Quelle transmission des souvenirs de la deuxième guerre mondiale d’une génération à l’autre ?

Quels souvenirs de la guerre 40-45 sont transmis aux enfants et aux petits enfants de ceux qui l’ont vécue ? Deux chercheurs de l’UCL ont mené une étude au sein de plusieurs familles belges pour savoir quelle mémoire de cet événement historique la société et les membres de la famille lèguent aux générations suivantes.

Ces questions sur la mémoire intergénérationnelle ont fait l’objet de différentes études en sciences humaines et sociales. L’étude menée en collaboration avec une équipe de chercheurs de la City University of New York et de la New School for Social Research par Olivier Luminet et Aurélie Vanderhaegen, chercheurs à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCL, s’est concentrée sur les souvenirs de familles belges francophones en lien avec des événements qui se sont déroulés en Belgique dans le cadre de la seconde guerre mondiale.

Pourquoi avoir choisi la deuxième guerre mondiale parmi d’autres événements historiques de grande ampleur ? « Lorsque l’on demande à n’importe quel échantillon de population de citer des événements marquants des 50-100 dernières années, les personnes interrogées, qu’importe leur tranche d’âge, ont tendance à citer des événements qui se sont passés entre leurs 15 ans et leurs 25 ans, durant leur adolescence et leur passage à l’âge adulte », explique Olivier Luminet, directeur de recherche FNRS à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCL. Seule exception au compteur ? « La deuxième guerre mondiale, qui revient sur toutes les lèvres quels que soient l’âge et la génération de la personne interrogée», complète le chercheur.

3 générations interrogées

« Peu de recherches existent sur la transmission intergénérationnelle. Nous nous sommes inspirés d’une étude de 2005 réalisée auprès de familles allemandes dont les grands-parents étaient partisans du Nazisme pour mettre en place notre méthodologie », explique Olivier Luminet. « Nous avons recruté cinq familles belges francophones et interrogé en face à face, sur trois générations (grands-parents, enfants, petits-enfants), un membre de chaque génération, sélectionné selon le simple critère de disponibilité. La seule condition étant que le membre de la génération la plus âgée soit né au plus tard en 1936 », continue le chercheur. Le principe ? Il a été demandé à chaque membre interrogé d’exprimer ses souvenirs/connaissances vis-à-vis de quatre grandes thématiques liées à la seconde guerre et spécifiques à la Belgique, à savoir ; le rationnement, les bombardements, la collaboration et la Question royale.

Les scientifiques ont demandé aux participants de préciser la source du souvenir ou de la connaissance raconté(e), afin de déterminer s’il s’agit d’un souvenir « personnel », lié au vécu ou acquis à travers la communication et le langage (lors d’une discussion de famille par exemple), ou d’une connaissance liée à la mémoire nationale, propre à la culture et transmis à travers les médias, l’école, les livres d’histoire ou encore les arts. Suivant la source du souvenir, les scientifiques se sont interrogés sur une possible préférence vis-à-vis d’un type de souvenir et se sont demandé si le type de souvenir mobilisé diffère d’une génération à l’autre. Enfin une autre question posée était de savoir dans quelle mesure chacun de ces types de souvenirs se transmet à la génération suivante.

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Un écart de connaissances conséquent

Suite à leurs analyses, les chercheurs de l’UCL ont observé une faible transmission intergénérationnelle des souvenirs de la seconde guerre mondiale et un écart de connaissances conséquent entre les trois générations vis-à-vis des quatre thématiques abordées. Par exemple, la thématique de la collaboration a donné lieu à de plus longs récits des grands-parents (1200 mots) contre des récits de 400 mots pour leurs enfants et de 200 mots à peine pour leurs petits-enfants.

Le cas de la Question royale est lui encore plus explicite : les résultats montrent que cet épisode de l’histoire est visiblement totalement ignoré par la génération des petits-enfants. Les grands-parents n’ont pas transmis cette information aux autres générations et la quantité totale de connaissances rapportées sur ce sujet est très faible. Egalement, il a été constaté que si les enfants des témoins de la guerre rapportent encore ces souvenirs, ce n’est plus le cas de la plus jeune génération. Le rôle des « souvenirs » familiaux diminue donc fortement au fil des générations.

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À chaque génération son souvenir ?

Les chercheurs ont constaté que les grands-parents, qui ont vécu la guerre, font de manière logique, en comparaison avec les autres générations, davantage appel à des souvenirs familiaux ou liés à leur expérience personnelle, tandis que leurs enfants et leurs petits-enfants font surtout appel à des connaissances qu’ils ont accumulées notamment grâce aux médias et à l’école. La plus jeune génération, celle des petits-enfants, a rapporté peu de souvenirs de type « personnels » et lorsqu’elle a choisi de le faire, les résultats montrent que les jeunes interrogés sélectionnent les récits les récits qui sont le plus racontés par leurs grands-parents. La jeune génération a de manière générale rarement attribué le souvenir raconté à une source familiale. La seule exception a été la thématique du rationnement. Environ 50% des sources citées par les petits-enfants pour évoquer ce sujet étaient liées à un échange verbal avec un proche, contre seulement 20% des sources pour les trois autres thématiques (bombardements, collaboration et Question royale). En comparaison, leurs parents, la génération du milieu, ont en moyenne évoqué trois fois plus de sources de type « discussion et communication avec un membre de l’entourage » pour expliquer la provenance des connaissances évoquées.

Les chercheurs ont donc pu déterminer que les souvenirs liés à la mémoire nationale, acquis à l’école, au contact des médias, des livres ou de l’art jouent un rôle essentiel sur la façon dont les individus se rappellent de la seconde guerre mondiale. Les trois générations, et particulièrement celles des enfants et des petits-enfants, font en effet majoritairement appel à ce type de souvenirs, au détriment des souvenirs « personnels ». Un tiers des souvenirs liés à la mémoire nationale qu’ont choisi de raconter les enfants et les petits enfants sont les mêmes que ceux racontés par les grands-parents. Si la génération des grands-parents a tendance à se tourner vers des souvenirs liés au vécu, deux thématiques ont cependant nécessité de mobiliser d’autres sources: la collaboration et la Question royale.

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Enquête approfondie auprès des victimes de la guerre

Dans le futur, l’objectif de l’équipe d’Olivier Luminet sera d’étendre la recherche auprès de familles flamandes et de familles ayant vécu la seconde guerre mondiale de manière personnelle, en étant victimes ou acteurs. L’hypothèse de départ ? La transmission intergénérationnelle devrait se révéler plus importante que celle mesurée par la transmission de sources extérieures si l’ancienne génération a été directement exposée aux faits évoqués et en a subi les conséquences. L’émotion sera également un paramètre de la recherche, puisque l’équipe cherchera à savoir si ce facteur a pu causer une modification du contenu du souvenir ou du type de transmission. Une étude comparative est également en cours en Hongrie dans laquelle la question de la transmission des souvenirs traumatiques est posée à des rescapés juifs des camps de concentration et à leurs descendants.

Pauline Volvert

Cette recherche a bénéficié d’une bourse des Anciens et Amis de l’UCL (AUL-Louvain University Academia) ainsi que d’une bourse du fonds « Marie Curie Actions of the European Union », attribuée à Charles B. Stone.

Cette recherche conjointe UCL - City University of New York – New school for Social Research a bénéficié d’une publication au sein du prestigieux Journal of Applied Research in Memory and cognition.

Coup d'oeil sur la bio d’Olivier Luminet

Olivier Luminet

Olivier Luminet est directeur de recherche FNRS à l’Institut de recherche en sciences psychologiques et professeur extraordinaire à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’UCL.
Parcours et dates clés :
Aspirant FNRS (1994-98)
Chargé de recherches FNRS (1998-2001)
Chercheur qualifié FNRS (2001-2010)
Maître de recherches FNRS (2010-2014)
Directeur de recherches FNRS (depuis 2014)
Chargé de cours (2001), professeur (2009), professeur extraordinaire à l’UCL
Chargé de cours (temps partiel) à l’ULB depuis 2002
Longs séjours de formation et de recherche dans les Universités de Toulouse, Manchester et Toronto.

Coup d'oeil sur la bio d’Aurélie Vanderhaegen

Aurélie Vanderhaegen est chercheuse sous le statut de boursier UCL à l’Institut de recherche en sciences psychologiques depuis 2014, et titulaire d’un Master en sciences psychologiques de l’UCL. Son sujet de mémoire est précisément la transmission intergénérationnelle des souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale.

Publié le 22 avril 2016