Aller au contenu principal

Décoloniser le droit de la biodiversité

uclouvain |

uclouvain
6 October 2023, modifié le 13 December 2024

biodiversité

Christine Frison, professeure à la Faculté de droit de l’UCLouvain, a décroché un ERC Starting Grant du Conseil européen de la recherche. Alors que la biodiversité est en chute libre, son projet propose une autre approche, décoloniale, du droit de la conservation de la biodiversité. Objectif : rien moins que maintenir la capacité de nos sociétés, et de l’Europe, à s’alimenter.  

DecoLawBiodiv : c’est le projet pour lequel Christine Frison, professeure UCLouvain et bientôt professeure-chercheuse permanente à l’ULiège, a décroché un ERC Starting Grant. S’il est question de biodiversité agricole, la chercheuse choisit d’aborder la question d’une façon résolument interdisciplinaire mais aussi décoloniale. « Malgré toutes les mesures mises en place par la communauté internationale, la biodiversité continue de chuter », souligne Christine Frison, « c’est que quelque chose ne fonctionne pas dans les instruments juridiques existants. » Dans son projet, la lauréate propose un autre regard sur les pratiques agricoles, en choisissant d’interroger les communautés paysannes du Sud. « Ce sont elles qui cultivent la terre en harmonie avec l’environnement depuis des millénaires et qui, contrairement à ce que l’on peut penser, innovent. »

Au service des communautés

La chercheuse insiste sur la nécessité de déconstruire l’approche classique. « Il y a bien sûr des recherches sur le terrain auprès des communautés paysannes mais c’est toujours un ou une Occidental·e qui vient avec ses questions, ses outils, son analyse. Dans ma perspective, ces communautés ne sont pas des objets d’étude, bien au contraire, mon projet est à leur service. »

Christine Frison choisit de mobiliser une méthodologie développée par des communautés autochtones en Colombie, en collaboration avec une université locale (le ‘Circle of dialogue of wisdom’) pour faire émerger les sagesses et connaissances des communautés et à les faire entendre dans les négociations internationales afin d’influencer le contenu des instruments juridiques de conservation de la biodiversité. Des méthodologies innovantes issues des populations locales côtoieront des méthodologies scientifiques classiques (sciences juridiques mais aussi politiques, anthropologiques, sociales, etc.). Concrètement, trois études de cas (autant de thèses de doctorat) seront menées par des chercheurs locaux en Bolivie, en Afrique du sud et en Inde.

Le séquençage génétique creuse le fossé

Autre point d’attention crucial : les mécanismes d'accès et de partage des avantages (APA), qui ont pour but d’assurer une compensation financière ou autre aux pays en développement et à leurs communautés en échange de l’accès aux ressources génétiques. Ces mécanismes sont aujourd’hui mis à mal par des innovations qui modifient la nature de la R&D biotechnologique et en particulier l'information de séquence numérique (DSI).

De quoi s’agit-il ? Chaque variété de semences présente des ‘traits’ qui caractérisent, par exemple, sa capacité de résistance à un stress. Auparavant, l’utilisation de ces traits nécessitait l’accès aux semences conservées physiquement dans des banques de gènes. Le séquençage génétique a bouleversé cet équilibre, creusant davantage les inégalités entre le nord et le sud. « Le séquençage permet de ‘lire’ le code génétique d’une variété et d’identifier en un temps record l’ensemble de ses traits. Avec ce seul code, le généticien peut synthétiser la séquence d’un trait et le réintégrer ensuite dans une semence physique pour améliorer la variété (par exemple, la rendre plus résistante à une maladie). » Il n’a donc plus besoin d’accéder à la semence physique, et de partager les avantages, pour utiliser un trait.

Une approche décoloniale

« Le séquençage génétique brouille donc la base sur laquelle reposaient les accords internationaux de conservation et d’utilisation de la biodiversité ; il casse les mécanismes d'accès et de partage des avantages (APA) », explique Christine Frison. Depuis plusieurs années, cette information de séquence numérique (DSI) fait l’objet d’importantes discussions dans les négociations internationales : les pays développés estiment que rendre les codes en accès libre constitue un ‘bénéfice partagé’ suffisant alors que les pays en développement n’ont pas les ressources technologiques pour les utiliser. L’approche décoloniale prônée par la chercheuse prend tout son sens dans ce contexte. « Après des mois de blocage, les négociations sur la biodiversité biologique ont repris. C’est une très une bonne chose, mais il faut maintenant se focaliser sur ce que les communautés paysannes ont à dire et sur ce dont elles ont besoin pour continuer à conserver la biodiversité et à innover dans leurs pratiques agricoles écologiques », s’impatiente la chercheuse.

Faire face aux changements climatiques

Un seul exemple, pour bien comprendre l’importance de la biodiversité : alors qu’il existait en Espagne environ 1 300 variétés de melons dans les années 70, il en reste moins de 300 aujourd’hui. Or c’est dans la diversité des variétés que se trouvent les ‘traits’ qui permettront notamment de faire face aux changements climatiques afin de nous nourrir.