Cour eur. D. H., N.A. c. Suisse et A.I. c. Suisse, arrêts du 30 mai 2017, req. nos 50564/14 et 23378/15

Louvain-La-Neuve

Activités politiques sur place et risque de violation de l’article 3 CEDH : évaluation de la sincérité du requérant par la Cour européenne des droits de l’homme

La Cour européenne des droits de l’homme se penche sur les activités politiques dans deux affaires dans lesquelles l’éloignement des requérants soudanais est susceptible d’entrainer la violation par ricochet de l’article 3 CEDH. A la différence de l’arrêt AA c. Suisse dont la motivation reposait en partie sur la bonne foi du requérant, la Cour met en place quatre facteurs objectifs permettant d’évaluer le risque de torture en cas d’éloignement des requérants au profil politique moins marqué. A ce titre, elle s’aligne sur la position du HCR rejetant l’exigence de la bonne foi dans l’évaluation du risque de persécution des réfugiés dits sur place. Selon la Cour, pour qu’un réfugié dit sur place soit protégé par l’article 3, l’examen doit se focaliser uniquement sur les activités politiques effectivement menées en prenant en compte quatre facteurs d’évaluation de la sincérité.

Art. 3 C.E.D.H. – demandeur d’asile soudanais – réfugié sur place – facteurs d’évaluation.

A. Arrêt

Les requérants, originaires du Soudan, se plaignent du risque d’assassinats et de tortures en cas de renvoi vers leur pays d’origine à la suite du rejet, par les autorités suisses, de leurs demandes d’asile fondées sur leurs activités politiques en Suisse.

A l’appui de leurs requêtes, ils affirment être membre du JEM (Mouvement pour la justice et l’égalité) dont le principal objectif est de combattre militairement le gouvernement soudanais. Dans le cadre de ce mouvement, ils mènent plusieurs activités politiques sur place, parmi lesquelles la représentation du JEM au Geneva Summit for Human Rights and Democracy, la collaboration avec une radio locale sur laquelle s’exprime les membres du JEM, etc. En outre, dans l’arrêt A.I. c. Suisse, le requérant allègue être membre du D.F.E.Z. (Centre pour la paix et le développement au Darfour) et avoir publié sur internet deux articles critiques en arabe contre le gouvernement soudanais.

Pour étayer leurs requêtes, ils déposent des photographies avec les membres du JEM attestant leurs activités politiques en Suisse. En plus de photographies, dans l’arrêt A.I. c. Suisse, le requérant fournit les courriers des autorités du JEM le désignant comme le responsable media suisse de cette organisation.

En réponse aux allégations des requérants, le gouvernement suisse réitère les arguments des autorités internes en se focalisant sur deux aspects liés d’une part à leur profil politique et, d’autre part, à leur manque de sincérité.

Concernant leur profil politique, le gouvernement affirme que leurs activités politiques sont passives et marginales au regard de leur ampleur, leur durée et leur degré d’exposition. Il en déduit d’une part l’absence d’un engagement politique particulièrement exposé et, d’autre part, le manque d’intérêt des autorités soudanaises à les considérer comme des opposants dangereux (A.I. c. Suisse, § 45 et N.A. c. Suisse, § 38).

S’agissant du manque de sincérité, le gouvernement relève la mauvaise foi des requérants en se fondant sur l’absence de crédibilité de leurs récits. Dans N.A. c. Suisse, il soutient que les allégations de persécutions ne sont pas plausibles (§ 38). Dans A.I. c. Suisse, il qualifie de simple courrier de complaisance la lettre du leader du JEM attestant l’appartenance du requérant au bureau exécutif de la section suisse (§ 46).

Pour aborder la difficulté d’apprécier si « une personne s’intéresse sincèrement à l’activité en question ou si elle ne s’y est engagée que pour justifier après coup sa fuite » (A.I. c. Suisse, § 51 et N.A. c. Suisse, § 45), la Cour adopte un raisonnement en deux temps.

Dans un premier temps, elle refuse de se focaliser sur la bonne foi des requérants pour se pencher sur « les activités effectivement menées ». Elle justifie sa démarche en raison de l’importance de l’article 3 et la nature irréversible du dommage en cas de mauvais traitements (A.I. c. Suisse, § 51 et N.A. c. Suisse, § 45 ).

Une fois ce préalable posé, la Cour élabore les facteurs objectifs permettant de déterminer le profil politique d’un requérant dont les activités ne sauraient être qualifiées de très exposées. A ce titre, elle identifie quatre facteurs : (1) l’éventuel intérêt par le passé du pays d’origine sur les activités politiques du requérant ; (2) l’appartenance à une organisation d’opposition ciblée par le gouvernement ; (3) la nature de l’engagement politique sur place (manifestations publiques ou activités sur internet) ; (4) les liens personnels et familiaux avec les opposants.

Ces facteurs appliqués aux cas d’espèce, la Cour aboutit à deux résultats différents selon que le requérant satisfait ou non aux facteurs d’évaluation. Le tableau ci-dessous permet de rendre compte de l’application de critères aux cas d’espèce.

 

                Arrêts

Facteurs

A.I. c. Suisse

N.A. c. Suisse

  1. Eventuel intérêt par le passé des autorités soudanaises

 

Non

 

 

Non

 

  1. Appartenance à une organisation politique

 

Oui

 

 

Oui

 

  1. Nature de l’engagement politique

 

Oui

 

 

Non

 

  1. Liens personnels ou familiers

 

Oui?

 

 

Non

 

 

Dans l’arrêt A.I. c. Suisse, la Cour conclut à l’existence des motifs raisonnables de croire à une violation par ricochet de l’article 3 en cas de renvoi vers le Soudan. La motivation de la Cour repose essentiellement sur l’intensité de l’engagement politique en Suisse (§ 56). Quant au facteur relatif aux liens personnels et familiers, sa motivation est ambiguë sur le caractère décisif de ce critère. Sans établir de liens familiaux et personnels avec les membres éminents du JED, la Cour relève quand même une certaine proximité du fait de les avoir côtoyés de façon régulière (§ 57).

Dans l’affaire N.A. c. Suisse, la Cour constate l’absence du risque de violation de l’article 3 de la Convention. Le requérant ne satisfait qu’à un seul critère, à savoir l’appartenance à une organisation politique en exil. Ses activités politiques menées en Suisse sont jugées moins intenses et ne peuvent, de ce fait, susciter l’intérêt des services de renseignement soudanais (§§ 50 et 51).

B. Éclairage

Le raisonnement de la Cour soulève un commentaire relatif aux facteurs d’évaluation de la sincérité du réfugié dit « sur place ». La Cour européenne des droits de l’homme conditionne la protection du réfugié sur place à l’évaluation des activités politiques au regard de quatre facteurs. Sans établir la hiérarchie entre ces facteurs ni en exiger le cumul, la Cour met l’accent sur le facteur relatif à la nature de l’engagement sur place (intensité). La motivation qu’elle adopte dans A.I. c. Suisse permet de l’attester. Alors que le requérant ne satisfait ni au premier ni au quatrième critère, la Cour se fonde sur le troisième critère pour établir le risque de violation de l’article 3.

Cette démarche de la Cour centrée sur les quatre facteurs d’évaluation traduit une certaine évolution de sa jurisprudence. En effet, dans l’affaire A.A. c. Suisse, elle avait établi trois facteurs d’évaluation au lieu de quatre pour évaluer le risque de torture d’un requérant soudanais en raison de ses activités politiques en Suisse. A cet effet, elle cherchait à savoir si le requérant était engagé dans des activités politiques sur place à un moment où il était prévisible qu’il dépose une demande d’asile dans le futur (bonne foi), si le requérant était un activiste politique avant de fuir son pays d’origine (continuité) ou s’il avait joué un rôle important afin de rendre son cas public dans l’Etat défendeur (intensité).[1]

Avec les arrêts A.I. et N.A. c. Suisse, la Cour abandonne le critère de bonne foi. Après avoir reconduit les deux derniers critères présents dans l’arrêt A.A. c. Suisse (continuité et intensité), elle élabore deux autres facteurs d’évaluation, à savoir l’appartenance à une organisation politique et les liens personnels. En se focalisant sur les activités effectivement menées par les requérants et non sur leurs intentions, la Cour s’aligne sur la position du HCR et de la jurisprudence de certaines instances d’asile. Selon cette position, le réfugié sur place doit être protégé en tenant compte objectivement du risque de persécution et ce, indépendamment de ses motivations ou de ses intentions.[2] Il se dégage alors une certaine évolution dans la protection du réfugié sur place.

En dépit de cette évolution, ces facteurs d’évaluation ne donnent pas lieu à la reconnaissance du statut des réfugiés en raison de l’absence de crédibilité et de persécutions établies. Or, les facteurs développés par la Cour correspondent aux deux critères généralement admis par les instances d’asile, à savoir la continuité et l’intensité des activités politiques sur place.[3] Comme l’arrêt A.A. c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme recourt au vocabulaire appartenant au droit des réfugiés plus qu’aux droits de l’homme pour évaluer la sincérité des réfugiés sur place.[4] Sans se substituer aux instances d’asile, la Cour se fonde sur ce vocabulaire uniquement pour évaluer les activités politiques sur place susceptibles d’engendrer le risque de violation de l’article 3.

Il s’en suit alors une similitude d’approche entre les droits de l’homme et le droit des réfugiés concernant la protection des réfugiés dits sur place. Sans être équivalente, la protection offerte par ces deux domaines diffère sur plusieurs points. D’abord, l’article 3 a un caractère absolu alors que la protection des réfugiés contre l’expulsion est sujette à exceptions.[5]

Ensuite, le droit de réfugié confère au réfugié sur place la protection statutaire tandis que l’article 3 ne le protège que contre l’expulsion sans lui garantir le titre de séjour. Si les conditions sont remplies, l’Etat peut lui reconnaitre la protection subsidiaire car les atteintes graves individuelles de l’article 15, b), de la directive dite qualification correspondent « en substance »[6] à l’article 3 de la Convention.

Au regard de ce qui précède, les arrêts A.I. et N.A. c. Suisse traduisent la difficulté de la Cour européenne des droits de l’homme à évaluer la sincérité des requérants faisant valoir les activités politiques sur place. Pour faire face à cette difficulté, la Cour de Strasbourg emprunte les concepts propres au droit d’asile et, par conséquent, endosse « un rôle croissant en matière d’asile »[7] à travers un dialogue des juges.

T.M.

C. Pour aller plus loin

Consulter les arrêts :

Cour eur. D. H., N.A. c. Suisse, arrêt du 30 mai 2017, req. n° 50564/14 ;

Cour eur. D. H., A.I. c. Suisse, arrêt du 30 mai 2017, req. no  23378/15.

Jurisprudence :

Cour eur. D. H., A.A. c. Suisse, arrêt du 7 janvier 2014, req. n°58802/12.  

Doctrine :

Saroléa S., « Le réfugié sur place à Strasbourg. Note sous Cour eur. D. H., A.A. c. Suisse, arrêt du 7 janvier 2014, req. n° 58802/12 », Newsletter EDEM, janvier 2014.

Pour citer cette note : T. Maheshe, « Activités politiques sur place et risque de violation de l’article 3 CEDH : évaluation de la sincérité du requérant par la Cour européenne des droits de l’homme », Newsletter EDEM, juin 2017.

 

[1] A ce sujet, voy. Cour eur. D. H., A.A. c. Suisse, arrêt du 7 janvier 2014, req. 58802/12, par. 41.

[2] H.C.R., « Comments on the European commission’s proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council on minimum standards for the qualification and status of third country nationals or stateless persons as beneficiaries of international protection and the content of the protection granted », 2010, p. 16.

[3] A ce sujet, voy. A. Zimmermann (eds), « The 1951 Convention relating to the status of refugees and its 1967 Protocol. A Commentary », Oxford University Press, Oxford, 2011, pp. 325-335.

[4] S. Saroléa, « Le réfugié sur place à Strasbourg. Note sous Cour eur. D. H., A.A. c. Suisse, arrêt du 7 janvier 2014, req. n° 58802/12 », Newsletter EDEM, janvier 2014, p. 5.

[5] Ibidem.

[6] C. J. U. E., 17 février 2009, M. Elgafaji, n° C-465/07, ECLI: ECLI:EU:C:2009:94.

[7] S. Saroléa, op. cit., p. 5.

Publié le 06 juillet 2017