CEDH, 14 novembre 2019, N.A. c. Finlande, (Application no. 25244/18)

Louvain-La-Neuve

Le retour « volontaire » forcé ne dispense pas du respect dû à la Convention.

Conv. Eur. D.H., art. 2, art. 3 expulsion vers l’Irak notion de retour volontaire décision exécution d’éloignement obligation de respecter la convention personne expulsée tuée après son retour en Irak violation

La Cour européenne des droits de l’homme conclut à l’unanimité à la violation des articles 2 et 3 de la Convention suite à l’expulsion vers l’Irak d’un ancien membre des forces de sécurité irakienne alors qu’en sa qualité de sunnite il avait déjà fait l’objet de deux tentatives d’attentat. Cette responsabilité est engagée même si le retour était volontaire. Ce caractère volontaire ne l’était qu’à défaut d’autre alternative.

Sylvie Sarolea

A. Arrêt

La Cour européenne des droits de l’Homme conclut à la violation par la Finlande des articles 2 et 3 de la Convention. Cette condamnation est consécutive à l’expulsion d’un ressortissant irakien musulman sunnite vers son pays d’origine. À son retour au pays, il a été la cible de tirs mortels.

Le requérant vit en Finlande. Il dénonce la mort de son père décédé en Irak en décembre 2017. Ce dernier originaire de Bagdad. Il a été major dans l’armée de Saddam Hussein jusqu’en 2002. Ensuite, il a travaillé pour des sociétés de logistique américaines. À partir de 1997, il a été employé par le ministère de l’intérieur irakien où il a travaillé comme enquêteur à l’inspection générale. Il a exposé qu’il était le seul fonctionnaire sunnite travaillant dans ce service. En mars 2014, il est promu et mène des enquêtes internes pour traiter des violations des droits humains ainsi que des affaires de corruption. Ses investigations concernent des membres des services secrets ainsi que des officiers appartenant à des milices. Son travail devient de plus en plus dangereux au fur et à mesure que les milices chiites gagnent du terrain en Irak. À la fin de l’année 2015, il y a un désaccord avec ses collègues suite auquel il a été insulté, agressé physiquement et menacé. Un de ses agresseurs sera promu. Il fait l’objet d’une tentative de meurtre en février 2015 lorsque l’on tire sur lui alors qu’il quittait le bureau avec son chauffeur. Aucune enquête n’est menée malgré la plainte qu’il dépose. Il finit par se rendre compte qu’il ne sera jamais protégé et quitte son poste en mars 2015. Il fera l’objet d’une autre tentative de meurtre lorsque son véhicule explose à peine quelques minutes après qu’il en soit sorti avec son épouse. La famille va alors fuir et se cacher. Il quitte l’Irak et arrive en Finlande. Il y introduit une demande de protection internationale.

Les autorités finlandaises ne contestent pas les faits relatés par le requérant. Aucune question de crédibilité ne se pose. Par contre, elles estiment que les désaccords entre le requérant et ses collègues sont d’ordre privé. Les instances d’asile contestent que les attentats soient liés à des circonstances qui lui sont singulières. Les autorités reconnaissent que les hommes sunnites éprouvent des difficultés à obtenir une protection de la part des autorités irakiennes. Toutefois, les instances finlandaises n’estiment pas que le requérant a évoqué à suffisance des problèmes liés à son origine sunnite et ont conclu qu’il n’y avait pas de danger personnel de persécution. Les organes d’appel arriveront à la même conclusion.

En novembre 2017, le père du requérant quitte la Finlande après avoir opté pour un retour volontaire au terme des recours internes. Quelques semaines après son retour en Irak, en décembre 2017, son fils resté en Finlande apprend que son père a été tué suite à des tirs en rue qui ont atteint son corps et sa tête.

Répondant aux arguments de la Finlande, la Cour de Strasbourg estime que le fils du requérant peut agir en son nom au titre de membre de la famille proche.

La Cour juge ensuite que le fait que le père du requérant ait quitté volontairement la Finlande n’exonère pas les autorités finlandaises de leurs responsabilités puisqu’il ne s’agit pas d’un véritable retour volontaire (§§ 57-61). Ce dernier est consécutif à des décisions exécutoires d’éloignement du territoire. La Cour souligne qu’il n’y a pas de raison de douter qu’il n’aurait pas quitté le territoire suivant les procédures de retour volontaire s’il n’avait pas fait l’objet d’une décision d’éloignement forcé. En outre, les articles 2 et 3 font partie des dispositions les plus fondamentales de la Convention. Elles doivent être interprétées en manière telle qu’un ne peut se dispenser de sa responsabilité parce qu’un individu aurait concouru à un acte qui ensuite a conduit à une violation de la Convention. Le père du requérant avait le choix entre rester en Finlande sans aucune perspective d’obtenir un titre de séjour, en étant détenu pour faciliter le retour forcé et en faisant l’objet d’une interdiction d’entrée de deux ans, tout en attirant l’attention des autorités irakiennes ou un départ du territoire volontaire tout en sachant qu’il prenait le risque d’être soumis à des mauvais traitements. Le choix entre ces deux options n’est pas un choix libre. Il ne peut s’interpréter comme une renonciation par le père du requérant à ses droits.

Sur le fond, la Cour rappelle l’importance du principe du non-refoulement et le caractère absolu de l’article 3 qui protège un individu non seulement vis-à-vis des mauvais traitements émanant de l’Etat mais également lorsqu’ils proviennent d’auteurs non officiels. Quant au risque, la Cour souligne que si des facteurs individuels peuvent dans certains cas ne pas être suffisants, leur cumul concourt à juger qu’il y a un risque réel dans un contexte général de violences. A la lumière des circonstances au moment de l’éloignement, la Cour conclut que les nombreuses preuves rapportées, le fait que le récit avait été jugé crédible et l’incapacité des autorités irakiennes à Bagdad à offrir une protection suffisante aux musulmans sunnites, étaient suffisantes pour estimer qu’il ne pouvait y avoir d’éloignement. En outre, les autorités finlandaises n’ont pas pris en compte à suffisance le fait que le père du requérant avait déjà fait l’objet de deux actes de violences menaçant sa vie avant de quitter le territoire. Le fait pour les autorités finlandaises d’avoir disqualifié ces incidents en dispute privée ou en risque général témoigne d’une évaluation insuffisante du risque. L’arrêt est prononcé à l’unanimité.

B. Éclairage

De nombreux arrêts en matière d’asile et d’immigration en novembre 2019

Il a été difficile de choisir entre les nombreux arrêts intéressants prononcés par la Cour européenne des droits de l’Homme ces dernières semaines en matière d’immigration.

Pour n’en citer que quelques-uns, dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, la Cour en grande chambre a conclu à la violation des obligations procédurales découlant de la Convention au titre de l’article 3 du fait de l’expulsion de deux requérants vers la Serbie. L’arrêt rejette la requête quant à la violation de la Convention concernant les conditions de vie en zone de transit, mais la juge fondée sur l’éloignement forcé. Il s’agissait de deux demandeurs d’asile originaires du Bangladesh qui avaient passé 23 jours dans une zone de transit frontalière située en Hongrie avant d’être expulsés vers la Serbie une fois leurs demandes d’asile rejetées. Les enseignements de l’arrêt sont intéressants quant au recours à la notion de pays tiers sur. Même si la Hongrie n’avait pas à procéder à une analyse au fond des demandes d’asile, les autorités connaissaient les rapports de la situation en Serbie mais ne l’ont pas prise en compte à suffisance (refus d’accès à la procédure d’asile en Serbie ; risque d’expulsion sommaire) et n’ont pas cherché à obtenir d’assurances de la part de la Serbie.

Le même jour, dans l’affaire Z.A. et autres contre la Russie la grande Chambre a conclu à la violation de la Convention en raison de la rétention des requérants en zone de transit, des conditions de vie dans cette zone ainsi que des traitements qu’ils ont subis. L’affaire concernait le confinement prolongé dans la zone de transit de l’aéroport de Moscou-Sheremetyevo de quatre hommes attendant le traitement par les autorités de leurs demandes d’asile respectives et qui, après avoir vécu dans la zone de transit, finirent par quitter la Russie.

Notons aussi que la chambre traitant M.A. contre Danemark affaire communiquée, l’a renvoyée devant la grande chambre. Le requérant est un ressortissant syrien entré au Danemark en janvier 2015, qui s’est vu accorder un permis de séjour prolongé par période d’un an. Il dénonce le refus du Danemark de délivrer à son épouse un permis de séjour au titre du regroupement familial.

Malgré ces arrêts qui posent de belles questions, le choix s’est porté sur l’affaire N.A. contre Finlande. Il permet de revenir sur la notion de retour volontaire et sur ses conséquences, ainsi que sur le monitoring suite aux expulsions.

Le retour « volontaire »

Le retour volontaire est une des étapes de la gradation prévue par la directive retour en matière d’éloignement. La directive retour prévoit quatre étapes, lorsque le séjour cesse d’être régulier : premièrement, l’adoption d’une décision de retour, deuxièmement, un délai permettant le départ volontaire, troisièmement, l’enclenchement d’une procédure d’éloignement et, quatrièmement, le cas échéant, une mesure privative de liberté. Le père du requérant avait opté pour un retour volontaire avec assistance de l’O.I.M. (Organisation mondiales des migrations). Cette option a été invoquée par l’Etat finlandais pour soutenir qu’il avait par-là perdu la possibilité d’invoquer un statut de victime devant la Cour.

L’arrêt commenté s’inscrit dans la lignée de deux jurisprudences qu’il cite: la décision rendue dans l’affaire Abdul Wahab Khan contre le Royaume-Uni et l’arrêt MS contre la Belgique. Dans la première affaire, la décision souligne que pour déterminer si une personne tombe sous la juridiction de la Convention, il n’y a pas de raison de distinguer entre celle qui se trouvait dans la juridiction d'un Etat contractant qu’elle a volontairement quitté et celle qui n'a jamais été sous la juridiction de cet État (§ 26). Dans la seconde, la Cour avait écarté l’argumentation de la Belgique quant à « l’importance à accorder au consentement du requérant » dès lors qu’ils ne tenaient « pas compte du fait que celui-ci était privé de sa liberté et que les autorités belges exerçaient, de ce fait, une coercition tendant à le dissuader ou à tout le moins à le décourager de rester en Belgique » (§ 124). Pour que la renonciation à des garanties procédurales soit admise, il faut qu’elle ait été « entourée de garanties suffisantes afin d’assurer qu’elle soit exprimée librement » pour être valable. En l’espèce, toutefois, le requérant était placé devant les choix suivants: il pouvait décider de rester en Belgique sans aucun espoir d’y obtenir un jour le droit d’y séjourner légalement et sans perspective concrète d’y vivre en liberté ; une autre option était de retourner en Irak auprès des siens tout en courant le risque d’y être arrêté et de subir des mauvais traitements en prison ; une dernière option était d’aller dans un pays tiers, ce qui ne s’est pas avéré réalisable. La Cour est d’avis que, dans ces circonstances, les conditions d’un consentement libre n’étaient pas remplies, ce qui excluait l’idée d’une renonciation libre de toute contrainte et la rendait non valable ». La Cour en avait déduit qu’il ne pouvait être jugé que le requérant avait « valablement renoncé à se prévaloir de la protection offerte par l’article 3 de la Convention », de sorte que  « son retour en Irak doit s’analyser en un retour forcé par les autorités belges » (§ 125). Le présent arrêt suit ces enseignements.

Le suivi des procédures de retour

Cet arrêt met également en exergue la question du monitoring exercé par les Etats en cas d’éloignement du territoire de demandeurs d’asile déboutés ou, plus largement, d’étrangers invoquant un risque de violation de leurs droits dans le pays de destination.

Le suivi des personnes renvoyées fait l’objet de débats en Belgique suite à l’éloignement de Soudanais en 2018 (voy. notamment l’arrêt de la Cour de Cassation du 31 janvier 2018). Une commission a été mise en place pour réfléchir à la politique de retour. Celle-ci s’est surtout concentrée sur l’éloignement forcé et non sur le suivi des éloignements. Elle a présenté un rapport interimaire au Ministre le 22 février 2019. Plusieurs ONG ainsi que Myria ont dénoncé l’absence d’indépendance de cette commission. La plupart des projets menés portent sur la procédure d’éloignement forcé mais pas sur le parcours consécutif au retour (voy. la synthèse de l’Agence européenne des droits fondamentaux).

Quant au monitoring post retour, le rapport reste très lacunaire se bornant à indiquer « L'OE demande au SPF Affaires étrangères d'assurer un monitoring du retour ou organise son propre monitoring lorsque des éléments concrets indiquent un risque à l'arrivée. La situation est examinée au cas par cas. Une autre possibilité d'effectuer un monitoring consiste à proposer un bref trajet de réintégration dans certains pays où le risque sécuritaire est plus élevé à l'arrivée (comme l'Afghanistan et le Pakistan) ». Le CGRA tente aussi de réunir des informations sur la situation des personnes renvoyées, notamment lorsqu’elles arrivent au pays. Il s’agit toutefois de renseignements généraux et non de suivi de cas individuels (voy. par exemple sur la Guinée-Conakry). A ce jour, aucune procédure n’est mise en place pour accompagner le retour ni de manière systématique ni au moins à la demande. Cela n’exclut pas que des mesures soient prises dans certains cas mais elles dépendront des relais sur place, dans les représentations consulaires et diplomatiques ou par des O.I.G. ou des O.N.G. En l’absence de celles-ci ou de contacts effectifs, il se peut que rien n’existe. Paradoxalement, plus la situation dans le pays d’origine est précaire, plus il y a risque qu’aucun suivi ne soit disponible.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., N.A. c. Finlande, arrêt du 14 novembre 2019, req. n° 25244/18

Jurisprudence : Cour eur. D.H., M.S. c. Belgique, arrêt du, req. n° 50012/08 ; Cour eur. D.H., Adbul Wahab Khan c. Royaume-Uni, décision du , req. n° 11987/11 .

Pour citer cette note : S. Sarolea, « Le retour «volontaire » forcé ne dispense pas du respect dû à la Convention », Cahiers de l’EDEM, novembre 2019.

Photo de Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Publié le 03 décembre 2019