Santé et « sans-papiers » : un casse-tête public !

Indépendamment des opinions individuelles et autres considérations politiques, la présence sur le territoire belge de personnes « sans-papiers » pose la question délicate de leur accès aux soins de santé. Des chercheurs de l’Institut de recherche santé et société de l’UCL s’y sont penchés.

Il y aurait entre 85 000 et 160 000 personnes en séjour irrégulier en Belgique. Les problématiques soulevées par ces « sans-papiers » ne sont pas nouvelles. Sensibles et polémiques, elles déclenchent les passions, car elles interrogent nos valeurs individuelles et collectives. « Cependant, indépendamment de ce que vous en pensez, l’accès des sans-papiers aux soins de santé est, d’abord et avant tout, un enjeu de santé publique », rappelle Marie Dauvrin, infirmière et docteure en sciences de la santé publique de l’UCL. « Des vaccinations insuffisantes ou des complications liées à une absence de prise en charge médicale en temps et en heure ont un coût pour la société ! Un coût financier, mais aussi sanitaire et humain. La collectivité aurait donc tout intérêt à améliorer l’accès aux soins de santé de ces personnes. » 

Aide médicale urgente et sans-papiers

Pour rappel, les demandeurs d’asile et les sans-papiers ne sont pas égaux face à l’accès aux soins de santé. Une personne ayant introduit une demande d’asile auprès des autorités compétentes se retrouve sous la protection de l’État. À ce titre, elle peut bénéficier des soins de santé de première ligne, organisés dans ou par le centre d’accueil dont elle dépend. Par contre, une personne sans-papier n’a, par définition, pas de statut administratif. Son seul moyen d’accéder à des soins de santé est de demander l’Aide médicale urgente (AMU) via un CPAS.

En 2013, seuls 10 à 20 % des sans-papiers auraient bénéficié de l’AMU. « Or, tout trajet de migration ou d’immigration a un impact sur votre santé physique et/ou mentale », explique Marie Dauvrin. « Le fait que si peu de sans-papiers bénéficient de l’AMU ou osent même la demander indique qu’il y a clairement un problème ! » Lequel ? C’est ce que les pouvoirs publics aimeraient comprendre…

vaccination

Désordre, inégalités et manque d’informations

Fin 2015, le Centre fédéral d’expertise en soins de santé (KCE) a publié un rapport sur la question (1). L’objectif de l’enquête réalisée sur le terrain était double : comprendre ce qui « coince » et proposer des solutions. Pour ce faire, le KCE a notamment fait appel à 3 chercheurs de l’Institut de recherche santé et société de l’UCL : la Dr Marie Dauvrin, le Pr Vincent Lorant et Julie Gysen, assistante de recherches (2).

Leur constat est sans appel : l’accès à l’AMU souffre d’un manque patent de cohérence, tant au niveau législatif que dans la pratique. Ce qui engendre un défaut d’information, des problèmes de communication entre les différents acteurs (sans-papiers, assistants sociaux, prestataires de soins, INAMI, SPF, etc.) et, surtout, des situations sanitaires aux issues parfois dramatiques. Au cœur de la tourmente : les CPAS.

Un cadre légal flou

Premier sujet de méprise : le cadre légal. « L’Arrêté royal qui organise l’AMU est flou et sujet à interprétations », estime Marie Dauvrin, coauteure du rapport du KCE et chercheuse à l’Institut de recherche santé et société de l’UCL. « La notion même d’“urgence” n’est pas claire : parle-t-on d’urgence médicale ou sociale ? En théorie, l’AMU englobe tous les soins et prestations de la nomenclature INAMI. Mais dans les faits, chaque AMU doit être validée par un médecin. Celui-ci est donc libre d’interpréter la loi comme il veut ou, plutôt, comme il la comprend. Ce qui explique pourquoi, d’un CPAS à l’autre, les médicaments et les prestations pris en charge par l’AMU ne sont pas les mêmes. »

médicaments pillules

Une procédure fluctuante

La procédure d’octroi de l’AMU est également fluctuante. Théoriquement, il y a 3 conditions pour pouvoir obtenir l’AMU :

  1. être en séjour illégal,
  2. être indigent,
  3. avoir besoin de soins de santé (ce qui doit être confirmé par un médecin).

Le CPAS doit donc diligenter une enquête sociale pour vérifier que le demandeur remplit ces 3 conditions. Ce qui, au niveau pratique, n’est pas toujours évident ! Où commence l’indigence ? Comment prouver que l’on est « sans-papier » ? Autant de questions laissées à l’appréciation des assistants sociaux des CPAS qui, souvent débordés de travail, ne sont pas forcément au fait des subtilités et de la jurisprudence qui entoure le système. Ce qui explique sans doute pourquoi le taux de refus des AMU varie de 2 à 26 % selon les CPAS.

Des mises en œuvre différentes

L’AMU n’est pas non plus mise en œuvre partout de la même manière. « Par exemple, certains CPAS octroient l’AMU sous forme de carte médicale, pour une durée déterminée », explique Marie Dauvrin. « D’autres, par contre, exigent une demande (et donc une enquête) par prestation demandée. Bref, chaque CPAS fonctionne différemment. Ce qui ne facilite guère la lisibilité du système et décourage bien des sans-papiers de demander des aides auxquelles, en vertu de la loi, ils ont pourtant droit… »  

Des pistes de solution

Tous ces éléments traduisent un accès inégal aux soins de santé. Pour réformer le système, les auteurs du rapport du KCE proposent une série de mesures :

  1. Abandonner le concept d’« urgence » et lui préférer la notion de « couverture médicale » ;
  2. Simplifier et uniformiser l’enquête sociale, notamment en précisant davantage les conditions d’accès à l’AMU (dont la notion d’indigence) ;
  3. Généraliser la carte médicale par ménage, qui octroierait l’AMU pendant un an à tous les membres d’une même famille ;
  4. Lister précisément les soins et prestations couverts par l’AMU ;
  5. Étendre le Dossier médical global (DMG) aux sans-papiers ;
  6. Simplifier le financement de l’AMU en systématisant l’intervention du tiers-payant ;
  7. Améliorer la communication entre les différents intervenants, notamment en diffusant un même document de synthèse sur tout le territoire national et en plusieurs langues ;
  8. Améliorer la collecte des données afin de « monitorer » les coûts de façon rationnelle et objective.

Candice Leblanc

(1) Lien vers rapport du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) sur l’accès aux soins de santé des personnes en séjour irrégulier

(2) Le Dr Ines Keygnaert, le Pr Ilse Derluyn et Birgit Kerstens de l’Université de Gand ont également cosigné l’étude du KCE.

Coup d'oeil sur la bio de Marie Dauvrin

2005 Baccalauréat en soins infirmiers à l’ISEI
2006 Spécialisation en santé communautaire
2008 Licence en science de la santé publique à l’UCL
Depuis 2011 Infirmière volontaire à la Croix Rouge de Belgique
2013 Doctorat en sciences de la santé publique à l’UCL
Depuis 2014 Chargée de recherches et chargée de cours invitée à l’UCL
Depuis 2015 Maitre assistante au Parnasse-ISEI

Coup d'oeil sur la bio de Julie Gysen

2011 Baccalauréat en logopédie à la Haute École de la Province de Liège
2014 Master en santé publique à l’UCL
2014-15 Chargée de projets à la Mutualité chrétienne
Depuis 2015 Assistante de recherches et d’enseignement en sciences de la santé publique de l’UCL

Coup d'oeil sur la bio de Vincent Lorant

1987 Licence en sociologie à l’UCL
1988 Licence en Affaires publiques et internationales + diplôme en sciences économiques à l’UCL
1990-95 Consultant pour l’UNICEF et Plan international en Équateur
1995-2004 Chercheur à l’École de Santé publique de l’UCL
2002 Doctorat en santé publique à l’UCL
Depuis 2004 Professeur à l’UCL

Publié le 13 mai 2016