Simple numéro au boulot : attention danger!

 

Gare à la déshumanisation organisationnelle. Ce phénomène étudié depuis quelques années par les chercheur·es en psychologie du travail et des organisations a tendance à s’étendre. Et il fait des dégâts. L’employé·e qui se sent considéré·e comme un instrument ou un numéro par sa société est amené·e à gérer des émotions négatives. Le processus engendre du mal-être chez le travailleur·euse mais aussi une baisse de sa performance. Un préjudice pour tout le monde. Nathan Nguyen, doctorant UCLouvain, a étudié cette dérive qui menace les entreprises.

Dans le cadre de son métier, l’employé·e doit souvent maîtriser l’expression de ses émotions. C’est ce qu’on appelle en psychologie le travail émotionnel. Plusieurs facteurs y contribuent. La façon dont l’employé·e est traité·e au bureau influence notamment considérablement sa façon de gérer ses émotions. Nathan Nguyen, doctorant au sein de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (IPSY) a analysé ce phénomène. Des études ont déjà mis en évidence l’impact de la maltraitance interpersonnelle sur le travail émotionnel. Le jeune chercheur s’est focalisé plus spécifiquement sur le rôle potentiel de la maltraitance infligée par l’entité distale et abstraite qu’est l’organisation, à travers le concept de déshumanisation organisationnelle.

Souriez, vous travaillez

« Le travail émotionnel dans le cadre professionnel, c’est la capacité qu’a une personne à gérer ses émotions négatives alors qu’elle doit socialement afficher des émotions positives. Pourquoi ? Essentiellement pour respecter la règle organisationnelle qui consiste à ne pas montrer sa mauvaise humeur. Aussi pour garder de bons rapports notamment avec ses collègues et une ambiance conviviale sur son lieu de travail », explique le doctorant. L’employé·e qui se sent traité·e comme un instrument ou un numéro par son entreprise sera tenté·e d’adopter ce type de comportement au risque de s’épuiser mentalement. « Il s’agit de la stratégie du « jeu de surface », une sorte de camouflage de ses émotions négatives, comme la tristesse ou la colère, derrière un sourire » poursuit-il. Sa promotrice, Florence Stinglhamber, professeure de psychologie des organisations et des ressources humaines à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, travaille depuis plusieurs années sur le concept de déshumanisation organisationnelle. « On a montré que lorsque l’employé·e se sentait déshumanisé·e par son organisation, il ou elle était poussé·e à s’engager dans davantage de travail émotionnel de surface », commente-t-elle. Il est également possible que l’individu finisse par fonctionner comme un automate. « Quand on est traité de manière déshumanisée, on finit par se déshumaniser soi-même et se comporter comme une machine. On sourit de manière robotique ». En camouflant ses émotions négatives, la personne risque de ressentir un profond mal-être tel que des troubles psychosomatiques, une faible estime de soi ou une insatisfaction au travail. « Le fait de ne pas ressentir les émotions qu’on exprime et de ne pas être en adéquation avec ce que l’on éprouve réellement va épuiser nos ressources mentales », explique Nathan Nguyen. L’entreprise devra quant à elle faire face à un personnel davantage épuisé, moins performant et plus souvent absent.

Le bonheur au bureau

La thèse démontre qu’il est important de sensibiliser les organisations à réduire le sentiment de déshumanisation organisationnelle afin de diminuer le travail émotionnel de surface. Ce mécanisme est nuisible tant pour le bien-être des employé·es que pour leur efficacité. Une manière de procéder est de les inviter à se soucier de l’environnement de travail de leur personnel. Selon les chercheurs, plusieurs facteurs permettent d’atténuer la perception de n’être qu’un numéro aux yeux de l’entreprise. Tout d’abord, les bonnes relations de l’employé·e avec son ou sa  superviseur·e. Elles sont essentielles car le ou la supérieur·e hiérarchique est considéré·e comme un représentant de l’organisation dans son ensemble. Des conditions de travail favorables, tant au niveau de l’environnement que du type de tâches, sont aussi primordiales. Des bureaux agréables et personnalisés mais également une activité dans laquelle l’employé·e jouit d’une certaine autonomie et peut exprimer sa créativité. Enfin les pratiques et la politique des ressources humaines de l’entreprise vont jouer un rôle important: va-t-elle se comporter de manière juste et soutenante ou au contraire ignorer ce genre de valeurs ? « Il est capital de porter de l’attention à ces différents éléments afin d’éviter un sentiment de déshumanisation aux conséquences psychologiques fâcheuses », souligne le chercheur.

Une question d’équilibre

Le sujet de la qualité des relations humaines dans le milieu professionnel prend tout son sens dans le contexte de crise sanitaire actuelle. Le télétravail par exemple, beaucoup d’employé·es y ont été forcé·es pendant le confinement. Ces circonstances exceptionnelles ont-elles accentué le sentiment de déshumanisation ?  « Contrairement à ce qu’on avait imaginé, explique Florence Stinglhamber, la déshumanisation a globalement diminué au cours de cette période particulière. C’est probablement lié au fait que cette crise n’était pas de la responsabilité de l’organisation. Les personnes qui ont eu la possibilité de télétravailler ont pris cela comme un signe que l’entreprise prenait soin d’elles. Par contre nous avons observé que celles et ceux qui avaient dû continuer à travailler normalement malgré la situation se sentaient plus déshumanisé·es que les télétravailleur·se·s », précise-t-elle. Les gens ont vécu des situations très différentes, en fonction de leur environnement professionnel et du type d’emploi qu’ils occupent. Les chercheur·es notent malgré tout que certaines personnes en télétravail se sont senties fort isolées mais aussi davantage contrôlées durant ces quelques mois. Bien que de nombreux outils aient été mis en place pour garder un contact virtuel, les véritables échanges ont en particulier manqué. « Or, on sait que l’isolement est un facteur qui joue beaucoup sur la déshumanisation, il est important d’y être attentif. Le travail à domicile en temps normal est plutôt positif, notamment pour concilier vie professionnelle et vie privée. Le tout est de trouver le bon équilibre, en termes de nombre de jours de télétravail par semaine, pour que chacun·une s’y retrouve et que ses effets potentiellement délétères soient maîtrisés ».
Que le climat de travail soit serein et productif en toutes circonstances, tout le monde y a intérêt. « Nous tirons la sonnette d’alarme » conclut Nathan Nguyen, « attention à ne pas sacrifier l’humain au profit de la rentabilité à tout prix ».

 

Anne Mauclet

Publié le 01 octobre 2020