La Syrie, les bombes et les enfants

Après 5 ans de conflit, on estime à plus de 250 000 le nombre de personnes tuées en Syrie. D’après une étude menée par l’UCL, un quart des victimes sont des enfants et des femmes. En cause : les bombardements et autres armes explosives.

En Syrie, un enfant vivant dans les zones contrôlées par le gouvernement a 5 fois plus de risques de mourir à cause d’une explosion (bombes, grenades, missiles, etc.) qu’un adulte. C’est l’un des résultats les plus frappants qui ressort de l’étude internationale (1) dirigée par le Pr Debarati Guha-Sapir, directrice du Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres de l’UCL (2). Comment l’expliquer ? « Bien qu’il soit toujours délicat pour un scientifique de sortir des statistiques, nous voyons 3 explications à ce chiffre », répond-elle. « La première est que la Syrie est un pays à forte natalité et où les gens, particulièrement les enfants, vivent beaucoup dehors. Ils sont donc les premières victimes d’une voiture piégée, par exemple. La deuxième explication tient à leur constitution. Ayant un corps plus petit, l’enfant touché par une explosion a des blessures proportionnellement plus importantes et plus graves que celles d’un adulte. Il en meurt donc plus facilement. Notre 3e hypothèse est que les combattants sur place (militaires syriens, rebelles, combattants de l’État islamique, etc.) sont bien informés. Ils savent où sont les bases aériennes, ils surveillent le décollage des bombardiers, etc. S’ils sont dans les parages, ils peuvent donc évacuer les lieux avant que les avions n’arrivent. Mais pas les civils… » 

La récolte des données

L’étude, parue dans le prestigieux British Medical Journal (BMJ), portait sur 78 769 cas de morts violentes, survenues en Syrie entre 2011 et 2015.

Cet échantillon provient du Violations Documentation Center (VDC). Ce réseau syrien d’associations des Droits de l’Homme collecte les données concernant les morts violentes. Ce monitoring est bien organisé. Les volontaires du VDC recueillent le maximum d’informations sur chaque décès : localisation, âge et sexe de la victime, cause de la mort, arme utilisée, etc. Chaque semaine, ils envoient leurs rapports dans un centre régional qui le transmet au niveau national. L’ensemble des données est centralisé au siège international du VDC, à Londres. « C’est la base de données la plus fiable qui existe », commente le Pr Guha-Sapir. « Jusqu’ici, personne n’avait étudié les liens entre le type d’arme utilisé et le groupe démographique des victimes. Sur les 125 000 morts répertoriés, nous n’avons retenu que ceux pour lesquels nous avions les données les plus complètes et les plus certaines. » L’étude révèle notamment que sur près de 4600 femmes et enfants tués par balle, 852 enfants et 695 femmes ont été exécutés. Des chiffres glaçants.

Chiffres et stratégies humanitaires

Le but premier de ce genre d’étude ? Aider les institutions internationales (OMS, Organisation des Nations unies, Union européenne, HCR, etc.) à construire des politiques sanitaires adaptées aux besoins réels du terrain, car basées sur des chiffres scientifiquement fiables. « Exemple : comme les enfants syriens sont massivement victimes des armes explosives, il faudrait envoyer une aide humanitaire médicale adaptée à l’impact de telles armes. À savoir des moyens et des équipements destinés aux urgences pédiatriques et aux services de traumatologie… »

Mais l’intérêt de savoir de quoi meurent les civils en Syrie va au-delà des aspects médicaux et logistiques. « Tous les belligérants font des dégâts parmi la population civile », rappelle le Pr Guha-Sapir. « Par contre, le bombardement aérien n’est pas le fait des rebelles puisqu’ils n’ont pas d’avions ! C’est l’armée syrienne, la Russie, les États-Unis et les pays européens qui bombardent… Notre étude nous permet de ne pas donner d’alibis à ces puissances et à leur stratégie d’armement dans le conflit syrien. Elle nous aide aussi à mieux comprendre pourquoi 5 millions de Syriens ont fui leur pays depuis 2011 : la population civile paye un trop lourd tribut à cette guerre... »

Et maintenant ?

Le Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres étudie aussi les effets à moyen et long terme de l’aide humanitaire actuellement apportée aux réfugiés syriens dans les pays voisins de la Syrie (3). « L’aide humanitaire, ce n’est pas seulement la nourriture et les soins de santé », rappelle le Pr Guha-Sapir. « C’est aussi l’hébergement, l’éducation ou encore des aides à l’agriculture (semences). Aujourd’hui, il faudrait 3,2 milliards de dollars pour couvrir tous ces volets. Or, à peine un tiers a été débloqué. C’est d’autant plus révoltant que chaque campagne de bombardements aériens coûte environ un milliard. Avec l’ “efficacité” que l’on sait… »

Candice Leblanc

(1) D. Guha-Sapir et al., « Civilian deaths from weapons used in the Syrian conflict » in BMJ, n°351, sept. 2015.
(2) Le Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres étudie les problèmes sanitaires liés à des catastrophes naturelles, des famines ou encore des conflits armés.
(3) La Turquie, le Liban et la Jordanie accueillent à eux seuls plus des ¾ des réfugiés syriens.
Les recherches du Pr Guha-Sapir sur le conflit syrien ont été principalement financées par l’UCL.

CV express de Debarati Guha-Sapir

Debarati Guha-Sapir

1974 Diplôme de médecine à l’université de Calcutta (Inde)
1977 Master en santé publique à l’université Johns Hopkins (Baltimore, USA)
1982 Diplôme complémentaire en « operations research and process modelling » à l’université du Wisconsin (Madison, USA)
1983-84 Chercheuse à la KULeuven
1984 Diplôme complémentaire en épidémiologie et biostatistiques à l’université Johns Hopkins (Baltimore, USA)
Depuis 1990 Directrice du Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres de l’UCL
1991 Doctorat en épidémiologie à l’UCL 
Depuis 2009 Membre de l’Académie royale de Belgique

Publié le 16 mai 2016