Cour eur. D.H., 19 mai 2016, J.N. c. Royaume-Uni, req. n° 37289/12

Louvain-La-Neuve

L’obligation de diligence dont doivent faire preuve les autorités nationales dans le cadre d’une procédure d’éloignement ne leur permet pas de se réfugier derrière le manque de coopération de l’intéressé.

La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’article 5, §1 (f) n’impose pas au Royaume-Uni de prévoir une durée maximale à la détention d’un étranger en vue de son éloignement. Le caractère raisonnable de la détention doit être apprécié in concreto. En l’espèce, le manque de diligence dont ont fait preuve les autorités britanniques, alors même que le requérant est détenu depuis plus de trois ans, conduit la Cour à conclure à la violation de l’article 5, §1 (f). Le comportement de l’intéressé ne permet pas aux autorités nationales de justifier leur inaction.

Article 5, §1 (f) C.E.D.H. – Durée de la détention – Délai raisonnable – Absence de diligence dans le chef des autorités nationales – Manque de coopération.

A. Les faits

D’origine iranienne, le requérant est arrivé au Royaume-Uni en janvier 2003 où il a introduit une demande d’asile. Celle-ci a été refusée deux mois plus tard. Le 31 mars 2005, le requérant s’est vu notifier une ordonnance d’expulsion et de détention. A compter de ce jour-là jusqu’au 17 décembre 2007,  l’intéressé a été maintenu en détention suite à son refus de signer un document (« disclaimer ») par lequel il consentirait à son retour. Le requérant est à nouveau détenu à partir du 14 janvier 2008 pour ne pas avoir respecté les conditions de sa libération, à savoir entreprendre les démarches nécessaires auprès de l’ambassade iranienne afin d’obtenir un document de voyage. Les autorités britanniques ont, par la suite, essayé à plusieurs reprises de convaincre le requérant de rentrer volontairement en Iran mais celui-ci refusa de coopérer. Le 4 décembre 2009, un juge ordonna la libération sous caution de l’intéressé en raison du caractère illégal de la détention, à compter du 14 septembre 2009,  dû au manque de diligence dont les autorités britanniques ont fait part.

Suite à cela, le requérant a saisi la juridiction strasbourgeoise au motif que le système de détention des étrangers en séjour irrégulier au Royaume-Uni est incompatible avec les exigences de l’article 5, §1 (f) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), en particulier les principes de sécurité juridique et de légalité, en raison de l’absence de délai de détention maximal et de contrôle judiciaire automatique. L’intéressé se plaint ainsi d’avoir été détenu pendant une période dépassant celle nécessaire pour atteindre l’objectif recherché, à savoir préparer son retour.

B. La décision de la Cour

La Cour commence par rappeler sa jurisprudence relative à l’article 5 de la Convention dont l’objectif est de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire. Selon une jurisprudence constante, toute privation de liberté doit non seulement relever d’une des exceptions limitativement listées à l’article 5, §1 mais doit également être légale, c’est-à-dire conforme au prescrit de la loi nationale et aux règles de procédures imposées par le droit national. Cela implique, selon la Cour, que les conditions de toute privation de liberté soient suffisamment accessibles et précises, et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de manière à éviter tout risque d’arbitraire. En lien avec l’objectif de l’article 5, §1, toute privation de liberté arbitraire, même légalement fondée, est incompatible avec la Convention.

Dans l’arrêt commenté, la Cour est amenée à se prononcer sur la conformité du régime de détention britannique avec l’article 5, §1 (f) de la Convention, notamment eu égard à l’absence de délai de détention maximal et de contrôle judiciaire automatique. Par le passé, la juridiction strasbourgeoise a déjà estimé, à plusieurs reprises, qu’en vertu de cette disposition la détention d’un étranger en séjour irrégulier en vue de son éloignement n’était pas soumise à un délai maximal. Préférant une appréciation in concreto au regard de l’ensemble du régime de détention des étrangers et des faits particuliers de l’affaire en cause, l’existence d’un délai maximal n’est, d’après la Cour, en soi ni nécessaire ni suffisant pour garantir la conformité de la détention avec les exigences de l’article 5, §1 (f) de la Convention[1]. Suivant le même raisonnement, la Cour rejette également l’argument selon lequel il découle de cet article qu’un contrôle judiciaire automatique soit mis en place.

Or la Cour considère que le contrôle effectué par les juridictions britanniques par application de la Common Law, et de l’arrêt Hardial Singh en particulier, est presque identique à celui de la Cour elle-même pour déterminer si une détention est arbitraire au sens de l’article 5, §1 (f). En effet, en vertu du test tiré dudit arrêt, le juge britannique doit vérifier que la détention soit ordonnée en vue de l’éloignement de l’étranger en séjour irrégulier, que la durée de la détention soit raisonnable et prenne en tout cas fin s’il apparaît que l’éloignement ne pourra être effectué endéans un délai raisonnable, et, enfin, que les autorités agissent avec toute la diligence requise. Dès lors que ce test est effectué par les juridictions nationales, la Cour est d’avis que le système de détention des étrangers irréguliers en vue de leur éloignement n’est pas de nature à accroitre le risque d’arbitraire, et n’est donc pas, en principe, incompatible avec les exigences tirées de l’article 5, §1 (f)[2].

Cette conclusion n’empêche toutefois pas la juridiction strasbourgeoise d’examiner, dans un second temps, si, au regard des faits particuliers dont elle est saisie, la détention du requérant était ou non en violation de l’article 5, §1 (f) de la Convention. Bien que le recours du requérant à l’égard de la première période de détention (31 mars 2005 au 17 décembre 2007) ait été déclarée inadmissible, la Cour en tient néanmoins compte et, ce faisant, estime que l’obligation dans le chef des autorités britanniques de poursuivre l’éloignement avec toute la diligence requise était renforcée du fait que l’intéressé avait auparavant passé 32 mois en détention. En outre, la Cour considère que le comportement de l’intéressé ne permet pas de justifier une détention illimitée :

« while it is true that the applicant repeatedly refused to cooperate with the authorities’ attempts to effect a voluntary removal, the Court does not consider that this can be seen as a “trump card” capable of justifying any period of detention, however long » (§106).

Le manque de coopération de la part l’intéressé ne permet donc pas aux autorités britanniques de rester passives et d’attendre que celui-ci change d’avis. Alors que le danger que représente le requérant (il a été condamné pénalement par le passé) ainsi que le risque de fuite doivent être pris en compte pour déterminer le caractère raisonnable de la détention, le fait que le requérant ait été maintenu en détention pendant de nombreux mois et le manque d’énergie et de volonté dont ont fait preuve les autorités conduisent la Cour a considéré que la procédure de retour n’a pas été exécutée avec toute la diligence requise. Pour ces motifs, la Cour a décidé à l’unanimité que l’article 5, §1 (f) a été violé à compter de la moitié de l’année 2008 suite à l’inaction des autorités.

C. Éclairage

Cet arrêt est l’occasion de revenir sur la question de la durée de la détention des étrangers en séjour irrégulier en vue de leur éloignement. Il permet également de comparer les exigences tirées de l’article 5, §1 (f) de la CEDH avec la Directive 2008/115[3], dite « Directive Retour », qui conditionne également la détention des étrangers faisant l’objet d’une procédure de retour au respect de plusieurs exigences.

Si l’article 5, §1 (f) de la CEDH ne requiert pas que la détention d’une personne contre laquelle une procédure d’expulsion est en cours soit raisonnablement nécessaire, il est seulement exigé qu’une procédure d’expulsion soit en cours. Deux conditions supplémentaires sont tirées de cette disposition. Selon la jurisprudence de la Cour, la détention sera jugée contraire à l’article 5, §1 (f), et ne sera donc plus justifiée, si la procédure n’est pas menée avec la diligence requise[4]. La Cour a également jugé que « la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi », à savoir mener la procédure d’expulsion à terme[5].

Dans le cas d’espèce, la Cour juge que la détention n’est plus justifiée au regard de l’article 5, §1 (f) suite au manque de diligence dont on fait preuve les autorités britanniques. Ce faisant, la Cour rappelle sans le dire que la détention des étrangers dans le cadre d’une procédure d’expulsion ne doit pas être punitive par nature, et doit être accompagnées de garanties appropriées[6]. Une détention sur base de l’article 5, §1 (f) ne se justifie en effet que par l’existence d’une procédure d’expulsion et vise à permettre le retour de la personne concernée. Or, dans l’affaire en cause, la détention ne semble plus, du moins après un certain temps, être liée à l’éloignement du requérant car la procédure d’expulsion est au point mort. La détention ressemble alors plus à une forme de pression exercée sur le requérant pour qu’il accepte de coopérer avec les autorités en vue de son retour volontaire en Iran. Or, comme l’affirme la Cour, son refus de coopérer ne confère pas une « trump card » aux autorités à même de justifier une détention illimitée.

Afin de déterminer si la durée de la détention est devenue déraisonnable, il est tenu compte de la situation particulière de l’intéressé, qui a été condamné pénalement par le passé, ainsi que du risque de fuite. La Cour considère néanmoins que cela ne justifie en rien l’inaction des autorités. Par conséquent, celles-ci n’ont pas respecté l’obligation leur incombant de mener la procédure d’éloignement avec toute la diligence requise, exigence d’autant plus forte que le requérant était détenu depuis plus de trois ans.

Aux yeux de la Cour, l’élément déterminant est ainsi l’absence de diligence dans le chef des autorités. Contrairement aux arguments de la partie requérante, aucune durée maximale n’est imposée par l’article 5, §1 (f) de la Convention mais le prolongement de la détention a pour effet de renforcer l’obligation de diligence.

La Directive Retour faisant partie de l’acquis de Schengen, le Royaume-Uni n’y est pas tenu. La situation aurait-elle été toutefois différente par application du droit européen ?

Les conditions imposées par la Directive Retour sont similaires à celles tirées de l’article 5, §1 (f) de la CEDH. L’article 15 de la Directive prévoit notamment que la détention ne peut durer aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise, et pourvu que l’éloignement reste possible dans un délai raisonnable. La détention doit également être nécessaire pour garantir que la procédure d’éloignement soit menée à bien et, par conséquent, la détention ne se justifie plus lorsqu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement.

Toutefois, à la différence de la CEDH, la Directive Retour impose un délai maximal au-delà duquel la détention prend fin. On l’a dit, la détention n’étant pas une sanction, elle doit permettre le retour effectif de la personne concernée endéans un délai raisonnable. En limitant la durée de la détention à six mois, la Directive Retour présume qu’au-delà le délai devient déraisonnable. Le délai de six mois est considéré comme suffisant pour mener à bien la procédure de retour. Toutefois, la Directive permet aux Etats de prolonger la détention jusqu’à dix-huit mois lorsque la procédure d’éloignement dure plus longtemps en raison, soit du manque de coopération du ressortissant concerné, soit des retards subis pour obtenir les documents nécessaires de pays tiers.

En imposant une durée maximale au-delà de laquelle la détention doit prendre fin, la Directive Retour apparaît plus protectrice que l’article 5, §1 (f) de la CEDH. En effet, la Directive prévoit que, malgré tous les efforts raisonnables entrepris pour mener à bien la procédure d’éloignement, la durée de la détention devient déraisonnable, en principe, après six mois, ou après dix-huit mois exceptionnellement. L’existence de ce délai n’empêche d’ailleurs pas de vérifier que les autorités nationales agissent avec toute la diligence requise au sens de l’article 5, §1 (f) de la CEDH. Ainsi que l’énonce la juridiction strasbourgeoise dans l’arrêt Gallardo Sanchez, « le respect des délais prévus par le droit interne ne peut pas être considéré comme entraînant automatiquement la compatibilité de la détention avec les exigences découlant de l’article 5 § 1 f) de la Convention »[7]. L’existence d’un délai maximal ne dispense donc pas les juges de vérifier le comportement des autorités, et l’absence de diligence entraîne la fin de la détention avant que le délai maximal ne soit atteint.

Dans le cas d’espèce, si le Royaume-Uni était lié par la Directive Retour, le requérant aurait été remis en liberté après dix-huit mois au plus tard, soit avant même la fin de la première période de détention. Bien que le système en vigueur au Royaume-Uni fasse l’objet de critiques et que certains lui préfère l’approche adoptée par la Directive Retour fixant une limite dans le temps, la Cour confirme dans l’arrêt commenté que la Convention n’impose nullement de prévoir de délai maximal au-delà duquel la durée de la détention devient en tout cas déraisonnable.

J-B.F.

C. Pour aller plus loin

Pour lire l’arrêt :

Cour eur. D.H., 19 mai 2016, J.N. c. Royaume-Uni, req. n° 37289/12.  

Jurisprudence :

 Cour eur. D.H., 18 avril 2013, Azimov c. Russie, req. n° 67474/11;

Cour eur. D.H. (GC), 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. n° 13229/03;

Cour eur. D.H (GC), 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume-Uni, req. n°  22414/93.

Doctrine :

Pierre d’Huart et Syvlie Saroléa, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive retour, Louvain-la-Neuve, 2014. 

Conseil de l’Europe, Guide sur l’article 5 de la Convention, 2014. 

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’obligation de diligence dont doivent faire preuve les autorités nationales dans le cadre d’une procédure d’éloignement ne leur permet pas de se réfugier derrière le manque de coopération de l’intéressé », Newsletter EDEM, juin 2016.


[1] Cour eur. D.H., 19 mai 2016, J.N. c. Royaume-Uni, req. n° 37289/12, §90.

[2] Ibid., §§98 et 99.

[4] Cour eur. D.H (GC), 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume-Uni, req. n° 37289/12, §113.

[5] Cour eur. D.H. (GC), 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. n° 13229/03, §74.

[6] Cour eur. D.H., 18 avril 2013, Azimov c. Russie, req. n° 67474/11, §171.

[7] Cour eur. D.H., 24 mars 2015, Gallardo Sanchez c. Italie, req. n° 11620/07, §39.

Publié le 09 juin 2017