Cour constitutionnelle n°149/2019 du 24 octobre 2019

Louvain-La-Neuve

La provenance des moyens de subsistance dont le regroupant belge dispose.

Cour Const. –  Loi 15.12.1980 –  Art. 40 ter –  regroupement familial –  Belge sédentaire –  moyens de subsistance –  provenance personnelle

L’article 40ter de la L.1980 n’est pas discriminatoire s’il est interprété en ce sens que les moyens de subsistance du regroupant belge n’ayant pas exercé son droit à la libre circulation doivent être exclusivement personnels.

Julien Hardy

A. Arrêt

Cinq affaires sont traitées conjointement par la Cour constitutionnelle. Elles répondent à des questions préjudicielles posées par le Conseil d’Etat et le Conseil du contentieux des étrangers en matière de regroupement familial. Au centre du débat, l’obligation que le Belge qui n’a pas fait usage de son droit à la libre circulation dispose, « à titre personnel », de moyens de subsistance stables suffisants et réguliers. La condition que ce soit « à titre personnel » ne figure pas dans la loi, mais est ajoutée par l’Office des étrangers dans le cadre de son interprétation de l’article 40ter LE.

La première affaire comparait cette condition au fait que « le citoyen de l’Union européenne, ou le père ou la mère d’un citoyen de l’Union européenne mineur d’âge, ne doit, lui, disposer pour lui-même que de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’aide sociale du Royaume ».

Les trois autres affaires focalisaient l’analyse sur le fait que le citoyen de l’Union peut, à l’inverse du Belge, au moins « en partie », faire valoir des ressources du membre de la famille qui postule au regroupement familial.

Rappelons que si le Belge a fait usage de son droit à la libre circulation, le régime juridique applicable au membre de sa famille est le même que celui prévu pour les membres de famille de citoyens de l’Union, conformément à l’article 40ter §1er LE.

La Cour commence par retracer les évolutions législatives ayant mené à l’actuelle rédaction des dispositions relatives au regroupement familial, motivées par l’importance du regroupement familial parmi les canaux migratoires, le souhait de maîtriser ce flux, la volonté d’assurer des conditions de vie digne aux familles qui se regroupent en Belgique, et les limites fixées par le droit européen (qui, rappelons-le, ne régit pas les situations « purement internes »).

Quant au régime applicable aux membres de famille de Belges, la Cour rappelle l’intention du législateur de rapprocher ce régime de celui applicable aux membres de famille de ressortissants de pays tiers.

La Cour renvoie la première affaire au Conseil du contentieux des étrangers, afin qu’il se prononce sur la question de l’intérêt actuel de sa question, puisque l’étranger concerné s’est entre temps vu reconnaître le droit au séjour sur la base d’une demande de regroupement familial ultérieure.

La Cour vient ensuite à l’examen de l’interprétation de la condition liée aux ressources, et l’interprétation selon laquelle seules sont prises en compte les ressources « propres » du Belge, regroupant, à l’exclusion de celle du membre de la famille candidat au regroupement. 

Elle confirme que pour le membre de la famille d’un citoyen de l’Union, il n’y a pas « la moindre exigence quant à la provenance de celles-ci que le ressortissant du pays tiers notamment peut mettre à disposition ».

Répondant à un argument du Conseil des Ministres, qui estimait que la question avait déjà été tranchée dans l’arrêt n°121/2013, la Cour rappelle qu’elle a déjà dit pour droit qu’imposer que le Belge dispose de plus de ressources que l’européen est « pertinent pour répondre à l’objectif qui consiste à assurer la pérennisation du système d’aide sociale ». Elle rappelle aussi qu’elle avait jugé la différence de traitement proportionnée, mais elle souligne qu’elle ne s’était pas prononcée sur la provenance des ressources.

Suivant la grille d’analyse habituelle en matière de discrimination, la Cour relève que le critère de distinction, à savoir le rattachement avec le droit de l’Union, est objectif.

Se concentrant sur le caractère raisonnable de la justification au fondement de la différence de traitement, la Cour considère que c’est sur la base de la situation du regroupant que se fonde le droit de séjour, que le regroupé se trouve en principe à l’étranger lorsqu’il postule au séjour, et elle ajoute que « le fait que le conjoint dispose dans son pays d’origine de moyens de subsistance stables, suffisants et réguliers ne garantit pas qu’il conservera ces revenus lors de son séjour en Belgique. Il ne résulte pas davantage de l’existence d’un lien conjugal que le regroupant pourrait aussi effectivement disposer des revenus de son conjoint. » Par cette seconde phrase, elle répond à l’argument fondé sur la « communauté d’acquêts » caractérisant nombre de régimes matrimoniaux, et à celui fondé sur l’assistance dont les époux sont mutuellement redevables.

La Cour poursuit son analyse en relevant que le régime applicable aux citoyens de l’Union vise à garantir la libre circulation, alors que celui applicable aux Belges vise à mener une politique migratoire équitable, que le législateur a voulu restrictif pour limiter ce flux, fortement utilisé par des membres de familles de Belges eux-mêmes issus de l’immigration.

Le séjour des Européens étant en principe lié une activité économique, ou à tout le moins à la condition de ne pas constituer une charge déraisonnable pour les pouvoirs publics, alors que le Belge dispose d’un droit inconditionnel au séjour en Belgique et peut constituer une telle charge, la Cour ajoute que le risque que le membre de famille devienne une charge pour les pouvoirs publics « peut être raisonnablement considéré comme plus important en cas de regroupement familial avec un Belge ».

Finalement, la Cour relève que l’analyse du respect de la condition légale devra toujours se faire au regard du cas concret, « en fonction des besoins propres du Belge et des membres de sa famille ».

Elle conclut donc à la proportionnalité de la différence de traitement, et à l’absence de discrimination.

B. Eclairage

Le cœur de ces affaires portait sur la différence de traitement entre, les membres de famille de citoyens de l’Union, à l’égard desquels il est établi que la provenance des moyens de subsistance dont dispose le « regroupant » n’importait pas (Commission c. Belgique ; Singh e.a.), et les membres de famille de Belge, pour qui seules les ressources « personnelles » du Belge peuvent être prises en compte.

Sans grande surprise, la Cour constitutionnelle a rappelé qu’elle ne voyait pas d’illégalité dans le fait que les conditions mises au regroupement familial soient plus souples pour les membres de famille de citoyens de l’Union, que pour les membres de famille de belges (C.const. n° 121/2013 du 26 septembre 2013, point B.51.). Elle contrôle toutefois la proportionnalité des différences de traitement. Il s’agit de la problématique des « discriminations à rebours », qui réside dans le constat que les belges bénéficient de régimes moins favorables que les européens résidant en Belgique (voy. « pour aller plus loin », ci-dessous).

La condition que les ressources dont le belge dispose soient « personnelles », vise à exclure d’autres ressources qui seraient mises à sa « disposition » par le regroupant. La question de savoir si des ressources provenant d’un tiers, qui les mettrait à la disposition du regroupant, pouvaient être prises en compte, n’a pas été directement abordée, mais la condition qu’elles soient « personnelles » semble l’exclure. Évidemment, si on s’interroge sur la provenance des « ressources » d’un individu, on arrivera immanquablement à la conclusion que toutes les ressources proviennent toujours d’un tiers, qu’il soit employeur, locataire, donateur, défunt... Les questions se cristalliseraient alors autour de la définition du verbe « disposer », lequel semble a priori uniquement requérir que celui qui a ces ressources à sa disposition puisse les utiliser et les aliéner à sa guise. S’engageant dans ces réflexions, on continuera de s’interroger sur la pertinence d’exiger que les ressources dont le Belge dispose soient « personnelles », et de savoir d’où elles proviennent, puisque leur provenance ne sera jamais tout à fait exclusivement personnelle.

Avant de revenir sur ces réflexions par un autre angle d’approche, soulignons aussi la position fort théorique de la Cour, selon laquelle la demande de reconnaissance du droit de séjour du membre de la famille de Belge se fait en principe à partir de l’étranger. On sait que parmi les caractéristiques premières de ce régime légal, à l’instar de ce qui prévaut pour les membres de famille d’Européens, figure le fait que la demande peut être introduite directement auprès de l’administration communale (article 52 de l’arrêté royal du 08 octobre 1981), que l’octroi de la carte n’a qu’un effet « recognitif » de droit, et que regroupé est autorisé à travailler sur le sol belge durant la procédure. Que la Cour parte du principe que la demande est introduite à partir de l’étranger ne semble pas avoir été étayé par des statistiques démontrant que la voie du visa est la plus utilisée. En outre, considérer que l’étranger qui arrivera en Belgique risque de perdre les ressources dont il disposait dans son pays, pour exclure ces ressources en raison de leur provenance, nous semble revenir à saisir le problème par le mauvais bout, puisque dans ce cas, c’est davantage un problème de stabilité ou de régularité des ressources qui se posera, et pourra fonder un refus le cas échéant. La position de la Cour sur ce point fait écho aux arguments du Conseil des Ministres, qui soutenait que « la prise en considération des revenus des membres de la famille du regroupant belge favoriserait l’introduction de demandes de séjour depuis la Belgique par des personnes qui séjournent, par définition, illégalement sur le territoire du Royaume » (A.2.8.). Or, dès lors que la demande est introduite à l’administration communale, le séjour n’est plus illégal, le droit au travail est ouvert, et si l’étranger travaille et génère des revenus, qu’il met en outre à la disposition du Belge, force est de constater que non seulement il n’est plus en séjour illégal, mais qu’en plus il participe au système d’assistance sociale du Royaume, et que cela peut même permettre d’éviter que le Belge avec lequel il réside bénéficie de régimes d’assistance. On peut s’interroger sur la légitimité d’une politique qui vise à éviter cela. Diminuer le nombre de personnes en séjour illégal, enrichir les caisses de l’Etat, et limiter ses dépenses, ne sont-ils pas, précisément, des objectifs chers à l’Etat belge ?

Ce qui retiendra davantage notre attention ici, et qui risque de devenir le « dernier angle d’attaque », est la question de savoir si les réponses de la Cour eussent été les mêmes, si elle avait pris en compte le régime juridique applicable aux membres de famille de ressortissants de pays tiers. Ou plutôt, la question de savoir si les réponses données par la Cour constitutionnelle tiennent encore, après que l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 03 octobre 2019 (Aff. C‑302/18).

Il est vrai que les questions préjudicielles adressées à la Cour constitutionnelle ne portaient pas directement sur une comparaison avec le régime applicable aux membres de famille de ressortissants de pays tiers. La Cour constitutionnelle s’y réfère toutefois, notamment au travers des travaux parlementaires, et semble avoir tenu pour acquis que les membres de famille de Belges et les membres de famille de ressortissants de pays tiers se voyaient traités de la même manière lorsqu’il s’agissait d’analyser la provenance des ressources dont le regroupant « dispose ». Les dispositions légales sont d’ailleurs rédigées de manière quasi identiques (voy. les articles 10 §2 al. 3, 4 et §5 et 40ter §2 al. 2, 1° LE).

Déjà dans l’arrêt n°121/2013 précité, la Cour se référait à la volonté du législateur belge de rapprocher les régimes juridiques applicables à ces deux catégorie, motivé le « constat que ‘la plupart des regroupements familiaux concerne des Belges, nés en Belgique, issus de l’immigration, ou devenus Belges grâce à la loi instaurant une procédure accélérée de naturalisation’ (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0443/018, p. 166) » (B.52.1). En d’autres termes, puisque le regroupement familial est beaucoup utilisé par des membres de familles de Belges « issus de l’immigration », soumettre ces deux catégories aux mêmes conditions légales se justifie. La Cour constitutionnelle concluait d’ailleurs, dans cette affaire, à l’absence de justification raisonnable permettant que des conditions financières soient imposées au Belge, et non au ressortissant de pays tiers en séjour illimité, lorsque c’est leur enfant qui postule au regroupement familial (B.64.4.).

Le membre de famille de Belge peut donc se voir réserver un traitement moins favorable que le membre de famille d’un citoyen de l’Union européenne résidant en Belgique, mais pas un traitement moins favorable que le membre de famille d’un ressortissant de pays tiers résidant en Belgique.

Dans le cadre des affaires ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour constitutionnelle commenté ici, la Cour constitutionnelle a certainement tenu pour établi, comme semblait le soutenir le Conseil des Ministres, que dans le cadre d’un regroupement entre ressortissants de pays tiers, seuls les « moyens propres » du regroupant peuvent être pris en compte, à l’exclusion de moyens de subsistance mis à disposition par le membre de famille, voire un tiers.

Le raisonnement de la Cour constitutionnelle aurait alors été différent si la Cour de Justice de l’Union européenne avait dit ce plus tôt ce qu’elle a dit dans l’arrêt précité du 03 octobre 2019. La Cour de l’Union y affirme que lorsque le « regroupant » est un ressortissant de pays tiers, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un regroupement familial régi par la directive 2003/86 sur le regroupement familial, « c’est non pas la provenance des ressources, mais leur caractère durable et suffisant, compte tenu de la situation individuelle de l’intéressé, qui est décisif. » (point 40). La Cour de Justice fait le lien entre le régime applicable aux membres de famille de citoyens de l’Union (hors situations « purement internes »), et celui applicable aux membres de famille de ressortissants de pays tiers, en affirmant qu’« Il résulte de l’examen du libellé, de l’objectif et du contexte de l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/109, au regard notamment des dispositions comparables des directives 2004/38 et 2003/86, que la provenance des ressources visées à cette disposition n’est pas un critère déterminant pour l’État membre concerné aux fins de vérifier si celles-ci sont stables, régulières et suffisantes. » (point 41)

Le raisonnement de la Cour de Justice, et cela nous semble très pertinent, se fonde essentiellement sur le caractère suffisant et stable des moyens de subsistance dont le regroupant dispose, peu importe leur provenance. Comme nous le soulignions ci-dessus, s’interroger sur la « provenance » a ses limites, et la pertinence de cette question est finalement soutenue par la Cour constitutionnelle elle-même, en référence à la question de la pérennité des revenus mis à disposition… ce qui revenait à confondre la question de la provenance et le critère de stabilité.

A supposer que des exigences subsistent quant à la provenance « personnelle » des ressources du regroupant belge, elles n’existeraient donc plus que pour ce régime de regroupement familial. Cela ne manquerait pas d’interpeler, et de soulever de nouvelles questions, puisque le membre de famille de Belges se verrait alors non seulement moins bien traité que le membre de famille de citoyens de l’Union, mais aussi moins bien que le membre de famille d’un ressortissant de pays tiers.

Le membre de famille de Belge peut-il est être le « moins bien traité » de tous ?

Cela apparaît difficilement défendable si l’on garde à l’esprit que le législateur a voulu restreindre l’accès au regroupement familial pour les membres de famille de Belges, au motif que les Belges concernés étaient souvent « issus de l’immigration »…

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :  Cour constitutionnelle n°149/2019 du 24 octobre 2019

Discriminations à rebours

J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, 2016, Bruxelles, Larcier, p. 288-289.

 

Le regroupement familial

S. SAROLEA et J. HARDY, "Le regroupement familial : la jurisprudence belge au croisement des sources internes et européennes", in Questions actuelles en droit des étrangers, 2016, Anthémis, pp. 7 à 32.

J. HARDY, "Les lignes directrices pour l'application de la directive 2003/86 relative au droit au regroupement familial à l'aune de la jurisprudence récente", R.D.E., n° 179, 2014, pp. 339-349.

 

Pour citer cette note : J. HARDY, « La provenance des moyens de subsistance dont le regroupant belge dispose », Cahiers de l’EDEM, octobre 2019

Photo de G. Lanting - Eigen werk, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=6971717

Publié le 08 novembre 2019