Libre arbitre ou déterminisme biologique ?

Les neurosciences soutiennent l’existence du libre arbitre. C’est ce que montre l’ouvrage Free Will, Causality, and Neuroscience dont Bernard Feltz, Professeur émérite à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’UCLouvain est l’un des éditeurs. Les êtres humains échappent au déterminisme biologique strict.

« C’est la question de la liberté, de l’être humain en tant qu’être libre, une des questions les plus fondamentales de la philosophie », s’enthousiasme Bernard Feltz quand on lui demande de situer son ouvrage dans le contexte de ses recherches philosophiques. Et les neurosciences apportent leur lot de réponses à la problématique du libre arbitre. Leur objectif est de rendre compte du comportement humain en fonction de la structure du cerveau et sa formidable complexité.

L’intervention des neurosciences

« Pour essayer d’approcher la problématique du libre arbitre à partir de cette complexité, il m’a semblé intéressant de me centrer sur l’apprentissage, lequel a beaucoup à voir avec la mémoire », explique le Professeur Feltz.

C’est à Eric Kandel, prix Nobel de médecine, qu’on doit la mise en évidence de deux types de mémoire, à court et à long terme. La mémoire à court terme est liée à une modification chimique au sein du bouton synaptique (voir encadré « La transmission de l’information »). Le déclenchement de la synapse sera donc plus rapide. Comme c’est une simple modification chimique, le souvenir s’efface plus ou moins rapidement. Dans le cas de la mémoire à long terme, il y a synthèse de protéines qui modifient structurellement les synapses sollicitées. Une série d’excroissances complexifient considérablement le bouton synaptique. Cette structure perdure beaucoup plus longtemps. Le souvenir reste donc vivace tant que ces modifications restent en place. Bernard Feltz aime citer l’exemple d’un violoniste pour mettre en évidence les conséquences de ces découvertes. S’il est droitier, le violoniste va tenir son archet de cette main mais c’est sa main gauche, qui pince les cordes, qui va accomplir la plus grande part du boulot. C’est donc dans la zone du cerveau qui contrôle cette main que la plupart des apprentissages vont être stockés. Et cela se vérifie expérimentalement : chez certains violonistes, le volume de cette zone est cinq fois plus important que la moyenne. « Autrement dit, conclut le professeur louvaniste, le cerveau de chaque individu est le reflet de son histoire propre ! La structure matérielle de notre cerveau dépend des apprentissages de l’enfance. Et à partir du moment où le comportement a un impact sur la structure biologique du cerveau, le caractère linéaire de la causalité – les gènes déterminent le cerveau qui lui-même détermine le comportement – est cassé. »

Circuits nerveux stabilisés

Venons-en à un autre mécanisme d’apprentissage, révélé par un autre prix Nobel de médecine, Gerald Edelman, qui propose la théorie de la sélection des groupes neuronaux. Jusqu’en 1950 pour les biologistes, l’affaire est simple : un gène, un caractère. Une maxime difficile à soutenir depuis qu’on connaît le nombre plutôt limité de nos gènes. L’idée d’Edelman, prouvée par la suite, est que, si la première phase de mise en place du système nerveux se fait dans des conditions strictement déterministes, dans la suite, il y a développement d’une hyperconnectivité entre les centres sensitifs, les centres moteurs et le système limbique qui est le centre des émotions. On parle de la formation de cartographies globales. Toute stimulation dans un centre implique l’envoi d’informations vers les autres centres. Apparait donc une connectivité redondante qui ouvre le champ des possibles au niveau comportemental. Pour comprendre les mécanismes d’apprentissage, il faut intégrer un deuxième élément important : un circuit utilisé est stabilisé. Prenons l’exemple de l’apprentissage de la marche, qui se fait par imitation et par essais et erreurs. L’hyperconnectivité permet de nombreuses stratégies différentes dans l’apprentissage. L’enfant procède à un premier essai. Le circuit qui permet cet essai sera stabilisé, notamment en lien avec les émotions. Si cet essai est concluant, il sera valorisé et l’enfant reprendra volontiers la même position, qu’il va pouvoir affiner pour, finalement, arriver à une marche correcte. Tous les essais sont mémorisés, par stabilisation des circuits nerveux qu’ils ont sollicités, et le lien avec les émotions permet à l’enfant de recourir aux modalités les plus prometteuses. « Des vrais jumeaux qui ont appris à marcher n’ont donc déjà plus le même cerveau, explique Bernard Feltz. Le cerveau est le reflet intégral de la vie de chacun. C’est le concept d’idiosyncrasie (idio en grec = spécificité). Cela rejoint Kandel. Le cerveau porte des traces de toute notre histoire. »

Etre libre

Mais ce qui distingue l’humain, c’est le langage. Qu’en est-il de son apprentissage pour Edelman ? Comme pour la marche mais il y a une différence importante : il existe des structures du système nerveux qui sont en attente de l’apprentissage du langage. Le cerveau n’est pas indifférencié. A la naissance, l’enfant est capable d’entendre tout, est capable d’apprendre n’importe quel langage. Il enregistre tout. Puis il répète des mots, construit des phrases. C’est l’environnement social qui détermine les choix et la connectivité fine du cerveau va être différente d’une langue à l’autre. On est ici dans le déterminisme culturel, et non plus biologique. « D’ailleurs, renchérit Bernard Feltz, beaucoup de philosophies du langage soulignent le fait que le langage est l’ouverture à l’indéterminisme. La création artistique, c’est cela. Le langage ouvre à cela, à un comportement qu’on peut articuler, inscrire dans une temporalité longue. » Qu’est ce qui caractérise le langage ? C’est la capacité d’inventer, d’innover, d’anticiper. Edelman inscrit le comportement dans une temporalité longue. L’être humain est capable de prévoir et d’organiser son comportement en fonction de son objectif ; il est donc libre.

« Etre libre, conclut le Professeur Feltz, ce n’est pas pouvoir faire n’importe quoi mais pouvoir inscrire son comportement dans un système de significations qu’on se donne à soi-même et pouvoir agir en fonction de ce système dans une temporalité longue. Il y a donc libre arbitre. On n’est pas dans une liberté absolue (mais plus personne ne défend ce concept) mais on n’est pas dans le déterminisme non plus. Les neurosciences permettent de penser d’être libre. Le libre arbitre est parfaitement pensable à partir des découvertes les plus récentes en matière d’apprentissage et de neurosciences. C’est une bonne nouvelle sur le plan philosophique. »

La transmission de l'information

Le système nerveux est formé de milliards de cellules organisées en réseau, appelées neurones. Ce sont des cellules excitables qui transmettent et reçoivent des signaux électrochimiques. Toutefois, le transfert de l’information ne se fait pas par contact direct entre neurones. En effet, les membranes des neurones en communication ne se touchent pas mais sont séparées par un petit espace appelé espace synaptique, les synapses étant les régions d’interaction entre deux neurones. Le bouton synaptique désigne la partie la plus avancée, la plus extrême du neurone, juste avant l’espace ‘vide’ que constitue la synapse. Comme les signaux ne peuvent franchir l’espace synaptique, la transmission se fait par l’intermédiaire de substances chimiques appelées neurotransmetteurs. Elles sont produites par le neurone qui envoie le message et reconnues par celui qui le reçoit.

Henri Dupuis

Coup d’œil sur la bio de Bernard Feltz

Il n’est pas exagéré de prétendre que la relation entre le vivant et la philosophie a toujours été une source d’interrogation pour Bernard Feltz. Jeune, il étudie en effet tout d’abord les sciences zoologiques (licencié UCL en 1976) avant de se tourner de suite vers la philosophie (1980). C’est cependant cette dernière qu’il privilégie, réalisant à l’UCL un doctorat sous la houlette du grand spécialiste de la philosophie des sciences qu’a été le Professeur Jean Ladrière. Il y défend une thèse sur les démarches analytique et systémique en biologie. Bernard Feltz entame alors sa carrière de chercheur à l’université de Namur au sein du département « Sciences, Philosophies et sociétés ». Il rejoint ensuite l’UCLouvain en 1992 en tant que chargé de cours et est nommé Professeur ordinaire à l’Institut supérieur de Philosophie en 2006, Institut qu’il présidera d’ailleurs de 2008 à 2011. Ses recherches ont porté sur les relations sciences-société, la philosophie de l’environnement et la philosophie des neurosciences.

 

Publié le 10 mars 2020