Comment parler de migration aujourd’hui…rationnellement ? Le défi travaille Thomas Baudin, professeur associé à l’Institut de Recherche Economique et Sociale (IRES) de l’UCLouvain et à l’IESEG School of Management, ainsi que Simone Moriconi, professeur associé à l’IESEG, membre de Lille Economics and Management (LEM). Tous deux font partie de l’équipe de chercheurs qui viennent de recevoir un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour ces quatre prochaines années. Leur projet, intitulé « Migration And Labor supplY wheN culturE matterS » (MALYNES), a été officiellement lancé en mars 2019.
« C’est un fait : ces vingt dernières années, la migration inter-européenne a doublé, observe le professeur Simone Moriconi de l’IÉSEG School of Management de Paris et de Lille Economics and Management (LEM). Certaines estimations parmi les plus récentes évoquent même une évolution de la part des migrants(quel que soit leur origine) dans la population totale Européenne de 6% en 1990, 12% en 2016… et une projection de 28% d’ici 2100 ! Sans même parler de la crise migratoire, le phénomène existe bel et bien au sein même de l’Europe : il faut bien sur faire un effort dans un cadre de coopération entre les pays de l’Union, mais inutile de le nier ou de prétendre pouvoir « fermer les frontières ». La migration fait partie de l’existence ! Le phénomène, qui existe depuis l’Antiquité, a bel et bien des impacts à long terme sur le développement de l’économie et la société Européenne. »
Un regard scientifique sur la migration inter-européenne
« La tendance générale est de considérer l’apport des migrants sur le marché du travail uniquement par le prisme de ce marché, explique Thomas Baudin, professeur associé à l’Institut de Recherche Economique et Sociale (IRES) de l’UCLouvain et à l’IESEG School of Management. Pourtant, l’aspect culturel est capital dans l’observation de ces mouvements. L’économie de la famille, analysant les interactions sociales et familiales avec cette société, permet de rappeler combien les valeurs importées sont tant en lien avec le travail qu’avec la famille. Ces thématiques sont bien souvent reprises par les partis extrémistes, mais c’est à tout le monde de s’en emparer pour remettre de la science dans le débat et lutter contre des clichés éculés. »
Avec Simone Moriconi, spécialiste des tendances liées au marché du travail et à l’économie de la culture, ils ont pu constater durant leurs recherches que la plupart de la littérature scientifique sur l’impact des migrations sur les pays d’accueil portaient sur le volet économique. Un biais répondant à l’argument inquiet selon lequel les migrants « voleraient » le travail des autochtones. L’argument est balayé d’un revers de main par le professeur Moriconi : « Il y a déjà des études qui ont montré que la migration a des effets directs sur l’offre et diversité des compétences dans le pays de destination(1). De plus, accueillir des individus à la richesse culturelle et aux forces professionnelles différentes fait partie du rythme de l’évolution. »
Fort de cette volonté de porter un regard dépassionné sur ces problématiques, les professeurs Moriconi et Baudin construisent avec une équipe de plusieurs chercheurs un projet qu’ils soumettent à l’Agence nationale de la recherche (ANR) : le projet MALYNES, « Migration And Labor supplY wheN culturE matterS ». Ce projet a pour vocation de dresser un regard dépassionné sur les impacts de la migration et des cultures familiales des migrants sur le marché du travail et la main d’œuvre disponible à long terme en Europe.
Un projet dense, long à mettre en place
« Ma spécialité en matière de l’économie de la famille a fait des étincelles avec celle de Simone Moriconi qui travaillait sur le marché du travail et de la culture, sourit le professeur Baudin. Nous avons longuement discuté des effets de la migration sur le marché du travail du pays d’accueil et de l’importance que pouvait avoir le rapport des migrants à la culture de leur pays d’origine pour expliquer nos observations sur le marché du travail étudié. Des Danois arrivant en France pour travailler, par exemple, peuvent se montrer plus ouverts à un marché du travail flexible que ce à quoi ils feront face dans l’Hexagone. Mais il faut bien avoir en tête que la migration pour le travail n’influe pas seulement la vie professionnelle d’un individu ; elle va également influer la vie personnelle et familiale du migrant. Qu’il ou elle arrive avec une famille déjà formée ou s’insère sur le « marché du mariage » de son pays d’accueil, ses comportements matrimoniaux vont largement influer son comportement d’offre de travail. C’est un aspect que le projet veut prendre sérieusement en considération. »
Le projet imagine les possibilités que pourraient offrir un schéma d’analyse des impacts migratoires inter-européens incluant les interactions culturelles et leur impact sur la main d’œuvre étudiée, autochtone et néochtone. Précisé avant la fin de l’année 2017, MALYNES a été accepté en juillet 2018. Entretemps, les deux chercheurs ont monté une équipe internationale. A partir de mars 2019, Simone Moriconi, Thomas Baudin et Riccardo Turati, doctorant à l’UCLouvain, ont commencé à travailler avec Claudia Senik, Giovanni Peri, Robert Stelter et Ylenia Brilli sur le projet. Plusieurs doctorants seront par la suite appelés à y travailler également.
Trois étapes-clefs jusqu’en 2023
Ravi de pouvoir « [s’y] mettre concrètement », Simone Moriconi rappelle les étapes-clefs par lesquelles la recherche va passer durant ces prochaines quatre années : « La première consiste à analyser davantage les politiques migratoires menées actuellement et d’élaborer différents scénarios, explique-t-il. Elle impliquera d’abord moi-même, Riccardo Turati et Giovanni Peri – de l’Université California Davis. Les questions soulevées : comment la politique migratoire va évoluer ces prochaines années ? Aboutirons-nous à une libre-circulation totale en Europe ? Aurons-nous au contraire fermé définitivement les frontières ? Nous travaillons déjà en amont sur ces questions. »
La deuxième tâche s’appliquera à construire une sorte de patchwork des différentes pratiques culturelles en Europe en termes de famille : mariage, éducation, division de la charge de travail au sein de la famille entre hommes et femmes… « Des décisions très importantes par rapport au marché du travail car elles l’influencent directement », ajoute le professeur Moriconi, qui travaillera alors avec Thomas Baudin, Claudia Senik – professeur à la Paris School of Economics et à Paris-Sorbonne – ainsi que Ylenia Brilli – post-doctorante en Economie à l’Université de Vérone.
Enfin, la troisième étape, impliquant les professeurs Moriconi et Baudin en équipe avec Robert Stelter – professeur à l’Institut Max Planck – consistera à relier les deux précédentes relatives aux scénarios politiques migratoires envisageables et aux pratiques culturelles familiales, dans une sorte de modèle structurel d’analyse : « Nous pourrons alors dessiner des estimations pour les quinze, cinquante ou cent prochaines années…pas avant, tempèrent les chercheurs, pour lesquels ces recherches scientifiques sont capitales afin de dépassionner le débat migratoire aujourd’hui. La presse comme les politiques mettent l’accent sur des points du débat de manière complètement irrationnelle, via des données littéralement déconnectées des réalités et véritables contributions pour le pays d’accueil de ces migrants. La contribution économique des migrants aux pays d’accueil doit être prise en compte car elle détermine des prises de décisions économiques capitales. Des décisions qui doivent être prises de manière scientifique, et non dans l’émotion. »
Marie Dumas
ENTRETIENSur quelles données se fonde le projet MALYNES ? L’objectif est de produire plusieurs articles scientifiques au cours de nos recherches, jalonnant notre travail jusqu’en 2024. Ces articles seront fondés sur des statistiques et données européennes – foisonnantes. Notre travail n’est pas de récolter des données : elles sont déjà existantes. Ces données d’enquête sur la culture, la vie familiale et le travail des néochtones et des migrants qui habitent dans l’Union Européenne sont disponibles en ligne sur le site de l’institution européenne, l’European Social Survey. Nous utiliserons également des données de pays spécifiques, comme la France ou la Grande-Bretagne, voire extra-Européens avec de nombreux immigrants d’origine européenne comme l’Australie. Notre tâche est d’abord de trier ces « data » pour en extraire les éléments d’analyse pertinents… c’est-à-dire de reconstruire les traits culturels d’origine des migrants et de voir comment ces derniers peuvent développer les relations familiales et l’offre de travail dans le pays Européen de destination. Un travail conséquent qui prendra beaucoup de temps. Vous parlez de dépassionner le débat migratoire au niveau politique : une clef pour y arriver ? D’abord, mener des recherches scientifiques comme celle que nous entreprenons. Il faut remettre du rationnel dans l’irrationnel qui guide nos politiques en la matière aujourd’hui. Ensuite, c’est un fait : les migrants peuvent être un élément extrêmement positif, économiquement, mais aussi culturellement parlant pour un pays d’accueil ! Outre la hausse du taux démographique, ou leur participation au pouvoir d’achat global, ils s’inscrivent dans des professions parfois dédaignées par les autochtones. Un compromis pour avancer dans nos manières de voir ces mouvements migratoires serait de commencer par sélectionner les nouveaux arrivants en fonction de leurs critères professionnels et des besoins du pays d’accueil. Dans le cadre du projet MALYNES, les recherches montrent qu’un équilibre dans les migrations entre des migrants « low skilled » et « high skilled » permettrait à la population des pays Européens de mieux constater les effets concrets et bénéfiques sur le terrain des nouveaux arrivants… et donc d’abandonner petit à petit la « peur » irrationnelle faisant voter pour des partis nationalistes, complétement passéistes. |
Bibliographie : Moriconi Peri Turati (2018) Skill of the Immigrants and Vote of the Natives: Immigration and Nationalism in European Elections 2007-2016, NBER Working Paper No. 25077, Issued in September 2018 (1) Docquier, F & Çağlar Ozden & Giovanni Peri (2014), "The Labour Market Effects of Immigration and Emigration in OECD Countries," Economic Journal, Royal Economic Society, vol. 124(579), pages 1106-1145, 09. Ortega, F. and G. Peri (2014), "Openness and income: The roles of trade and migration," Journal of International Economics, Elsevier, vol. 92(2), pages 231-251. (2) Luigi Guiso, Paola Sapienza and Luigi Zingales “Does culture Affect Economic Outcomes?” Journal of Economic Perspectives—Volume 20, Number 2—Spring 2006—Pages 23–48.
Coup d’œil sur la bio de Thomas Baudin
Thomas Baudin est professeur associé à l’IESEG School of Management à Lille et membre de Lille Economics and Management. Son parcours scientifique l’a ramené dans le giron de l’UCLouvain à de nombreuses reprises, d’abord comme post-doctorant au sein du CORE puis comme Professeur Chargé de Cours au sein de DEMO, professeur invité au sein de LECON récemment et enfin aujourd’hui, corresponding member de l’IRES. Son domaine de spécialisation couvre l’économie de la famille et l’économie de la croissance. Plus d'informations ici |
Coup d’œil sur la bio de Simone Moriconi
Simone Moriconi est professeur associé à l’IÉSEG School of Management de Paris et membre de Lille Economics and Management (LEM). Durant son doctorat en économie de l’Université catholique de Milan, il passe par l’UCLouvain et la London School of Economics (LSE). Aujourd’hui professeur à l’IÉSEG School of Management de Lille et de Paris, il est spécialisé sur les questions économiques liées au marché du travail européen, et l’économie de la culture. Plus d'informations ici |