Enjeux sociétaux : le renouveau du Tragique comme signe des temps

lespo1100  2024-2025  Louvain-la-Neuve

Enjeux sociétaux : le renouveau du Tragique comme signe des temps
3.00 crédits
30.0 h
Q2
Enseignants
Langue
d'enseignement
Français
Thèmes abordés
  • Les racines du tragique : la tragédie classique
  • Les raisons de sa disparition (christianisme)
  • Les conditions de son retour
  • Les caractéristiques du tragique contemporain, en lien avec les crises du monde contemporain
Contenu

Résumé court

La tragédie grecque est étroitement liée à l'invention de la démocratie athénienne. Au-delà de l'anecdote, elle s'inscrit dans un projet politique et éthique, une vision du monde et de l'humanité. Les héros tragiques sont, pour le public athénien, des contre-exemples, des modèles qu'il ne faut absolument pas suivre si on veut mettre en place la démocratie. Quoi qu'ils fassent, ils sont perdus.
Avec le temps, et surtout avec l'avènement du christianisme et la notion de salut pour tous, la tragédie s'éteint. Pour George Steiner, un des grands spécialistes de la question, elle n'est désormais plus possible.
Vraiment ? L'époque contemporaine, avec ses crises multiples – démocratie, climat, économie, conflits… –, rouvre le champ de la tragédie, avec des perspectives différentes, certes, mais conformes aux principes originels. Elle ne se déroule plus sur la scène du théâtre, mais principalement dans l'audio-visuel, et tout particulièrement les séries télévisées. Ces dernières constitueront le corpus essentiel du cours.

Présentation longue

La tragédie surgit dans un moment historique tout à fait singulier : le siècle d'or grec, ce moment où, pendant quelques décennies, Athènes sera le laboratoire de la démocratie. Inscrite dans une dimension religieuse, la tragédie classique participe d'un projet politique : la démocratie. Celle-ci constitue une rupture avec les modèles politiques qui l'ont précédée, et c'est cette rupture que la tragédie met en scène : le héros tragique, loin d'être un exemple à suivre, incarne un monde condamné à disparaître. Il est un contre-exemple, comme le rappelle régulièrement le chœur, intermédiaire entre le public contemporain et ces malheureux qui, marqués par le sceau du destin, ne peuvent échapper au sort que leur naissance leur a réservé.
George Steiner l'a amplement développé dans ses essais consacrés à la tragédie : le héros tragique est condamné à l'échec. Quoi qu'il fasse, son sort est réglé et sera scellé par la ruine et la désolation. Il n'y a aucun salut à attendre. Voilà pourquoi, aux yeux des responsables d'Athènes, la tragédie est une leçon civique indiquant, par la négative, la voie à suivre pour assurer le succès du nouveau modèle politique.
Le christianisme va remettre en question la possibilité même de la tragédie ; en effet, il est construit sur la certitude du salut et du pardon. Or, la tragédie ignore ceux-ci ; et si le salut s'immisce en elle, le tragique se réduit au drame, voire au mélodrame. Mais la parenthèse du christianisme se referme ; l'humanité comprend (ou choisit de comprendre) qu'il n'y a rien après la mort, qu'aucun dieu ne guide le monde vers un but ultime et que le cours de l'humanité est dicté par des comportements strictement humains, qui varient du pire au meilleur, entre Darwin et Kropotkine.
L'humanité post-nietzschéenne réalise qu'elle a, depuis son aube et pour contrer la peur terrifiante générée par un réel indifférent, idiot et immédiat, mis au point la plus formidable des fictions : les dieux. De cette fiction ultime découlent celles qui ont organisé la société humaine et qui, toutes, offrent une variation sur le thème du pouvoir, de l'organisation du monde et de sa finalité.  
Dans la tragédie grecque, les héros essayaient d'échapper à la dictature du destin décidé pour eux par les dieux ; dans la tragédie contemporaine, les dieux essaient de s'affranchir des humains qui les ont créés, ou certains hommes décident de jouer aux dieux pour conduire l'humanité à son salut, au risque de voir leur création leur échapper et précipiter l'humanité à sa perte.
La question centrale, dans les deux cas, reste la double question de la dignité et de la liberté, dans leur confrontation au réel et à un pouvoir, à une autorité supérieure aliénante, quand bien même elle prétend veiller au bien de l'humanité. Dans l'évolution des consciences, qui va de la découverte de l'absence – de dieux et de sens – à l'acceptation d'un rôle de Créateur tout-puissant, en passant par des aventures isolées de héros tentant de rétablir l'ordre, les tragédies contemporaines renouent avec la tradition antique en inversant les rôles : dans l'Antiquité, des humains écrivaient les tragédies dans lesquelles les héros subissaient le pouvoir de dieux à la fois proches et lointains, qui se jouaient des humains ; aujourd'hui, des humains écrivent les tragédies dans lesquelles des humains jouent aux dieux pour éviter à l'humanité de disparaître. Dans les deux cas, tant la faute que la narration incombent à ces hommes et ces femmes tragiquement lucides que sont les auteurs.
On assiste à un renouveau de la tragédie, mais à un renouveau qui procède d'un renversement : les dieux sont des humains – le plus souvent psychopathes ou sociopathes – qui créent ou détruisent le monde, qui le gouvernent de manière absurde et imprévisible, transformant la Providence en hasard et en aléatoire. The ransom becomes the random. Les héros tragiques ne sont plus seulement les puissants dont la dynastie est souillée par une faute originelle (schéma que l’on retrouve cependant dans les récits de Mafia) : ce sont des anonymes ou les pauvres, les parias, qui ne servent à rien, qui coûtent cher, que l'on peut détruire sans scrupule, pour le plaisir des nouveaux dieux.
Aujourd'hui, cette narration ne se joue plus prioritairement à travers le théâtre ; le cinéma (au sens large) a pris la relève, et particulièrement la série, qui offre cette particularité de pouvoir développer l'évolution et la psychologie d'un personnage autant que les enchaînements dialectiques, mieux qu'aucun autre genre narratif jusqu'à ce jour.
Le cheminement que suivra ce cours s'articulera en plusieurs étapes qu'il est possible d'illustrer, chacune, par une série emblématique. Il est bien entendu que nombre d'autres séries et films pourront illustrer et développer cette analyse.
L’actualisation de la tragédie grecque : les histoires de Mafia – « Miami Vice », « Peaky Blinders », « Boardwald Empire »
La tragédie grecque dénonçait, à travers les héros tragiques, des comportements fondés sur une forme d’honneur dévoyée. Les principes de cette tragédie se retrouvent aujourd’hui dans les récits de mafia, genre particulièrement prolifique. Au-delà de l’analyse de ces récits, la question de leur popularité se pose aussi ; qu’y a-t-il, en eux, qui attire à ce point le public ? Est-ce le même ressort qui captivait déjà les spectateurs athéniens, il y a 2.500 ans ?
Le prototype de la tragédie contemporaine : l'humanité psychotique et abandonnée – "The Wall", "Dexter"
The Wall : ce film, adaptation d'un double album concept écrit par Roger Water pour Pink Floyd, condense à lui seul ce qui nourrira la tragédie contemporaine. D'abord, la guerre moderne, en elle-même tragédie même si la victoire des Alliés et de la démocratie est au bout, tragédie individuelle pour chaque survivant. Le protagoniste du film souffre de schizophrénie : Pink, l'enfant poète qui cherche désespérément dans la musique un salut ; Floyd, son double pervers, manipulateur, violent, dictateur. On retrouve aussi l'aliénation – l'école, la mère possessive –, la dystopie d'un monde totalitaire que la victoire des Alliés et le sacrifice de millions de morts n'aura pas pu empêcher, le désastre écologique.
Dexter est un jeune psychopathe. Enfant, il a assisté à la mise à mort sauvage de sa mère et a baigné pendant plusieurs heures dans son sang avant d'être sauvé par un policier qui l'adoptera. Rapidement, cet homme comprend que le gamin souffre d'une pathologie qui le conduit à être extrêmement violent. Avec l'aide d'une psychiatre, il va développer un "code", qui permettra à Dexter, durant toute sa vie, de canaliser ses pulsions meurtrières à l'encontre exclusive de meurtriers ayant échappé à la justice. La tâche lui sera simplifiée : il deviendra un expert en projections sanguines pour la police criminelle de Floride. Le tueur en série n'aura qu'à choisir ses proies dans les dossiers classés , et à organiser leur mise à mort selon un rituel très codifié.
Au gré des huit saisons de la série, le destin de Dexter va progressivement prendre une tournure tragique, au sens classique du terme. Il connaîtra des amours qui finiront tragiquement ; il aura un fils pour qui il redoutera toujours que le destin se reproduise (et il se reproduira à bien des égards, dont la scène traumatisante de l'assassinat de la mère) ; il tentera de sauver sa sœur adoptive, amoureuse de lui, en même temps qu'une femme aimée elle aussi, bien qu'également tueuse en série. La dernière saison répond entièrement aux codes du tragique : il est enfin confronté à la femme qui, jadis, a aidé son père à établir le code. Elle lui fait part de sa théorie selon laquelle les psychopathes ne sont pas des monstres mais des êtres supérieurs, appelés à gouverner le monde – raison pour laquelle on en retrouve autant à la tête des entreprises et des États. Incapable d'assumer ce rôle et de sauver celles et ceux qu'il aime, il choisira de disparaître, dans l'espoir que la femme aimée et son fils puissent être épargnés et vivre une vie normale. Mais cet espoir a-t-il le moindre fondement, quand on sait qu'elle est une autre psychopathe et que son fils a lui aussi baigné dans le sang de sa mère égorgée ? Et quand on sait aussi que la tragédie interdit l'espoir…
Premier temps : l'humanité déshumanisée - "La servante écarlate"
Le renversement copernicien que j'évoquais en introduction ne s'est ici pas encore produit. Les dieux sont morts, mais une administration toute-puissante les a remplacés. Nous sommes aux heures de la guerre froide, et les grands romans d'Orwell, Bradbury et Huxley sont les références incontournables. "La servante écarlate" en est la réalisation télévisuelle la plus récente, mais on y ajoutera des films comme Brazil, de Terry Gilliam (adaptation très réussie et très libre de 1984), Bienvenue à Gattaca d'Andrew Niccol
Deuxième temps : l'humanité imaginée – "The Man in the High Castle"
Dans le sillage de La vie est un songe de Calderon de la Barca, le tragique contemporain ne fait pas l'impasse sur la question même du réel. Existe-t-il, ou n'est-il qu'illusion ? S'il est illusion, qui crée cette illusion, qui imagine ou rêve notre vie et notre conscience ? Le tragique contemporain inscrit cette réflexion dans les drames de notre époque ; ainsi, "The Man in the High Castle", inspirée du roman éponyme de Philip K. Dick (mais qui le dépasse et le prolonge largement) imagine-t-elle que l'Allemagne nazie a gagné la guerre, grâce à la bombe atomique qu'elle a développée plus vite que les Américains. Les États-Unis sont donc devenus, de la côte est aux Rocheuses, une partie du Grand Reich, et des Rocheuses à la côte ouest, une partie de l'empire nippon – les Rocheuses demeurant une zone de non-droit. Mais la résistance fait circuler des vidéos montrant une autre réalité : celle que nous connaissons, la victoire des Alliés et la défaite de l'Axe. Des personnages passent d'une "réalité" à l'autre, meurent dans l'une mais survivent dans l'autre.
Dans cette idée, on traitera aussi de films comme Inception ou Fight Club, mais également la récente série adaptée du triptyque de Philip Pullman, La croisée des mondes, devenue au cinéma His dark Materials.
Troisième temps : l'humanité menacée – "The Walking Dead"
Même si la série n'est pas encore achevée – une dixième saison s'achève et la onzième et ultime saison est prévue –, tous les éléments qui nous intéressent sont déjà présents. Lorsque l'humanité est menacée par un virus incontrôlable qui ranime les morts et en fait de monstrueuses machines à tuer, le cerveau réduit aux tâches motrices et prédatrices, les survivants tentent de se sauver et de s'organiser, mais aussi de maintenir un sens à ce combat et à cette lutte. Au-delà de la reprise du thème ancestral du zombie, la série pose la question de l'organisation de la cité, comme le faisait la tragédie classique. Le plus grand danger, rapidement, ne sera pas tant les "marcheurs", les morts, que les vivants. qui mérite de survivre ? Les bons, les empathiques qui prennent des risques pour des inconnus, ou les durs, qui ont choisi de privilégier les "leurs", leur famille, parfois élargie ? Des petites communautés s'affrontent, se détruisent, s'unissent ; chacune tente d'organiser le chaos et de survivre dans un environnement dévasté, où l'humain, comme à l'aube de son épopée, ne peut plus compter que sur son ingéniosité, toute technologie ayant été détruite ou rendue inutilisable.
S'ajouteront évidemment d'autres récits apocalyptiques, en évitant toutefois les films catastrophes comme 2012 : The Leftovers, The Road, Interstellar, La Planète des singes, Waterworld, World War Z, Mad Max…
Quatrième temps : l'humanité dépassée – "Westworld"
La série, écrite par Jonathan Nolan, devrait compter cinq saisons. Elle en est à la troisième. Une société, fondée par un individu convaincu que l'humanité, si on lui laisse la bride sur le cou, va se détruire, a pour projet de créer des robots aux allures parfaitement humaines. Dans un premier temps, ces robots sont des personnages dans un parc d'attraction – qui reconstitue l'univers du Far West – où les clients peuvent donner libre cours à leurs pulsions, tuer et violer à loisir et sans commettre le moindre crime, puisque leurs victimes sont des machines qui, le soir, rentrent au laboratoire pour être réparées et réinitialisées. Sauf que le projet véritable derrière ce "loisir" consiste à enregistrer des personnalités dans leurs moindres détails, puis d'en nourrir les robots. Lesquels finiront par prendre conscience de leur état et par vouloir se libérer, quitte à détruire leurs créateurs…
Le renversement copernicien de la tragédie est ici accompli : les humains sont devenus des dieux, et leurs créatures subissent leurs caprices et le destin – les scénarios développés pour le parc – qu'ils leur accordent.
L'idée de l'ordinateur tout-puissant créé par un être de génie a déjà servi de base à Jonathan Nolan pour une série précédente, Person of interest (on retrouve là des éléments de l'humanité imaginée, puisque la Machine cherche à imaginer tous les scénarios possibles).
À cette série, s'ajoutent évidemment des films cultes qui ont ouvert la voie : Blade Runner ou la série des Matrix, pour citer les plus important ; mais on peut y ajouter Minority Report et AI, de Spielberg (à partir du dernier scénario de Stanley Kubrick) ou, du même, Ready Player One. On envisagera aussi les dystopies de Hunger Games, Divergente et Labyrinth.
Méthodes d'enseignement
Le cours se donnera en présentiel : cours magistral pour une partie des séances et, après Pâques, des séances de travail collectif, avec présentation de travaux de groupe, sur une série ou un film, choisis dans une liste qui sera présentée en début de quadrimestre.
L'horaire précis sera établi avec les étudiants en début de quadrimestre.
Modes d'évaluation
des acquis des étudiants
L’évaluation portera sur les travaux de groupe, leur présentation et la participation active au cours.
L’utilisation des IA génératives est encouragée. L’étudiant·e est tenu d’indiquer systématiquement toutes les parties ayant fait l’objet d’une utilisation des IA, par ex. en note de bas de page en précisant si l’IA a été utilisée pour rechercher de l’information, pour la rédaction du texte ou pour la correction de celui-ci. Par ailleurs, les sources d’information doivent être systématiquement citées en respectant les normes de référencement bibliographique. L’étudiant·e reste par ailleurs responsable du contenu de sa production, indépendamment des sources utilisées.
Ressources
en ligne
Les vidéos des films et des séries non disponibles sur les plateformes les plus populaires, seront mises en ligne via Teams et/ou Moodle.
Faculté ou entité
en charge


Programmes / formations proposant cette unité d'enseignement (UE)

Intitulé du programme
Sigle
Crédits
Prérequis
Acquis
d'apprentissage
Bachelier en sciences humaines et sociales

Bachelier en langues et lettres françaises et romanes, orientation générale