C.C.E., arrêt n°163.309 du 29 février 2016

Louvain-La-Neuve

Les visas humanitaires : une réponse à l’absence de voie légale d’entrée pour les demandeurs d’asile ?

Dans l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers estime que, au vu de la situation sécuritaire à Alep et des éléments relatif à la situation personnelle vulnérable des requérants, ces derniers ont démontré que la décision de refus de visa humanitaire, prise par l’Office des étrangers, entraînait des réels obstacles au développement de leur vie familiale avec leur membre de famille en Belgique, au regard de l’article 8 de la C.E.D.H., et ont également démontré que cette décision entraînait un risque de violation des droits protégés par l’article 3 de la C.E.D.H. Dès lors, le C.C.E. suspend, en extrême urgence, la décision attaquée.

Visas humanitaires – Article 9 de la loi du 15.12.1980 – Syriens ascendants d’un Belge majeur –– Situation personnelle de vulnérabilité – Articles 3 et 8 de la CEDH – Obligations positives des États – Suspension en extrême urgence.

A. L’arrêt commenté

L’affaire commentée trouve son origine dans deux requêtes introduites le 24 février 2016, par deux personnes de nationalité syrienne, tendant à la suspension, selon la procédure d’extrême urgence, de l’exécution de deux décisions de refus de visa, prises à leur encontre le 12 février 2016.

Les requérants sont les deux ascendants d’un Belge majeur, qui avait introduit en leurs noms une demande de visa auprès de l’ambassade de Belgique à Istanbul, basée sur l’article 9 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Il pouvait introduire cette demande à Istanbul, dans la mesure où il est aujourd’hui impossible d’introduire une telle demande depuis la Syrie, en raison de la situation de guerre qui y prévaut et où les ambassades et consulats belges ont été fermés.

En date du 12 février 2016, l’Office des étrangers prend deux décisions de refus de visa à l’encontre des requérants. Ces décisions sont pour l’essentiel motivées de la manière suivante :

  • les requérants sont en bonne santé ;
  • l’existence, en Belgique, d’attaches familiales effectives n’entraîne pas l’obligation d’octroi d’un visa ;
  • l’article 8 de la C.E.D.H. ne s’oppose pas à ce que les Etats fixent des conditions pour l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire ;
  • en matière d’immigration, la Cour européenne des droits de l’homme ne garantit, comme tel, aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un Etat dont il n’est pas le ressortissant ;
  • si l’existence d’une vie familiale n’est en l’espèce pas contestée, le dossier ne fait pas apparaître que les requérants seraient isolés ou abandonnés ;
  • les requérants n’apportent aucune preuve de moyens d’existence suffisants pour assurer leur séjour en Belgique, le regroupant ne possédant d’ailleurs pas de revenus suffisants pour prendre ses parents en charge ;
  • il n’a pas été prouvé que les requérants disposeraient d’une couverture de leurs frais de soins de santé en Belgique (mutuelle ou assurance maladie) ;
  • il « ne ressort pas e l’analyse de la demande [des] intéressé[s] des motifs humanitaires suffisants pour obtenir une autorisation de séjour de plus de droits mois sur cette base » et « rien n’empêche [les] intéressé[s], au présent comme à l’avenir, de mener une vie normale, malgré la situation de conflit, auprès de [leur] famille en Syrie ou ailleurs et de maintenir une relation régulière avec les membres de [leur] famille qui vivent en Belgique ».

Les requérants introduisent contre cette décision deux requêtes en suspension d’extrême urgence auprès du Conseil du contentieux des étrangers, requêtes qui ont été jointes par l’arrêt commenté. Ils justifient l’extrême urgence par le fait que les requérants sont tous deux âgés, de confession chrétienne, et qu’ils résident à Alep, en Syrie, risquant de se faire tuer ou de subir des traitements inhumains et dégradants de la part d’une des parties belligérantes, étant totalement à charge de leur fils belge, leurs autres enfants ayant quitté la Syrie. Ils se prévalent également de diverses sources d’information objectives qui mettent en évidence la gravité de la situation sécuritaire à Alep, et singulièrement les violences qui y sont faites à l’encontre des chrétiens.

A l’encontre de ces arguments, l’Etat belge invoque tout d’abord l’irrecevabilité du recours en suspension d’extrême urgence, faisant valoir que le péril imminent allégué provient « exclusivement d’une situation générale de violences en Syrie sur laquelle la partie [défenderesse] n’a aucune prise », les décisions de refus de visa n’ayant aucune incidence sur le contexte de violence, et n’ayant pas l’effet de soumettre les requérants à ce contexte.

Le Conseil du contentieux des étrangers se livre à une analyse fouillée de ce risque de péril imminent. Son raisonnement à cet égard constitue le cœur de l’arrêt commenté, et il s’y référera lorsqu’il analysera le caractère sérieux des moyens, ainsi que l’existence d’un préjudice grave et difficilement réparable

Le Conseil rappelle tout d’abord que le péril imminent que les requérants tentent d’éviter touche à la fois aux droits que leur confère l’article 8 de la C.E.D.H., et à l’article 3 de la C.E.D.H. Cette circonstance apparaît cruciale au Conseil, qui la distingue des précédents jurisprudentiels dont se prévalait l’Etat belge, dans lesquels seule était invoquée une ingérence dans la vie privée et familiale des requérants sans que ces derniers n’invoquent « que la délivrance d’un visa pouvait revêtir, dans leur chef, une autre dimension plus cruciale » (3.2.2.3.), c’est-à-dire le risque de violation de l’article 3 de la C.E.D.H.

Le Conseil relève ensuite que la situation sécuritaire dramatique à Alep ressort des éléments du dossier. Prenant ses précautions, le Conseil affirme que, outre ces circonstances d’ordre général, « les parties requérantes ont fait état, à l’appui du péril touchant au respect des droits protégés par l’article 3 de la C.E.D.H. qu’elles invoquent, de circonstances qui leur sont personnelles (notamment, leur qualité de chrétiens pratiquants, leur âge, l’absence de membres de famille à leurs côtés, et le fait qu’ils demeurent à Alep, lieu particulièrement exposé aux violences, notamment faites aux chrétiens » (3.2.2.3.), circonstances personnelles non remises en cause par la partie défenderesse ou par le dossier administratif.

Le C.C.E. rappelle ensuite l’enseignement de l’ordonnance rendue en procédure d’admissibilité du recours en cassation n°9681, prononcée le 22 mai 2013 par le Conseil d’Etat, affirmant que « (...) [e]n raison du caractère absolu reconnu à l’article 3 CEDH, les Etats parties ont le devoir non seulement de ne pas violer le droit protégé par cette disposition mais aussi de prévenir les violations de ce droit, y compris lorsqu’elles risquent d’être commises hors de leur territoire par des autorités étrangères (…) ». Il estime que l’argument de la partie défenderesse s’avère « incompatible » avec cet enseignement. Le C.C.E. rejette dès lors toutes les analyses de l’Etat belge et affirme que les jurisprudences contraires invoquées concernent des situations de fait totalement différentes de l’espèce et ne peuvent dès lors s’y appliquer.

En conséquence, le Conseil estime que les requérants justifient à suffisance de l’existence d’une extrême urgence[1].

Ce raisonnement sera quasiment entièrement repris dans l’analyse du caractère sérieux des moyens. Affirmant alors que l’existence d’une vie familiale est présumée dans le chef des requérants car non mise en cause par l’Etat belge, le C.C.E. rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, vu que les actes attaqués « ne mettent pas fin à un séjour acquis mais interviennent dans le cadre d’une première admission », il ne peut considérer qu’il y ait, « à ce stade de la procédure », « ingérence dans la vie familiale des requérants » (3.3.2.1.).

Le C.C.E. examine alors « si l’Etat a une obligation positive d’assurer le droit à la vie familiale » des requérants (3.3.2.1.). Pour ce faire, il va examiner s’il existe des obstacles à mener une vie familiale dans le pays d’origine. Si de tels obstacles existent, le C.C.E. considère qu’il existe une obligation positive dans le chef de l’Etat belge d’assurer le droit à la vie familiale des requérants. A cet égard, le C.C.E. pointe un élément décisif à ses yeux : les requérants ont invoqué, à l’appui de leur demande, « au regard des droits protégés par l’article 8 de la C.E.D.H., l’existence d’un obstacle quant au développement et à la poursuite de [leur vie familiale] dans leur pays d’origine et, d’autre part, le fait que la délivrance d’un visa revêtait, dans leur chef, une dimension supplémentaire, au regarde des droits protégés par l’article 3 de la C.E.D.H. » (nous soulignons). En d’autres termes, le fait que les requérants aient invoqué à la fois le contexte sécuritaire en Syrie et des éléments tenant à leur situation personnelle démontre l’existence d’obstacles au développement de leur vie familiale avec leur fils belge, au regard de l’article 8 de la C.E.D.H., mais démontre également un risque de violation des droits protégés par l’article 3 de la C.E.D.H.

A cet égard, le C.C.E. considère que l’Etat belge n’a pas pris en considération l’obstacle invoqué et n’a pas procédé à la mise en balance des intérêts en présence, insistant à nouveau sur la présence d’éléments personnels de vulnérabilité. Le C.C.E. termine son raisonnement en reprochant également à l’Etat belge de ne pas avoir pris en compte tous les moyens financiers du fils des requérants.

Il conclut en conséquence au caractère sérieux du moyens tiré de la violation de l’article 8 de la C.E.D.H. et, en conséquence, ordonne la suspension en extrême urgence de l’exécution des décisions de refus de visa. Il enjoint à l’Etat belge de prendre de nouvelles décisions quant aux demandes de visa introduites dans les cinq jours de la notification de l’arrêt.

B. Éclairage

Le visa humanitaire n’est pas prévu comme tel par la loi belge. Si le Code frontières Schengen et le Code communautaire des visas prévoient respectivement dans leurs articles 5, §4, c) et 25, §1, a), i), la possibilité pour les Etats de déroger aux règles régissant les visas court séjour pour délivrer un visa humanitaire, la loi du 15 décembre 1980 n’en dit mot. Le visa humanitaire tombe dans la compétence générale et discrétionnaire du Secrétaire d’Etat à la politique de migration et d’asile, prévue à l’article 9 de cette loi, d’accorder une autorisation de séjour de plus de trois mois.

Dans la pratique, l’Office des étrangers accorde ces visas de manière très exceptionnelle.

Certains membres de famille de Syriens reconnus réfugiés en Belgique recourent à cette procédure pour tenter d’arriver légalement en Belgique pour y demander l’asile. L’Office des étrangers n’accède pas facilement à de telles demandes, arguant de son large pouvoir d’appréciation en ce qui concerne le respect de la vie familiale des migrants, et considérant fréquemment, en ce qui concerne les membres de famille de Syriens reconnus réfugiés en Belgique, que ces derniers pourraient trouver refuge dans un pays voisin de la Syrie pour éviter la violence qui y règne.

Dans ce contexte, l’arrêt commenté vient fortement tempérer le pouvoir d’appréciation de l’Office des étrangers dans le cadre de son analyse des demandes de visa humanitaires. En effet, le C.C.E. encadre désormais la faculté de l’administration de délivrer ou de refuser un visa humanitaire en posant des balises claires à son action : si l’invocation, par un demandeur de visa humanitaire, d’éléments de vulnérabilité relatifs à sa situation personnelle et d’éléments relatifs au contexte sécuritaire en Syrie démontre l’existence d’un obstacle à la réalisation de son droit à la vie familiale, obstacle lié à un risque de violation de l’article 3 de la CEDH en Syrie, l’Etat belge devrait, au titre de ses obligations positives tirées des articles 3 et 8 de la C.E.D.H., délivrer un visa humanitaire. Certes, l’arrêt commenté n’ordonne pas, comme telle, la délivrance d’un visa humanitaire – le C.C.E. n’est pas compétent pour cela – et suspend la décision en raison d’une motivation insuffisante de la décision quant à la prise en compte des droits tirés des articles 3 et 8 de la C.E.D.H. Cependant, dans l’espèce commentée, l’Office des étrangers a fini par délivrer un visa humanitaire à la partie requérante, tenu par les conditions strictes posées par la jurisprudence du Conseil.

Doit-on lire cet arrêt comme consacrant un droit subjectif à l’obtention d’un visa humanitaire pour les demandeurs d’asile syriens ? Ce serait aller un pas trop loin. On peut d’ailleurs constater, à la lecture de l’arrêt, que le C.C.E. fait preuve d’une particulière prudence en insistant à de nombreuses reprises sur l’importance des « éléments relatifs à la situation personnelle » et de la vulnérabilité des requérants dans son raisonnement.

Toutefois, il s’agit assurément d’un pas en avant dans la reconnaissance d’un droit à un accès légal au territoire européen pour y demander l’asile. La position adoptée par le C.C.E. dans l’arrêt commenté a été confirmée postérieurement à deux reprises, dans deux arrêts n°164.561 du 22.03.2016 et n°164.811 du 27.03.2016. Le premier arrêt concernait également deux parents âgés d’une personne de nationalité belge. Le second concernait un requérant âgé et sa fille majeure qui souhaitaient rejoindre en Belgique leur épouse et mère, leur fils et frère et leur fille et sœur, tous non belges, mais reconnus réfugiés en Belgique, de même qu’une autre fille et sœur séjournant légalement en Belgique suite à un regroupement familial avec son époux. A la lecture de ces deux arrêts ultérieurs, on peut constater que tant les situations familiales concernées par les demandes de visas humanitaires, que les éléments décrivant la vulnérabilité de la situation personnelle des intéressés, peuvent être divers et variés. Cela ouvre donc la porte à un plus large octroi de visas humanitaires pour les demandeurs d’asile syriens.

L’intérêt de l’arrêt commenté saute évidemment aux yeux lorsqu’on le remet dans le contexte politique actuel, qui est celui de l’accord conclu entre l’Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016 dernier, qui prévoit le blocage de la route dite « des Balkans » en revoyant vers la Turquie des demandeurs d’asile, entre autres Syriens, étant irrégulièrement arrivés sur le territoire de l’Union européenne via la Grèce. En effet, si l’on peut démontrer des éléments de vulnérabilité, ainsi qu’un risque de violation de l’article 3 de la C.E.D.H. en cas de maintien dans le pays d’origine, l’introduction d’une demande de visa humanitaire peut constituer une porte d’entrée légale et non chimérique dans l’Union européenne.

L’arrêt commenté doit aussi se lire à la lumière de l’actualité politique européenne. En effet, on sait que la Commission a présenté au Parlement européen et au Conseil, en avril 2014, un projet de révision du Code communautaire des visas, dans le cadre duquel se pose la question des visas humanitaires pour les demandeurs d’asile. Certains rédacteurs du projet de modification ont clairement indiqué être convaincus de la nécessité de proposer aux demandeurs d’asile des voies d’accès légales au territoire européen, notamment via une refonte du mécanisme des visas humanitaires. Certains partis politiques semblent également séduits par l’idée. Assurément, le débat est ouvert.

Pour terminer, si l’arrêt commenté doit être salué, il n’en reste pas moins que, sur le plan théorique, il confirme une certaine forme de hiérarchisation des droits fondamentaux que l’on retrouve dans la jurisprudence du C.C.E., les droits indérogeables, en particulier ceux déduits de l’article 3 de la C.E.D.H., primant sur tous les autres. S’il faut évidemment se réjouir du fait que le C.C.E. prenne ses responsabilités en effectuant un contrôle effectif des violations alléguées de l’article 3 de la C.E.D.H., on peut regretter qu’il ne se livre pas plus souvent à un contrôle de proportionnalité bien compris dans l’analyse de la violation alléguée d’autres droits fondamentaux, singulièrement le droit au respect de la vie privée et familiale, qui, souvent, reste une coquille vide pour les migrants si sa violation ne peut être reliée à un risque de traitement inhumain ou dégradant. Encore une fois, dans l’arrêt commenté, ce n’est pas tant le droit à la vie familiale des requérants que le C.C.E. a entendu protéger, que le risque de traitements inhumains et dégradants à leur encontre. Si la hiérarchisation des droits fondamentaux n’est pas forcément une mauvaise chose, il ne faudrait pas qu’elle aboutisse à une dilution complète du contrôle de la violation des droits fondamentaux susceptibles de limitations ou de dérogations.

M.L.

C. Pour aller plus loin

Pour lire l’arrêt :

C.C.E., arrêt n°163.309 du 29 février 2016.

Jurisprudence :

 C.C.E., arrêt n°164.561 du 22 mars 2016.

C.C.E., arrêt n°164.811 du 27 mars 2016.

Pour aller plus loin :

U. I. JENSEN, “Humanitarian visas: option or obligation?”, Liberty and Security in Europe (2014).

Pour citer cette note : M. Lys, « Les visas humanitaires : une réponse à l’absence de voie légale d’entrée pour les demandeurs d’asile ? », Newsletter EDEM, août 2016.


[1] Pour les mêmes raisons, le Conseil estimera, plus loin dans l’arrêt, que l’existence du risque de préjudice grave et difficilement réparable est avérée.

Publié le 08 juin 2017