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Une exposition pour explorer les luttes féministes et antiféministes polonaises autour du droit à l’avortement

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31 January 2025

Du 5 février au 8 mars 2025 se tiendra l'exposition De l'avortement naît la révolution. Le rêve polonais de la démocratie au Forum des Halles de Louvain-la-Neuve. L'exposition accompagne la thèse de Julia Laureau, doctorante à l'UCLouvain (LAAP/FNRS), qui explore les luttes féministes et antiféministes polonaises autour du droit à l’avortement. Le projet est soutenu par le Fonds recherche-création de l'UCLouvain.

Par Julia Laureau

La lutte polonaise pour le droit à l’avortement est un terrain dynamique dans lequel les droits des femmes et la démocratie elle-même sont en jeu. Cette quête d’autodétermination totale s’inscrit dans l’histoire longue de la Pologne et connaît un fort retentissement dans l’art. La grande subjectivité des protestations des femmes polonaises qui, pour la première fois de l’ère moderne ont revendiqué leurs droits avec autant de force, est au cœur de cette exposition.

L’exposition accompagne la thèse de Julia Laureau, doctorante à l'UCLouvain (LAAP/FNRS), intitulée « ‘‘La révolution est une femme’’? Avortement, nationalisme et démocratie. Une ethnographie du sujet politique féminin en Pologne (2020-2023) », qui explore les luttes féministes et antiféministes polonaises autour du droit à l’avortement. Ces luttes se déroulent simultanément et à plusieurs niveaux : dans les médias, dans le discours politique, juridique, académique, dans l'ordre de la rue et de la révolte, ainsi qu’à travers un important activisme visuel. Julia Laureau s’est intéressée à ces différents niveaux en rejoignant, pendant plusieurs mois, des organisations féministes, nationalistes et « pro-life » en tant qu’observatrice participante. Ce faisant, elle a documenté et analysé la polarisation autour des questions de genre, la condition citoyenne et l’agentivité des femmes dans la société polonaise. L'exposition met en perspective les connaissances acquises par la chercheuse, ses photographies de terrain, et les œuvres d’artistes s’étant emparées des mêmes problématiques. Elle retrace et interroge le processus à la fois politique et intime qui a conduit au renversement du gouvernement national-populiste Droit et Justice (PiS) à l'automne 2023 – après 8 ans d’autoritarisme croissant.

L’exposition est composée de deux parties connexes : la première se focalise sur la résistance et la subversion, rendant compte de la manière dont le nationalisme est façonné, vécu et remis en question en Pologne. La deuxième est dédiée à un « temple affirmatif », dans lequel les artistes proposent un nouvel imaginaire autour de l’avortement, fondé sur des représentations de soutien et de solidarité. Le tout est tissé par un récit scientifique vulgarisé, contenu dans des « livres » disposés dans l’espace d’exposition, et dans des « pousses de plantes » qui, telles une allusion critique à l’arbre biblique de la connaissance du bien et du mal, présentent sur les murs de la galerie des éléments contextuels, des informations clés, ainsi que des « un-fun facts ».

La constellation des œuvres exposées ici capture un moment de grande résonance entre la tension politique de la société polonaise et l’effervescence de la création artistique de femmes et de collectifs. Pendant que les femmes manifestaient dans les rues polonaises, les artistes travaillaient dans leurs ateliers les thèmes de la rébellion, de la désobéissance civile, du despotisme, et de la résistance féministe. Leurs travaux renvoyaient à l’histoire antique, comme l’œuvre d’Iwona Demko, qui fait allusion à un geste ancestral de contestation féminine; à un ensemble d’expériences collectives formatrices, telles que le patriotisme viriliste des supporters de foot que l’on retrouve chez Agata Zbylut ; ou encore à l’oppression vécue par des individus non hétéronormés qualifiés par le gouvernement de « traîtres de la nation », représentée dans l’œuvre de Liliana Zeic.

La subversion et la résistance qui caractérisent l’art polonais des années PiS (2015-2023) concernent des œuvres individuelles, mais aussi des performances d’artivisme – le monde artistique polonais n’a jamais été aussi proche de la rue et aussi radicalement critique à l’égard de la scène politique. Ce phénomène est incarné par Kolektyw 100 FLAG [Collectif des 100 drapeaux], une performance rassemblant plus de 200 artistes initiée par Aga Szreder, consistant à défiler dans le centre de Varsovie, capitale polonaise, avec des drapeaux particulièrement originaux, faits main et plus inclusifs. Cette politisation de l’art ne s’est toutefois pas accompagnée d’une ouverture au changement politique. Le revirement libéral de 2023 n’a pas non plus conduit à des évolutions majeures. Dans l’art féministe polonais, ce manque d’ouverture s’est traduit par une tendance – jugée dangereuse par certain·es – à la réappropriation des couleurs nationales, comme dans la performance Nieme Szaty Królowej [Les Robes muettes de la Reine], et à la redéfinition critique de l’expression patriotique, devant inclure les femmes. La révolution démocratique polonaise est inachevée, mais poursuit son chemin dans les consciences, dans les rues, dans les processus législatifs et entre les mains du réseau de soutien à l'avortement. La révolutionnaire polonaise est une femme « pro-avortement », une « avorteuse », comme on dit en Pologne. C’est ce qu’illustrent les oeuvres de Zuzanna Hertzberg, conçues pendant le procès de l’activiste Justyna Wydrzyńska [collectif Aborcyjny Dream Team, ADT], qui rendent hommage à l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), figure héroïque de la lutte française pour le droit à l’avortement, et proposent une autre généalogie symbolique du combat féministe. La performance d’Anna Kalwajtys fait pour sa part allusion à Olympe de Gouges (1748-1793), femme de lettres au destin tragique, dont la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » a servi de base au mouvement moderne d’émancipation des femmes.

Sa détermination historique continue d’inspirer les Polonaises. Elle résonne avec l’expérience d’une oppression religieuse constante liée au catholicisme polonais. Les normes culturelles et les injonctions sociales qui en découlent sont vivement commentées sur les réseaux sociaux par Marta Frej, qui alimente l'espace collectif de résistance avec ses mèmes. L'artiste non binaire Kle Mens (Klementyna Stępniewska) traite également du catholicisme martyr, tandis que la réalisatrice Anna Baumgart se fait l'écho de son rêve d'utopie interspéciste. Le changement socio-politique nécessite à la fois des efforts continus, une grande sororité, et des moments de célébration permettant d’ouvrir un espace de tendresse, de sensibilité et d'empathie. 

En ce sens, la révolution passe aussi par un travail de care [soin] radical. Il s’agit par exemple du tissage d’un réseau invisible mais puissant de soutien à l’avortement, qui aide plus d’une centaine de personnes par jour à mettre fin à une grossesse indésirée en toute sécurité. En raison de la loi restrictive, ce soutien est essentiellement apporté par la sphère privée, intime. La deuxième partie de l’exposition se concentre alors sur le corps en tant qu’espace d’affirmation de soi. Un « temple », dans lequel Beata Rojek, Sonia Sobiech et Zofia Reznik opèrent une profonde métamorphose de l’imaginaire de souffrance, de réprobation et de lutte violente qui imprègne l’inconscient collectif au sujet de l’avortement. Les artistes en proposent de nouvelles représentations, basées sur une iconologie alternative et des symboles revisités. Le langage visuel utilisé rassemble ce qui est séparé, crée de nouvelles coalitions par des gestes d'inclusion et de solidarité. Dans la bande dessinée Opowieści Aborcyjne [Récits d’Avortement] publiée en 2021, Rojek et Sobiech s’appuient sur des témoignages authentiques et développent un narratif permettant l'exorcisation de la douleur, l'invocation de l'histoire des femmes et le projet d'une liberté individuelle forte. Leur oeuvre est née en 2022 à l’occasion de l’exposition Wczorajsze sny tkają ruiny jutrzejszych świątyń [Les rêves d’hier tissent les ruines des temples de demain] accueillie par 66P – Subiektywna Instytucja Kultury de Wrocław, une des rares galeries d’art indépendantes du gouvernement. L'originalité du projet réside dans sa référence à des fantasmes sociaux, à des légendes et à des phénomènes directement liés à l'avortement tels que des recettes abortives populaires, des saintes patronnes autoproclamées ou le discours au Sejm (chambre basse du Parlement polonais) de Natalia Broniarczyk (ADT), militante « pro-avortement » de premier plan, qui a donné le mode d’emploi de l'avortement pharmacologique pendant la retransmission en direct de la séance parlementaire.

Les artistes et militantes polonaises n’agissent pas seules et en vain. Des initiatives comme Aborcja Bez Granic [Avortement sans frontières] permettent aux femmes qui n’en n’ont pas les moyens d’avorter à l’étranger. Cette aide est notamment possible grâce à l’appui de l’Etat belge, qui a été le premier en Europe à accorder un financement à l’association par l’entremise de la Secrétaire d’État à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, Sarah Schlitz. Dans cette exposition, la nouvelle alliance transnationale féministe est représentée par les œuvres de Caroline Kempeneers et Serena Galante, exposées à Bruxelles en 2017 (Festival “Game Ovaires”), 2019 (Centre Culturel Bruegel), 2021 (ULB – Campus Erasme) puis en 2023 dans le cadre du parcours EVRAS de la commune d'Anderlecht. Les deux artistes y questionnent le tabou culturel autour de l’expérience de l’IVG. Ce tabou est omniprésent et persiste même dans les démocraties où l’avortement est légal, comme en Belgique – pays parmi les plus libéraux en matière de santé reproductive. D'où l'actualité brûlante de cette exposition au-delà des frontières polonaises.

En rassemblant les travaux de chercheuses, les œuvres d'artistes et les discours d'activistes, nous voulons attirer l'attention sur d’autres façons de parler de l’avortement, sur diverses stratégies de présentation de son genre, et sur la relation étroite entre droits reproductifs et démocratie. Ces droits, en tant qu’enjeux suprêmes de la lutte féministe contre le national-populisme, sont un thème universel. Dans un contexte global fascisant, la voix et l'action des femmes polonaises nous semblent ainsi particulièrement importantes. En associant les points de vue polonais et belge, l’exposition espère encourager la réflexion sur ces problématiques dans d’autres pays, en Europe et dans le monde. Il s’agit enfin pour la doctorante à l’initiative du projet de mettre en lumière une histoire et une culture encore peu ou mal connues du public francophone (et plus généralement « occidental ») et de remercier ses acteur·ices de terrain pour leurs précieux et généreux partages. Il et elles trouveront dans cet espace une place pour parler en leur nom.