Le théologico-politique fait question

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Le théologico-politique fait question, un commentaire du prof. Benoît Bourgine (publié dans le Bulletin de la Fondation Sedes Sapientiae, UCL, décembre 2016)

Au lendemain des attentats de janvier 2015, la Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication de l’UCL a organisé un colloque intitulé : « Tolérances et radicalismes : que n’avons-nous pas compris ? » Le titre trahit un désarroi : ces attentats islamistes qui devaient bientôt être suivis d’autres, plus meurtriers encore, déjouaient les grilles de lecture habituellement proposées. L’objectif du colloque était d’entrer en conversation avec les étudiants de cette Faculté pour tenter de poser les bonnes questions. Les Actes viennent de paraître aux éditions Couleur Livres, sous la direction de Pierre-Joseph Laurent, avec des contributions de plusieurs professeurs de la Faculté de théologie (Abdessamad Belhaj, Louis-Léon Christians, Benoît Bourgine)[1]. La diversité des points de vue exprimés dans cet ouvrage reflète la diversité des disciplines représentées, mais elle trahit aussi une divergence de positionnement sur le théologico-politique. La variable religieuse mérite-t-elle, oui ou non,  qu’on la considère pour elle-même ? Doit-on lui attribuer un poids sociologique et politique propre ?

Couvrez ce religieux que je ne saurais voir

En Belgique comme en France, l’affirmation du théologico-politique prend de cours les experts et plonge les autorités politiques dans une grande perplexité. Depuis plus d’une dizaine d’années pourtant, les signaux d’une montée du fondamentalisme musulman ne manquent pas[2], de même que les analyses inscrivant ce phénomène en perspective historique[3]. Felice Dassetto et Brigitte Maréchal attirent l’attention sur le fossé croissant entre Musulmans et non-Musulmans de notre royaume. Mais la tradition universitaire et politique française s’est rendue incapable d’identifier ce qu’elle a si longtemps rejeté dans les ténèbres de l’obscurantisme.

Une prise de conscience tardive

La succession des attentats en France et en Belgique au cours des deux années écoulées a provoqué un début de prise de conscience. Dans une analyse pénétrante, l’ouvrage de Pierre Manent, philosophe politique, situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015), prend acte du divorce entre une partie de la population musulmane et le reste de la société ; il prône une action politique résolue sous la forme d’un pacte civique. Dans une publication récente qui fera date, Jean Birnbaum affronte, quant à lui, la cécité persistante des politiques sur la question religieuse[4]. Il analyse la généalogie de ce déni du théologico-politique dans la tradition de la gauche ; mais sur ce point, précise-t-il, la droite est de gauche. C’est pourquoi la manifestation massive du 11 janvier 2015 était-elle une manifestation « interdite », non pas au sens d’une manifestation non autorisée (elle a été décidée par les autorités de l’État), mais parce que les mots manquaient pour nommer ce qui était en jeu, outre le « ça n’a rien à voir avec l’islam » répété en boucle par les politiques et les médias – un déni du religieux confinant à l’insoutenable lorsque d’un côté les djihadistes se réclament du djihad sur tous les tons et que de l’autre les experts s’obstinent à regarder ailleurs, non sans créativité :

« Les djihadistes sont des monstres sanguinaires qu’il faut mettre hors d’état de nuire, tonnait le criminologue. Les djihadistes sont les produits d'un désordre mondial dont l’Occident est responsable, corrigeait le géopoliticien. Les djihadistes sont des personnalités fragiles qui ont connu trop de blessures narcissiques, diagnostiquait le psychologue. Les djihadistes sont des victimes de la crise, rectifiait l’économiste. Les djihadistes sont des gamins des cités qui ont mal tourné, complétait le sociologue. Les djihadistes sont la preuve que notre modèle d’intégration est en panne, abondait le politologue. Les djihadistes sont des héritiers de la vogue humanitaire, leur mobilisation est comparable à des étudiants qui s’engagent dans une ONG à l’autre bout du monde, faisait valoir l’anthropologue. Les djihadistes sont des jeunes qui étouffent dans une société de vieux, ils partent se dépayser en Syrie comme d’autres deviennent cuisinier en Australie, précisait le démographe. Les djihadistes sont des enfants d’Internet et des jeux vidéo, ils ont abusé de Facebook et d’Assassin’s Creed, glissait le spécialiste du numérique. Les djihadistes sont de purs produits de notre société du spectacle, ils sont simplement en quête de célébrité, Charlie est leur Koh-Lanta à eux résumait le sémiologue… »[5]

En septembre 2016 paraissaient deux enquêtes, l’une de l’Institut Montaigne, l’autre de l’observatoire du fait religieux en entreprise, concernant la France : elles confirment de manière spectaculaire la visibilité croissante d’un islam identitaire par lequel une proportion significative de Musulmans, surtout appartenant aux jeunes générations, expriment un rejet des valeurs communes de nos sociétés.

Politique et religion

L’absence de réponse à la hauteur des enjeux est le symptôme d’une faiblesse politique de nos sociétés. Jean-Pierre Le Goff  décrit ce Malaise dans la démocratie (Stock, 2016) sous ses différentes facettes : intensification de l’individualisme, éducation en crise, déshumanisation du travail, déculturation festive, religiosités sans traditions, citoyenneté hors sol. Comment dire « nous » lorsque règne une idéologie diversitaire qui érode le monde commun par l’affirmation d’identités particulières et érige le multiculturalisme en  modèle de société ?

Mais le diagnostic serait incomplet s’il ne prenait en compte la compréhension du phénomène religieux. Dans une tribune publiée dans la Libre Belgique du 8 mai dernier, un universitaire écouté du monde politique belge soutenait que les religions pourraient bien n’être que des canulars pris au sérieux, tel le culte pastafarien inventé en 2005[6]. Apparemment le poids civilisationnel des religions a échappé à l’auteur. Le cas n’est pas isolé : nombre d’intellectuels préfèrent habiter le monde de leurs rêves (tout près du Monstre en forme de spaghetti géant et volant, le dieu pastafarien), en l’occurrence un monde sans religion, plutôt que le monde réel. Ce n’est pas sans conséquences sur la capacité d’analyse nécessaire pour affronter les défis de l’heure. De concert avec les sciences des religions, la théologie est plus que jamais requise pour recommander, de l’intérieur des communautés religieuses, les évolutions indispensables, compatibles avec leur tradition, pour s’inscrire dans un corps social dont certaines valeurs ne sont pas négociables. L’exemple de la liberté religieuse, conquise de haute lutte au Concile Vatican II dans l’Église catholique, vient à l’esprit. C’est par un semblable travail théologique que de telles évolutions pourront s’opérer au bénéfice de nos  concitoyens musulmans. La Faculté de théologie tente, pour sa part, d’y contribuer à travers les formations récemment mises en place à destination des cadres de cette religion.

 

Prof. Benoît Bourgine 

(19/10/16)

 


[1] Pierre-Joseph Laurent, Tolérances et radicalismes : que n’avons-nous pas compris ? Le terrorisme islamiste en Europe, Louvain-la-Neuve, Couleur livres, 2016.

[2] Emmanuel Brenner (dir.), Les territoires perdus de la République antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002.

[3] Voir Élie Barnavi, Les religions meurtrières, Paris, Flammarion, 2006.

[4] Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016.

[5] Ibid., p. 21.

[6] François de Smet, « La religion comme jeu sérieux ». Le titre est une antiphrase.

Publié le 27 décembre 2016