Après-guerre : l’« exemple » (?) européen

Un article de Valérie Rosoux sur les discours de réconciliation relatifs à l’Union européenne a reçu le prix du Journal of Contempory European Studies. L’occasion de revenir avec elle sur son domaine de prédilection : la gestion de l’après-guerre. 

Quand les armes se sont tues, reste le plus difficile : réapprendre à vivre avec les ennemis d’hier. Tourner la page de la violence. Une véritable gageüre... « Durant les négociations, on parle souvent des intérêts des parties : intérêts économiques ou stratégiques, contrôle des territoires, rapports de force, etc. », rappelle Valérie Rosoux, professeure de sciences politiques à l’UCLouvain. « C’est important, mais il y a une autre dimension, tout aussi cruciale : les émotions. Dès qu’il y a eu massacre de masse, aucune “happy end” n’est possible à court ou moyen terme. Espérer que les belligérants renouent des relations normales, dépourvues de haine et de rancœur après seulement quelques années, est illusoire. Et dangereux. Car nier ou minimiser les émotions des victimes d’un conflit peut engendrer une reprise rapide de la violence. »  

L’Europe : une success-story... vraiment ? 

Voilà vingt ans que la Pr Rosoux travaille sur la gestion du post-conflit et le travail de mémoire. En 2015, elle est invitée à rendre compte d’un colloque organisé au Collège de Bruges sur les récits en Europe. Elle en a tiré un article qui a été récemment primé par le Journal of Contempory European Studies (1). « Très vite, le thème a rencontré mes propres travaux. D’une part parce que les récits (2) jouent un rôle primordial dans la gestion d’un héritage historique violent. D’autre part, un peu partout dans le monde, l’histoire de l’Union européenne et du couple franco-allemand en particulier a été érigée en modèle exemplaire de réconciliation. Un “exemple” que d’aucuns pensent pouvoir transposer dans n’importe quel (post-)conflit : dans les Balkans, la région des Grands Lacs en Afrique, le Moyen-Orient, etc. Or, dans les faits, ce n’est pas aussi simple que cela... »    

Des conditions exceptionnelles 

La réconciliation franco-allemande est exceptionnelle, car les conditions qui ont rendu la paix et la collaboration après-guerre possible étaient elles aussi exceptionnelles. Certes, durant les deux guerres mondiales, Français et Allemands se sont voué une haine féroce. « Dans le même temps, il y avait – et il y a toujours – une forme de respect mutuel pour les accomplissements intellectuels, artistiques et/ou économiques de l’autre nation », rappelle la Pr Rosoux. « Il en va tout autrement dans les conflits où l’adversaire est fortement infériorisé : il n’est pas seulement l’ennemi à combattre, mais l’enfant à éduquer, le barbare à civiliser, voire l’animal à exterminer. Dans ces cas, la (re)construction du lien est bien plus complexe. »       

Une paix non finie

Selon nombre de commentateurs, la réconciliation européenne serait terminée depuis longtemps. La Pr Rosoux nuance ce point de vue. « Nous n’en avons pas fini avec notre passé. Car le sens que nous lui donnons n’est jamais fixé une fois pour toutes. Il évolue de génération en génération. Un exemple : Verdun (3). Pour mon grand-père, cette bataille représentait le paroxysme de la “haine du Boche”. Alors que pour moi, il s’agit d’un martyr européen collectif. Quant à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, de nombreux Allemands ont l’impression que, septante ans plus tard, ils doivent encore s’excuser... Et quand Angela Merkel s’est montrée intraitable durant la crise grecque, certains n’ont pas manqué de rappeler le passé nazi de l’Allemagne... Preuves, selon moi, que la réconciliation européenne n’est ni finie, ni définitive, ni même irréversible. D’où l’intérêt de poursuivre le travail de mémoire en tenant compte d’une pluralité de récits et de voix. La polyphonie est une condition sine qua non pour parvenir à vivre ensemble. » 

Une nécessaire modestie

L’histoire de l’Union européenne est remarquable dans la transformation des relations entre anciens belligérants. Mais les processus qui ont permis cette transformation ne sont pas un modèle universel, transposable tel quel à toutes les régions du monde. Les Européens jouent le rôle de tiers dans plusieurs zones post-conflit. Or, la Pr Rosoux invite à davantage de réalisme et de modestie dans nos attentes vis-à-vis de ces régions, tant au niveau du timing que des objectifs. 

  • Une modestie vis-à-vis du timing : « Il a fallu des décennies pour rapprocher les Européens », rappelle la Pr Rosoux. « Nous ne pouvons décemment pas attendre des Rwandais ou des peuples des Balkans qu’ils soient pleinement réconciliés une vingtaine d’années seulement après les atrocités qui ont été commises dans leurs régions. L’après-guerre ne se calcule pas en années, mais en générations. » 
  • Une modestie vis-à-vis des objectifs : « La réconciliation compte plusieurs degrés qui vont de la coexistence à l’harmonie entre les peuples. Arriver à ce que les ennemis d’hier parviennent à cohabiter sans violence après seulement quelques années est déjà un résultat remarquable ! On ne peut “résoudre” le passé, mais on peut déverrouiller l’avenir. Pour cela, il importe, comme le souhaitait Marguerite Yourcenar, de garder “les yeux ouverts”. » 

Candice Leblanc

(1) V. Rosoux, « Reconciliation narrative: scope and limits of the Pax Europeana » in JCES, 2 octobre 2017.
(2) La Pr Rosoux travaille sur 3 types de corpus : les discours officiels des autorités, les récits des individus affectés par la violence (survivants, proches ou descendants des victimes, etc.) et les témoignages des tiers (médiateurs, juges, diplomates, travailleurs d’ONG, etc.)   
(3) La bataille de Verdun a eu lieu en 1916 et a opposé les armées française et allemande. Elle a fait plus de 700 000 victimes. 

Coup d'oeil sur la bio de Valérie Rosoux

Valérie Rosoux est professeure de relations internationales à l’UCLouvain depuis 2000 et maitre de recherches FNRS depuis 2014. 
Elle est titulaire d’un baccalauréat en droit, d’un master en philosophie, d’un master et d’un doctorat en sciences politiques. Lauréate de plusieurs prix, elle a été élue membre de l’Académie royale de Belgique en 2016. 
Ses recherches sont principalement financées par le FNRS, l’UCLouvain, la Politique scientifique fédérale et plusieurs organismes de recherche étrangers tels que l’USIP, le GIGA, le Max Planck Institute, et le Clingendael Institute.   

Publié le 15 janvier 2019