d’application des enseignements de cet arrêt dans le cadre d’un recours introduit à l’encontre d’une « demande d’asile multiple » (RvV, 31 janvier 2014, n° 118.156), mais pas dans le cadre d’un transfert Dublin en raison notamment de « la différence de nature » des décisions contestées (C.C.E., 16 mars 2014, n° 120.689, § 3.3.2. c). Pourtant, certains auteurs envisagent une uniformisation des recours devant le C.C.E., soulignant que « tout recours devrait être de plein contentieux et en principe suspensif », pour se mettre en conformité avec les exigences européennes (J.-Y. CARLIER, « Evolution procédurale du statut de l’étranger : constats, défis, proposition»,  J.T., 2011, p. 119).

[7] Voy. la nouvelle loi portant modification notamment des recours devant le C.C.E. pour les demandes d’asile émanant de « pays sûrs » et les « demandes multiples » (10/04/2014 - Loi portant des dispositions diverses concernant la procédure devant le Conseil du Contentieux des étrangers et devant le Conseil d'Etat).

[8] Voy. C.J.U.E., 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi, C-394/12, ainsi que E. NERAUDAU, « L’étendue du contrôle du juge national sur la décision de transfert Dublin II réduite comme peau de chagrin ? », Newsletter EDEM, janvier 2014 ; P. SCHUMACHER, « Une vaste marge des États membres pour décider d’un transfert vers l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile », La Revue des droits de l'homme, Actualités Droits-Libertés, 21 février 2014 ; J.-Y. CARLIER, Droit européen des migrations, Chronique annuelle, JDE, 2014, pp. 105 à 114.

[9] Dans le cas d’espèce, si la Belgique avait accepté les documents transmis comme preuve du retour du requérant plus de trois mois depuis son entrée irrégulière en Espagne, elle aurait pu constater la fin des obligations de l’Espagne et prendre en charge la demande d’asile du requérant sans délai.

[10] Voy. Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S., req. n° 30696/09, § 251.

[11] Voy. notamment l’arrêt C.J.U.E., 14 novembre 2013, Kaveh Puid c. Bundesrepublik Deutschland, C-4/11, ainsi que : « La Cour précise, depuis N.S., que l’État requérant doit veiller à ne pas aggraver une situation de violation des droits fondamentaux du demandeur d’asile. Elle semble considérer que le demandeur qui se trouve dans cette situation, connaît déjà une violation de ses droits fondamentaux. L’Etat requérant doit être vigilant à ne pas alourdir cette situation et "au besoin" examiner lui-même la demande "conformément aux modalités prévues" par la clause de souveraineté (…) », E. NERAUDAU, « En cas d’impossibilité de transférer, pour risque d’atteinte à l’article 4 CDFUE, l’Etat requérant n’est en principe pas tenu d’examiner la demande au titre de la clause de souveraineté », Newsletter EDEM, novembre 2013.

Publié le 15 juin 2017