C.C.E., arrêt n°159.156 du 22 décembre 2015

Louvain-La-Neuve

Compétence du Conseil du contentieux des étrangers et pays d’origine sûr.

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après le CCE) exerce une compétence de pleine juridiction qui lui permet de disposer d’une même compétence d’appréciation que le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après le CGRA). L’effet dévolutif permet au CCE de ne pas être lié par le motif sur lequel le CGRA s’est appuyé. Il examine le dossier sous l’angle de l’article 48/4 (protection subsidiaire) après avoir estimé qu’il n’y a pas crainte de persécution au sens de l’article 1er, section A, §2, de la Convention de Genève.

Loi du 15 décembre 1980, article 48/4 – Pays d'origine sûr – Réalité des contradictions – Écartement du rapport d’audition pour problème de traduction – Protection effective par les autorités nationales – Atteintes graves – Oui – Octroi protection subsidiaire.

A. Arrêt

La requérante, citoyenne macédonienne d’origine albanaise et de confession musulmane, arrive en Belgique en compagnie de sa fille mineure. Elles introduisent toutes deux une demande d'asile. La requérante invoque la violence de son beau-fils et l’aggravation de la situation après le décès de son mari. Elle explique n’avoir pu obtenir aucune protection effective de la part des autorités, le beau-fils ayant été arrêté pour être rapidement relâché. Elle expose avoir été agressée par deux hommes ayant forcé sa porte et l’ayant violée. Elle s’installe alors chez sa mère.

Une décision de refus de prise en considération de sa demande d'asile est prise sur la base des dispositions applicables aux demandeurs provenant de pays d'origine sûrs. Plusieurs contradictions sont reprochées à la requérante. Le CCE annule cette décision estimant que le document attestant du dépôt de plainte auprès des autorités macédoniennes n’avait été traduit que partiellement. L’affaire est renvoyée au CGRA aux fins d’une instruction complémentaire. Une nouvelle audition est organisée et une attestation psychologique est déposée.

Le CGRA prend une nouvelle décision de refus d’octroi d’une protection fondée sur le défaut de crédibilité du récit, sur le fait que contrairement à ce qu’elle soutient, la requérante a pu corriger ses déclarations à l’Office des étrangers. Il est également reproché à la requérante qui a vécu en Allemagne pendant deux semaines, un mois et demi avant de venir en Belgique, de ne pas y avoir sollicité une protection. Il lui est aussi reproché de ne pas avoir pu démontrer qu’elle ne pouvait obtenir une protection auprès des autorités macédoniennes. Enfin, le CGRA s’appuie sur des informations relatives à la situation en Macédoine dont il ressort que les autorités macédoniennes ne commettraient pas de violations systématiques des droits de l’Homme visant les albanais. Le CGRA décide que la requérante ne peut ni être reconnue réfugiée ni bénéficier de la protection subsidiaire.

B. Éclairage

Une telle décision est rare dans la jurisprudence, la protection subsidiaire étant souvent réservée aux risques d’atteintes graves liées à un conflit armé interne et international et plus rarement aux risques de traitements inhumains et dégradants ne trouvant pas leur cause dans la race, la nationalité, la religion, le groupe social ou l’opinion politique.

La décision querellée est intéressante à quatre titres.

1. La demanderesse provient d’un pays d'origine sûr

La requérante est macédonienne, pays considéré comme étant d’origine sûre.

L’incidence de l’origine de la requérante en l’espèce apparaît comme étant tout à fait marginale. En effet, le traitement réservé aux demandeurs d'asile en provenance de pays d’origine sûrs est aujourd’hui largement identique à celui des demandes d'asile en procédure ordinaire. En effet, si la réforme de la loi du 15 décembre 1980 par la loi du 19 janvier 2012 avait réduit le contrôle des décisions négatives du CGRA lorsque le demande provient d’un pays d'origine sûr à un contrôle marginal de légalité, ce traitement distinct a fait l’objet d’une annulation par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 16 janvier 2014 (arrêt n°1/2014 du 16 janvier 2014) ramenant cette question sur la table de travail du législateur. Par la loi du 10 avril 2014, une nouvelle réforme de la loi du 15 décembre 1980 a considérablement réduit les différences entre le régime applicable aux demandeurs de pays d'origine sûrs et aux demandeurs en procédure ordinaire. Des différences subsistent au niveau du CGRA, les procédures y étant accélérées et l’examen étant marqué d’une présomption selon laquelle la demande de protection est non fondée. Il appartient au demandeur de démontrer que sa demande doit être prise en considération dès lors qu’il faut, pour que la demande soit prise en considération, qu’il ressorte « clairement » de la déclaration, qu’il existe une crainte fondée de persécution ou un risque d’atteinte grave (article 57/6/1, alinéa 1). Toutefois, en degré d’appel, les compétences du juge sont quasiment identiques à celles qu’il exerce en procédure ordinaire. D’une part, le recours est suspensif de plein droit. D’autre part, le juge exerce une compétence de plein contentieux et analyse le dossier ex nunc prenant en compte l’ensemble des informations jusqu’à la date à laquelle il statue. Suite à cette réforme du 10 avril 2014, le CCE  examine au travers d’un recours de plein contentieux les dossiers des demandeurs d'asile en procédure ordinaire, de ceux provenant des pays d'origine sûrs et de ceux en demande subséquente. Restent soumis au simple recours marginal d’annulation, les demandeurs d'asile originaires d’un pays de l’Union Européenne, ceux qui ont déjà été reconnus dans l’Union Européenne, ceux qui font l’objet d’une décision de refus technique, par exemple parce qu’ils n’ont pas fait élection de domicile, n’ont pas répondu à une convocation ou se sont échappés d’un centre fermé ou encore les demandeurs en procédure Dublin.

Si la procédure est de plein contentieux s’agissant des demandeurs de pays d'origine sûrs, les délais sont raccourcis puisque le recours doit être introduit dans un délai de 15 jours, que le demandeur soit ou non en détention, alors qu’il est de 30 jours pour les demandeurs d'asile en procédure ordinaire. Une cause spécifique d’annulation propre aux demandeurs de pays d’origine sûrs a été ajoutée dans l’article 39/2, §1er, alinéa 1er, puisque le Conseil peut annuler la décision du CGRA s’il estime qu’il existe des indications sérieuses que le requérant peut prétendre à la reconnaissance de la qualité de réfugié. Cette cause d’annulation s’ajoute à la possibilité dont dispose le CCE, comme en procédure ordinaire, de réformer la décision pour octroyer une protection, de confirmer la décision ou encore d’annuler pour instruction complémentaire. Le Conseil a dès lors deux possibilités de trancher définitivement au fond et deux possibilités d’annuler la décision prise.

L’arrêt prononcé en l’espèce illustre au travers de la formulation utilisée par le CCE qu’il y a un véritable lissage des distinctions quant au champ du contrôle effectué, le Conseil ne faisant même pas mention de ce que la requérante provient d’un pays d'origine sûr et confirmant qu’il exerce une compétence de pleine juridiction (§ 6.2).

2. Effet dévolutif, plein contentieux, analyse sous l’angle de l’article 48/3 et à défaut d’initiative sous l’angle de l’article 48/4

Il ressort de la décision du CGRA qu’aucun examen n’y a été effectué sous l’angle de la protection subsidiaire même si la décision se conclut par l’absence d’octroi de cette protection.

Le CCE estime pouvoir procéder directement à une analyse sous l’angle de la protection subsidiaire même si celle-ci n’a pas été effectuée par le CGRA. En effet, le Conseil relève qu’il dispose de la même compétence d’appréciation que le Commissariat général. Le recours a effet dévolutif et le Conseil en est saisi dans son ensemble. S’appuyant sur les travaux préparatoires, il rappelle qu’il n’est pas lié par le motif sur lequel le CGRA s’est appuyé pour parvenir à la décision. En l’espèce, sur la base des éléments du dossier, le CCE estime ne pouvoir analyser la crainte de la requérante sous l’angle de la Convention de Genève puisque celle-ci dit craindre les violences physiques et verbales exercées par son beau-fils, celles-ci n’étant nullement liées à la race, la nationalité, la religion, les opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social. Le Conseil décide donc d’analyser le dossier sous l’angle de la protection subsidiaire.

Une telle manière de procéder contribue à l’effectivité de la procédure et à un traitement rapide des dossiers qui ne s’accommode pas avec un recours systématique à l’annulation pour instruction complémentaire. Cette dernière option vise l’hypothèse où l’instruction a été lacunaire et où des mesures d’instruction doivent encore être réalisées pour statuer dans le cadre du dossier. Il n’y a pas lieu d’annuler pour instruction complémentaire lorsque le dossier est complet même s’il n’a pas été analysé sous l’angle de la protection subsidiaire mais uniquement au regard de la Convention de Genève. Cette observation est liée à la première qui soulignait que le fait de provenir d’un pays d'origine sûr n’a pas d’incidence sur le champ du contrôle exercé, la différence se limitant à la phase administrative de la procédure et à l’accélération de la procédure juridictionnelle.

3. Problème de traduction

Le Conseil accepte de prendre en compte l’argument de la requérante selon laquelle un problème de traduction est survenu lors de l’audition à l’Office des étrangers, problème de traduction au sujet duquel elle a pu apporter une rectification. Le Conseil en déduit qu’il y a lieu de tenir compte de cette difficulté lorsqu’il s’agit d’analyser les contradictions entre les déclarations intervenues à l’Office des étrangers et celles effectuées auprès du CGRA. La difficulté de traduction dénoncée à juste titre permet d’établir « raisonnablement qu’un souci de compréhension a pu exister entre la partie requérante et son interprète à ce stade de la procédure » (§ 7.6). Une telle attitude du CCE reste relativement rare (voyez dans la présente newsletter le commentaire d’Hélène GRIBOMONT sous l’arrêt du 20 novembre 2015, n°156.765).

Or, si la loi belge telle que formulée actuellement laisse peu de place à la contestation du contenu des rapports d’audition, l’article 17 de la Directive procédures prévoit en tout cas en ce qui concerne le Commissariat général que « les Etats membres doivent transcrire l’entretien ou en faire un rapport détaillé contenant tous les éléments essentiels ». Il est expressément requis que les Etats membres fassent « en sorte que le demandeur ait la possibilité de faire des commentaires et/ou d’apporter des précisions, oralement et/ou par écrit, concernant toute erreur de traduction ou tout malentendu dans le rapport ou la transcription, à la fin de l’entretien personnel avant que l’autorité ne prenne une décision. Les Etats membres doivent informer le demandeur du contenu du rapport et lui demander de confirmer que le contenu reflète l’entretien. Si le demandeur refuse de confirmer, les motifs de son refus doivent être indiqués dans le dossier. Le demandeur et son conseil doivent également avoir accès au rapport, à la transcription ou à l’enregistrement, avant que l’autorité responsable de la détermination ne prenne une décision ». L’arrêté royal de 2013 relatif à la procédure devant le CGRA reste en deçà de ce niveau de protection puisqu’il est uniquement exigé à l’article 17, §2, que l’agent permette au demandeur d'asile de régir aux déclarations contradictoires que le premier aurait relevé et note sa réaction. Le droit belge doit encore être mis en conformité avec les exigences de la Directive procédures.

Le CCE examine ensuite scrupuleusement les trois contradictions relatives au viol relaté pour estimer que celles-ci ne sont pas de nature à remettre en cause la crédibilité du récit. Ainsi, il n’y a pas de contradiction entre le fait d’avoir déclaré que deux personnes ont tenté de la violer et le fait de déclarer qu’elle a été violée et ce notamment au regard de l’erreur de traduction mise en exergue précédemment. La contradiction relative aux motivations du beau-fils n’est pas davantage retenue puisque la requérante n’a pas été affirmative quant à ces motivations mais a plutôt indiqué qu’elle tentait de les comprendre et émettait des hypothèses. Enfin, quant au dépôt de plaintes par la partie requérante, le Conseil relève certes un manque de précision à l’Office des étrangers tout en soulevant qu’il y était remédié par la suite.

Le CCE procède à un réel examen complet du dossier sur la base de l’effet dévolutif. Il dépasse ainsi le contrôle plus marginal auquel il se restreint parfois – à tout le moins dans les termes qu’il utilise – se limitant à s’estimer convaincu par les contradictions reprochées sans les examiner une à une. Voyez notamment une formulation fréquente :

« Le Conseil fait sienne la motivation de la décision entreprise quant aux éléments invoqués et documents déposés à l’appui de la seconde demande d'asile du requérant ». (Arrêt n°159.437 du 30 décembre 2015, § 5.9) ou voyez encore « Le Conseil constate que les motifs des actes attaqués sont conformes au dossier administratif et sont pertinents. Le Conseil, qui les fait siens, estime qu’ils suffisent à conclure que la partie requérante n’établit pas qu’elle a quitté son pays ou en reste éloignée […] il appartient au demandeur de convaincre l’autorité chargée de l’examen de sa demande d'asile qu’il remplit effectivement les conditions pour bénéficier du statut qu’il revendique. Or, en l’espèce, les déclarations des requérants et les documents qu’ils exhibent ne sont pas, au vu des griefs soulevés dans les décisions querellées, de nature à convaincre le Conseil qu’ils sont de nationalité somalienne et d’origine ethnique bajunie ». Si ces approches différentes dans la formulation ne reflètent pas nécessairement une analyse moins approfondie, elles traduisent une conception relativement distincte du champ du contrôle exercé. La présente décision témoigne d’un contrôle plus complet qu’une formulation renvoyant à la motivation du Commissariat général.

4. Effectivité de la protection par les autorités nationales

Qu’une demande soit examinée sous l’angle de la Convention de Genève ou de la protection subsidiaire, lorsque la persécution ou l’atteinte grave est le fait d’agents non étatiques, le requérant doit démontrer qu’il ne peut obtenir une protection de la part des autorités de son pays d'origine. Sur ce point, le Commissariat général avait indiqué que « rien dans vos déclarations ne laisse penser que les autorités ne seraient pas aptes et désireuses de vous apporter une protection effective et adéquate. En effet, lors des deux incidents que vous avez évoqués, vous expliquez avoir directement contacté la police, laquelle s’est rendue sur les lieux de l’incident. Votre beau-fils aurait alors été emmené (…) ainsi les autorités semblent bel et bien avoir réagi ».

Le Conseil est en désaccord avec cette analyse puisque s’il y a eu intervention des autorités, celle-ci n’a eu aucune effectivité puisque le beau-fils a été emmené mais a été aussitôt relâché. Les informations figurant au dossier quant aux possibilités de protection en Macédoine et figurant dans le COI déposé par le CGRA font état de ce que les femmes renoncent souvent à parler et à porter plainte en raison de la peur d’attirer le déshonneur. Ce rapport indique également que les violences domestiques sont punies par la loi, celle-ci étant toutefois rarement appliquée. Le CCE estime que la protection de la part des autorités ne peut être retenue à défaut d’être une protection effective et conclut que la requérante a invoqué à juste titre un risque réel de subir des atteintes graves au sens de l’article 48/4de la loi du 15 décembre 1980. Il s’agit d’un risque de torture et de traitements inhumains et dégradants.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.C.E., arrêt n°159.156 du 22 décembre 2015

Doctrine :

- Sur les pays d’origine sûr et les procédures dérogatoires, voy. not. SAROLEA, S., DATOUSSAID, S., « La loi du 14 avril 2014, une effectivité laborieuse : Note d’analyse », Newsletter EDEM, juin 2014 ; LEBOEUF L., « Procédure accélérée, examen rigoureux et recours effectif. La Cour eur. D.H. clarifie les garanties auxquelles les procédures accélérées sont soumises », Newsletter EDEM, octobre 2014.

Sur la directive procédures, voy. notamment SAROLEA, S., dir., LEBOEUF, L., NERAUDAU, E., D’HUART, P., TSOURDI, L., DATOUSSAID, S., GRIBOMONT, H., La seconde génération du droit européen de l’asile: le temps des juges, 5 vol., Louvain-la-Neuve, 2014, 750 p.

Sur la procédure devant le Conseil du contentieux des étrangers en plein contentieux : C. FRANSEN, A. MAES, « La compétence de plein contentieux du Conseil du contentieux des étrangers – vu l’ensemble de la jurisprudence de septembre 2011 à août 2013 » R.D.E., 2014, n°176, p. 13.

Pour citer cette note : S. Sarolea, « Compétence du Conseil du contentieux des étrangers et pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2016.

Publié le 09 juin 2017