La philosophie dans l’Andalus : plus ancienne qu’on ne le pensait

L’Europe puise ses racines dans bien des influences, parmi lesquelles la pensée rationnelle issue de l'Andalus, à l’époque où les Musulmans occupaient la plus grande partie de la péninsule ibérique. Godefroid de Callatay, chercheur et professeur à l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres (INCAL) à l’UCL, a démontré que ces penseurs en avance sur leur temps étaient déjà bien actifs au Xe siècle, soit un siècle avant ce que l’on pensait. Ses travaux lui ont récemment valu une bourse de type Advanced du Conseil de Recherche Européen (Advanced ERC Grant).

Un courant de penseurs issus de l’Islam intéresse de plus en plus les spécialistes du monde arabe : les Frères de la Pureté (Ikhwān al-Ṣafā’), dont on situe l’activité en Irak au Xe siècle. Godefroid de Callataÿ, qui fait autorité dans ce domaine d’étude, a fait des découvertes étonnantes durant un séjour en Espagne : « En 2012-2013, j’ai effectué un séjour sabbatique à l’Université de Barcelone, qui offre une expertise de premier plan sur la philosophie et les sciences dans le monde arabe en général, et dans leur réception dans l’Andalus en particulier. J’y étais allé dans l’idée d’étudier l’impact de l’œuvre des Frères de la Pureté dans l’Andalus, et de là sur le Moyen Âge européen », explique-t-il. Mais ses recherches vont le mener sur une découverte plus surprenante.

        

                                               Un des Frères de la Pureté                           Frontispice d'un manuscrit de la Rutbat al-ḥakīm, traité andalou d'alchimie

Recherche de mystère

Ces Frères de la Pureté se veulent mystérieux : « Ils sont tout d’abord délibérément anonymes. Ils le devaient car ils ne se situaient pas dans la lignée orthodoxe de l’Islam. C’est pourquoi ils sont assez difficiles à cerner, à étudier. Ces philosophes voulaient réaliser une synthèse entre le savoir rationnel de l’époque, et le savoir traditionnel, c’est-à-dire essentiellement axé sur le donné religieux. Ils ont rédigé une encyclopédie, composée de 52 épitres ». Ces épitres sont regroupées en quatre grands thèmes de réflexion : les mathématiques, les sciences de la nature, les sciences de l’âme et de l’intellect et enfin les sciences divines.

« Ce qui les caractérise, c’est leur ouverture d’esprit extraordinaire, et c’est ce qui me fascine chez eux. Ils ont puisé dans les trois grandes religions monothéistes. Ils se sont aussi inspirés de la Grèce Antique, de la Perse et de l’Inde, avec un intérêt particulier pour les sciences plus ésotériques. C’est d’ailleurs une erreur majeure d’étudier leur œuvre en oubliant les apports de ce que l’on identifie aujourd’hui comme des pseudosciences, telles l’astrologie, la magie ou l’alchimie, mais qui à l’époque faisait intégralement partie du savoir rationnel… » Ceci étant, peu de philosophes de l’époque (et même d’autres venus plus tard) se sont ouvertement réclamés de leur pensée, car elle était effectivement très à la marge de l’orthodoxie en place. Leur enseignement se faisait dès lors avant tout en « sous-terrain ».

100 ans plus tôt…

Le caractère secret, détourné, anonyme… de ce mouvement philosophique a rendu son étude bien plus compliquée. Mais Godefroid de Callataÿ a pu démontrer que ces penseurs sont en réalité plus anciens qu’on ne l’a généralement dit et que leur influence dans l’Andalus est également plus ancienne et beaucoup plus considérable qu’on ne l’a affirmé jusqu’à présent. Cette découverte est au cœur du projet pour lequel il a obtenu cette bourse prestigieuse.

En analysant conjointement la réception de l’encyclopédie des Frères de la Pureté et celle d’autres corpus semblables (comme les écrits jābiriens ou le traité connu sous le nom d’Agriculture Nabatéenne), le projet tout entier vise à remettre en question à la fois l’époque et les conditions dans lesquelles la philosophie et la pensée rationnelle ont pour la première fois fait leur apparition dans l’Andalus, véritable carrefour des cultures. « Quant au mouvement philosophique prôné par les Frères de la Pureté, bien que ce sujet ne soit pas directement l’objet de mon travail, je pense qu’il est de nature à pouvoir constituer une source d’inspiration pour un Islam plus éclairé. Même s’il a été souvent mal perçu, ses principes d’ouverture devraient inspirer tout intellectuel… »

ERC dans les « Humanities »

Ce travail remporte l’adhésion d’autres chercheurs, mais aussi d’institutions qui financent la recherche fondamentale dans des domaines où les découvertes n’ont pas forcément de retombées immédiates. « Le Conseil Européen de la Recherche (ERC) finance, avec de gros budgets, des projets très originaux. Mon ‘advanced grant’ relève du panel SHS5, un panel où les projets en ‘Social Sciences’ côtoient ceux des ‘Humanities’ proprement dites, ces derniers n’étant qu’une petite minorité chaque année. Voilà quatre ans, depuis mon séjour en sabbatique à Barcelone, que je mûris ce projet. Grâce à cette bourse prestigieuse, et à l’équipe de chercheurs que je vais pouvoir mettre sur pied grâce à elle, je pense sincèrement qu’il sera possible de réécrire un chapitre de la philosophie arabe. »

Car l’expérience importante de Godefroid de Callatay s’est construite au fil du temps, et est désormais reconnue internationalement : « J’ai eu le temps de développer une expertise sur ce sujet, par la rédaction de nombreux articles et ouvrages, par de nombreux voyages d’étude à l’étranger, lesquels m’ont permis de développer un large réseau international. L’originalité du sujet semble avoir séduit les experts de l’ERC. J’avoue que je suis fier d’avoir pu décrocher cette bourse pour l’UCL, dans le domaine des ‘Humanities’ et en particulier dans celui des études arabes. »

Entre la fin 2017 et 2022 (soit sur 5 ans), au moins 4 post-doctorants pourront ainsi être engagés, chacun travaillant sur un sous-projet. Et trois colloques internationaux de grande envergure pourront également être financés.

Carine Maillard

 

Coup d'oeil sur la bio de Godefroid de Callatay

1966 :                 Naissance

1984-1986 :       Baccalauréat en Philosophie, UCL

1984-1988 :       Master en Études Classiques, UCL

1988-1990 :       Master en Études orientales, UCL

1990-1991 :       Bourse Erasmus, Pembroke College, University of Oxford

1991-1992 :       Bourse de l’Institut historique belge de Rome, Academia Belgica, Rome

1993-1996 :       Thèse de doctorat (Combined Historical Studies), Warburg Institute, University of London

1997-1998 :       Post-graduate Fellowship, Alexander von Humboldt-Stiftung, Universitāt Münster

1999-2007 :       Chargé de cours, Institut Orientaliste, UCL

2003-2012 :       Principal Investigator du projet FSR « Encyclopédies comme images du monde et comme vecteurs d’échanges intellectuels dans l’Islam
                            et l’Occident au Moyen-Age » (UCL)

Depuis 2007 :    Professeur (études arabes / Islam), Institut Orientaliste, Université catholique de Louvain

2008-2010 :       Visiting Faculty Member, American University of Paris

2012-2013 :       Visiting research scholar, Universitat Barcelona

2012-2017 :       Principal Investigator du projet ARC “Speculum Arabicum” (Comparative Medieval Encyclopaedism), UCL.

2016 :                 Responsable du MOOC GLOR “Oriental Beliefs: Between Reason and Tradition”, UCL

Depuis 2015:     Professeur Ordinaire, Institut Orientaliste, Université catholique de Louvain

Publié le 27 juin 2017