C.J.U.E., K. et H.F., aff. jointes C-331/16 et C-366/16, 2 mai 2018, ECLI:EU:C:2018:296

Louvain-La-Neuve

Exclusion et restriction à la libre circulation pour le membre de la famille du citoyen : à évaluer au cas par cas.

La nécessité d’une restriction de la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union ou d’un membre de sa famille, soupçonné d’avoir participé, dans le passé, à des crimes de guerre, doit être évaluée au cas par cas. Le fait que la personne concernée ait fait l’objet, dans le passé, d’une décision d’exclusion du statut de réfugié ne peut pas automatiquement conduire à la constatation que sa simple présence sur le territoire de l’État membre d’accueil constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

Directive 2004/38 – Article 27 – Ordre public – Marge d’appréciation – Exclusion de la qualité de réfugié – Actualité de la menace – Analyse au cas par cas

A. Faits et arrêt de la Cour

La Cour de justice répond à des questions préjudicielles dans deux affaires portant sur l’interprétation de la notion de « menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société ». En droit de l’Union - Directive 2004/38 -, cette menace justifie que la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union ou d’un membre de sa famille soit restreinte. 

La première affaire concerne un ressortissant croate/bosniaque, K., dont les demandes d’asile aux Pays-Bas, déposées entre 2001 et 2013, avaient été rejetées au motif qu’il s’était rendu coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité au sein de l’armée bosniaque en ex-Yougoslavie. Exclu de la protection internationale au sens de la Convention de Genève, K. s’était également vu interdire l’accès au territoire des Pays-Bas pour une durée de dix ans. Suite à l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne, les autorités néerlandaises ont accepté de substituer à cette interdiction d’entrée une déclaration d’indésirabilité (qui équivaut, en droit interne, à une interdiction d’entrée pour les citoyens de l’Union). Elles ont déclaré agir pour la protection de l’ordre public et de la sécurité publique, arguant que la seule présence du requérant sur le territoire néerlandais pouvait porter préjudice aux relations internationales du pays et raviver les souffrances de citoyens néerlandais, victimes de ses agissements de l’époque.

La deuxième affaire concerne un ressortissant afghan, H.F., dont les demandes d’asile et de séjour aux Pays-Bas et en Belgique ont été systématiquement rejetées, en dépit de son statut ultérieur de parent d’un citoyen de l’Union. L’ultime refus des autorités belges se fondait sur les informations révélées dans le cadre des procédures d’asile selon lesquelles H.F. avait participé à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité en tant que membre des services de renseignement afghans. Le refus de séjour dans un tel cas se justifiait, selon elles, par la nécessité de protéger la société belge et l’ordre juridique international.

Interrogée par les juridictions belges et néerlandaises, la Cour a tout d’abord rappelé que la liberté de circulation et de séjour des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles pouvait faire l’objet de restrictions nationales, notamment pour des raisons d’ordre public et de sécurité publique[1]. Le droit dérivé, tel qu’interprété par la Cour, laisse en effet aux Etats membres une grande marge d’appréciation dans la définition de ces motifs et la nécessité de la décision, pourvu que celle-ci soit proportionnée et fondée exclusivement sur le comportement de l’intéressé, au vu de la menace qu’il représente. Si elle reconnaît que l’exclusion du statut de réfugié pour participation à un crime de guerre ou à un crime contre l’humanité relève potentiellement de l’ordre public ou de la sécurité publique, une telle circonstance ne peut automatiquement conduire à qualifier le comportement de la personne concernée de « menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société ».

50. Or, il convient de rappeler à cet égard que les causes d’exclusion du statut de réfugié (…) ont été instituées dans le but d’exclure de ce statut les personnes jugées indignes de la protection qui s’y attache ainsi que d’éviter que l’octroi dudit statut ne permette à des auteurs de certains crimes graves d’échapper à une responsabilité pénale, de telle sorte que l’exclusion du statut de réfugié n’est pas subordonnée à l’existence d’un danger actuel pour l’État membre d’accueil (…).

51 Il s’ensuit que le fait que la personne concernée a fait l’objet, dans le passé, d’une décision d’exclusion du statut de réfugié en vertu de l’une de ces dispositions ne saurait automatiquement conduire à la constatation que sa simple présence sur le territoire de l’État membre d’accueil constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société (….)

En l’absence de définition claire, il appartient aux Etats d’apprécier au cas par cas l’actualité et la gravité de la menace à la lumière d’éléments factuels (nature des faits commis, existence d’une condamnation pénale, laps de temps écoulé depuis les derniers agissements) et personnels (implication au moment des faits, risque de récidive, persistance d’une attitude attentatoire aux valeurs fondamentales de l’Union etc.).

54.  Cette appréciation doit prendre en compte les constatations de la décision d’exclusion du statut de réfugié dont a fait l’objet l’individu concerné ainsi que les éléments sur lesquels celle-ci est fondée, en particulier la nature et la gravité des crimes ou des agissements reprochés à cet individu, le niveau de son implication individuelle dans ceux‑ci ainsi que l’existence éventuelle de motifs d’exonération de la responsabilité pénale tels que la contrainte ou la légitime défense.

55 Un tel examen s’avère d’autant plus nécessaire dans les cas où, comme dans les affaires au principal, l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune condamnation pénale pour les crimes ou les agissements invoqués pour justifier le rejet, dans le passé, de sa demande d’asile.

L’actualité de la menace est importante. Toutefois, souligne la Cour, une attitude attentatoire aux droits de l’homme et à la dignité humaine pourrait être qualifiée de menace au sens de la directive alors même qu’un risque de récidive est peu probable dans le cas de crimes ou d’agissements commis dans un contexte historique et social spécifique.

Une fois la menace constatée, la protection de l’intérêt fondamental de la société en cause doit encore être mis en balance avec les intérêts et les droits de la personne à circuler et séjourner librement et à se prévaloir du respect de sa vie privée et familiale. A fortiori, lorsque les mesures restrictives impliquent l’éloignement de l’individu, l’examen de proportionnalité doit également tenir compte de la gravité des faits, de la dangerosité actuelle de l’individu, de la légalité de son séjour et de son niveau d’intégration dans la société d’accueil. L’État membre doit aussi vérifier la possibilité d’adopter d’autres mesures moins attentatoires à la liberté de circulation et de séjour de l’intéressé qui seraient aussi efficaces pour assurer la protection des intérêts fondamentaux invoqués.

B. Éclairage

Le bref éclairage ici proposé peut être lu en lien avec les commentaires de l’arrêt du Conseil du contentieux des étrangers du 31 janvier 2018 également commenté dans ces Cahiers. Il examine aussi l’article 27 de la directive 2004/38.

  1. Les mesures restrictives et l’éloignement du citoyen européen restent fortement encadrées par le droit dérivé, et donc, par des normes où le droit de l’Union et les compétences nationales coexistent davantage[2].La Cour n’interfère que de façon marginale dans l’appréciation des Etats membres des notions de menace à l’ordre public et à la sécurité publique et va même jusqu’à admettre des restrictions à la libre circulation fondées sur la « persistance d’une attitude attentatoire aux valeurs fondamentales de l’Union » malgré l’improbabilité d’une récidive (soit parce que les faits reprochés s’inscrivaient dans un contexte particulier, soit parce que l’individu est incarcéré[3]).

  2. La Cour confirme la marge d’appréciation reconnue aux Etats membres dans la définition des contours de l’ordre public. Par comparaison, en matière de sécurité publique, la Cour se montre de plus en plus ferme à l’égard des infractions les plus graves, y compris au sens des valeurs et des intérêts de l’Union (ex. crimes d’exploitation sexuelle d’enfants). S’il est possible d’envisager un ordre public européen, fondé sur des valeurs communes, « y a-t-il alors un intérêt, comme le souligne J.-Y. Carlier, à renvoyer la menace vers un autre État membre sachant que, ce faisant, d’une part on risque de perdre la trace de l’intéressé, d’autre part, on n’empêchera nullement la poursuite des actes terroristes ou délinquants concernés, aux répercussions transfrontières aisées ? Déplacer le problème n’est autre que l’ignorer ».

  3. Bien que le second requérant ait séjourné aux Pays-Bas et en Belgique de façon illégale pendant plusieurs années et qu’il ne peut pas se prévaloir de la protection renforcée contre l’éloignement (B. et Vomero, C-316/16 et C-324/16), une réflexion pourrait être menée sur son niveau d’intégration, sociale, culturelle et familiale après 11 et 4 années passées dans le pays d’accueil. En dépit de multiples décisions de refus (asile, droit de séjour), aucun éloignement ne semble avoir été prononcé/exécuté à son encontre. A l’instar des ressortissants de pays tiers « non-éloignables », le niveau d’intégration de facto du parent d’un citoyen européen devrait-il être pris en considération dans l’examen de proportionnalité ? L’Etat assume-t-il une certaine responsabilité ?

  4. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) offre une analyse pertinente par rapport aux deux critères que sont l’actualité de la menace et l’ « intégration » dans le pays de résidence.L’actualité de la menace est un critère important lorsqu’il s’agit d’évaluer la proportionnalité d’une mesure d’éloignement par rapport à l’atteinte à la vie familiale et/ ou à la vie privée dans le pays de résidence. Répondant aux critiques adressées au manque de cohérence de sa jurisprudence, la Cour a tenté de dresser une liste de critères destinés à objectiver l’exercice de mise en balance. Elle y procède dans deux arrêts prononcés au début des années 2000, les arrêts Boultif[4] et Ezzouhdi[5]. Elle cite « la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant, la durée de son séjour dans le pays d’où il va être expulsé, la période qui s’est écoulée depuis la perpétration de l’infraction ainsi que la conduite de l’intéressé durant cette période, la nationalité des diverses personnes concernées, la situation familiale du requérant, par exemple la durée de son mariage, et d’autres éléments dénotant le caractère effectif de la vie familiale d’un couple, le point de savoir si le conjoint était au courant de l’infraction au début de la relation familiale, la naissance d’enfants légitimes et, le cas échéant, leur âge (…) la gravité des difficultés que risque de connaître le conjoint dans le pays d’origine de son époux ou épouse, bien que le simple fait qu’une personne risque de se heurter à des difficultés en accompagnant son conjoint ne saurait en soi exclure une expulsion » (nous soulignons)[6]. L’arrêt rendu en grande chambre dans l’affaire Uner[7] confirme l’utilisation de ces critères. Cette jurisprudence intègre dans l’analyse la faiblesse des liens qui peuvent exister dans le pays d’origine. Tant l’intensité des liens dans le pays de résidence que le caractère formel ou ténu de l’attachement au pays de la nationalité sont pris en compte.

  5. En vertu de l’article 27, paragraphe 2, de la Directive 2004/38, le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Cette disposition précise encore que l'existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver l’adoption de mesures d’ordre public. Les autorités nationales ne peuvent se fonder uniquement sur le comportement passé de l’intéressé, ce que confirme la jurisprudence de la CEDH. Les autorités sont tenues de tenir compte de l’évolution du comportement de l’intéressé depuis la commission des faits délictueux[8]. Dans l’arrêt commenté, la Cour tempère toutefois ce principe, comme elle l’avait déjà fait dans l’arrêt Bouchereau (C-30/77). L’écoulement du temps est, certes, un élément pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, dans certains cas, l’éventuelle gravité exceptionnelle des actes en cause peut être de nature à caractériser, même après une période de temps relativement longue, la persistance d’une telle menace (§ 58). La Cour considère, en outre, qu’un comportement de l’intéressé témoignant de la persistance d’une attitude attentatoire aux valeurs fondamentales visées aux articles 2 et 3 TUE, telles que la dignité humaine et les droits de l’homme, est également susceptible de représenter une telle menace. Ce faisant, la Cour se départit d’une interprétation restrictive de l’existence d’une menace « actuelle ». Or, en tant que justification d’une dérogation à la liberté de circulation, les exigences de l’ordre public doivent être entendues strictement[9].

  6. Il reste enfin à être attentif au caractère absolu de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La dangerosité pour l’ordre public, même établie, ne peut justifier une mesure d’éloignement vers un pays où l’intéressé risque de subir la torture ou un traitement inhumain ou dégradant.

G.R., S.S. et J.-B.F.

C. Pour aller plus loin

Pour lire l’arrêt :

CJUE, K. et H.F., aff. jointes C-331/16 et C-366/16, 2 mai 2018, ECLI:EU:C:2018:296

Doctrine :

d’Huart P., « Le danger pour l’ordre public comme motif de refus d’octroi d’un délai de départ volontaire : un concept à l’autonomie encadrée », Newsletter EDEM, juin 2015.

Pour citer cette note: G. Renaudière, S. Sarolea et J.-B. Farcy, « Exclusion et restriction à la libre circulation pour le membre de la famille du citoyen : à évaluer au cas par cas », Cahiers de l’EDEM, avril 2018.

 

[1] Article 27 de la Directive 2004/38.

[2] Voy. J-Y Carlier, G. Renaudière, « La libre circulation des personnes dans l'Union européenne. Chronique de jurisprudence et de législation », JDE, 2018 (à paraître).

[3] C.J.U.E., E., aff. C-193/16, 13 juillet 2017, EU:C:2017:542. Condamné à douze ans de prison pour des infractions répétées d’abus sexuels sur mineurs, le requérant alléguait que son incarcération depuis six ans empêchait de le considérer comme une « menace réelle et actuelle pour un intérêt fondamental de la société » au moment où la décision d’éloignement avait été adoptée. La Cour conclut à ce que « la circonstance qu’une personne est incarcérée au moment de l’adoption de la décision d’éloignement, sans perspective de libération dans un avenir proche, n’exclut pas que son comportement représente, le cas échéant, pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre d’accueil, une menace au caractère réel et actuel »

[4] Cour eur. dr. h., arrêt Boultif c. Suisse, 2 août 2001.

[5] Cour eur. dr. h., arrêt Ezzouhdi c. France, 13 février 2001.

[6] Cour eur. dr. h., arrêt Boultif c. Suisse, 2 août 2001, § 49.

[7] Cour eur. dr. h., arrêt Uner c. Pays-Bas [GC], 18 octobre 2006.

[8] C.J.U.E., Orfanopoulos et Oliveri, aff. jointes C-482/01 et C-493/01, 29 avril 2004, § 82; Voy. aussi concernant l’interprétation de la Directive « Retour » : C.J.U.E., Z. Zh. et O., C-554/13, EU:C:2015:377.

[9] C.J.U.E., Ziebell, 8 décembre 2011, C-371/08, ECLI:EU:C:2011:809, § 81.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 08 mai 2018