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L'UCLouvain face aux restrictions scientifiques aux États-Unis

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17 March 2025

Le Conseil des recteurs et rectrices francophones (CRef) a récemment exprimé son inquiétude face aux restrictions croissantes imposées à la recherche scientifique aux États-Unis. Depuis l'investiture de Donald Trump, des mesures ont été mises en place pour limiter les financements, censurer certaines thématiques de recherche et restreindre la liberté académique. Agnès Guiderdoni, prorectrice à la recherche à l'UCLouvain, explique l'impact de ces mesures sur notre université. 

Quelle est l'ampleur des collaborations de recherche entre l'UCLouvain et les institutions américaines affectées par ces restrictions ?  

Agnès Guiderdoni : Nous avons au sein de notre université de très nombreuses collaborations avec des institutions américaines ou avec des collègues américains, que ce soit sous forme de publications scientifiques communes ou de projets. Il est important de distinguer le type de collaborations (projet financé par une institution américaine, publication collaborative, mobilité et échanges de chercheurs, utilisation de données de recherche stockées aux Etats-Unis) car l’impact potentiel ne sera pas le même, en termes de nature, d’ampleur et de temporalité.

Des financements de recherche à l'UCLouvain dépendent-ils directement de programmes américains ? 

A. G. : Oui, mais les projets directement et principalement financés par les États-Unis sont relativement limités dans notre université. Nous en avons identifié quelques-uns, dont un par exemple, financé par USAID qui s'est vu notifié la fin de son financement.
Ce qui est plus préoccupant, c'est que le rôle de très importantes agences fédérales de recherche telles que la National Science Foundation (NSF), du National Institutes of Health (NIH), de la National Oceanic and Atmospheric Agency (NOAA) et d'autres organisations touchées par les mesures de la nouvelle administration américaine va bien au-delà du seul rôle de bailleur de fonds. Ces agences fournissent des données essentielles pour la qualité et la validité des recherches dans le monde entier. Or nous assistons à une purge et une censure des données qui y sont stockées, avec la disparition de milliers de pages web liées notamment à la santé, au changement climatique ou aux politiques d'égalité. Si nous ne pouvons plus compter sur ces données, si elles sont affectées ou soumises à des injonctions politiques ou idéologiques, cela peut impacter, par ricochet, les recherches menées dans de nombreux pays.

Quelles sont les conséquences concrètes pour les projets en cours ? 

A. G. : Pour les quelques projets financés directement par la recherche américaine, la conséquence est simple, hélas : c'est l'arrêt du projet. À l'avenir, il se pourrait aussi que certaines dépenses ne soient pas éligibles, que le développement de certains contenus scientifiques soit frappé d'interdiction comme c'est par exemple le cas pour les domaines de l'équité, diversité et inclusion (EDI), la climatologie ou l'épidémiologie. Mais l'impact va bien au-delà des financements directs. C'est toute la chaîne de la recherche qui est touchée. La revue Nature l'a formulé de façon extrêmement frappante : "Assault on science anywhere is an assault on science everywhere" (une attaque sur la science n'importe où est une attaque sur la science partout). Nous sommes toutes et tous concerné·es !

Que savez-vous de la situation des chercheuses et des chercheurs aux États-Unis ? 

A. G. : Nos collègues aux États-Unis vivent un moment très difficile. Le chaos organisé de la situation crée une inquiétude générale. Ils et elles ont peur de perdre brutalement leur emploi, de voir leurs données de recherche effacées du jour au lendemain et pour de nombreux scientifiques étrangers, peur de perdre leur titre de séjour.
Cette situation désastreuse est causée par plusieurs décisions du gouvernement fédéral : des postes dans les agences fédérales ont été supprimés, parfois pour être reconfirmés dans les jours qui suivent. Au NIH, cela concerne 6% des employés, dont de nombreux jeunes scientifiques. Au Center for Disease Control and Prevention, la plupart des financements fédéraux ont été suspendus fin janvier pour 90 jours, parfois suivis de marche arrière pour certaines activités. Les coûts indirects qui financent de manière substantielle les instituts de recherche seraient limités à un maximum de 15 %, ce qui représente une perte d'environ 4 milliards de dollars pour les universités.

Les publications scientifiques sont-elles également impactées ? 

A. G. : Absolument. Les publications liées aux agences fédérales sont directement touchées. Il a été demandé d'en revoir un grand nombre en cours de publication et qui portent sur certains sujets sensibles, déjà mentionnés : le genre, la diversité et l'inclusion, le changement climatique, la justice sociale, etc.
J'ai eu connaissance de collègues à l’UCLouvain, mais aussi à Mons ou à Liège, qui ont soumis des abstracts pour participer à des congrès aux États-Unis et qui ont reçu une demande explicite des organisateurs de veiller à ce que leurs communications soient conformes aux orientations données par la nouvelle administration. L'ensemble des termes proscrits ne peuvent donc pas s'y retrouver. D’autres font état de réponse différente aux mêmes requêtes, selon que l’on se trouve en Belgique ou aux Etats-Unis, par exemple dans PubMed. D’autres collègues encore, de notre université, ont vu plusieurs de leurs publications disparaître de ces mêmes bases de données, parce qu’elles contenaient des mots désormais proscrits, pour le moment de moins, par l’administration. 
Ce point est particulièrement alarmant et constitue une atteinte sévère à la liberté académique, mais cela traduit surtout une vision idéologique de ce que la recherche doit être.

L'impact s'étend-il au-delà des frontières américaines ? 

A.G. : Les exemples que je viens de donner pour les publications montrent que l’impact dépasse largement les frontières des Etats-Unis. Cet impact pourrait se révéler insidieux chez nous. Dans la volonté, légitime, de continuer à collaborer avec des collègues aux États-Unis, les chercheur·euses pourraient être tenté·es, voire obligé·es, de se conformer à ces nouvelles injonctions. La censure peut ainsi s'exercer indirectement sur les recherches en Europe et partout dans le monde. La science est globalisée, il n'y a pas vraiment de frontière, ce qui est une très bonne chose. On a même vu des tentatives d’ingérence directe sur l’université : nous avons reçu un questionnaire à compléter, sur base volontaire certes, de la part de USAID, extrêmement intrusif et orienté. Plusieurs de ces questions interrogeaient par exemple l’université sur ses engagements à ne pas contrevenir aux nouvelles directives de l’administration américaine en matière de recherche. On doit bien réfléchir à la manière la plus adaptée de faire face à ce type d’actions.
Il est également important d’avoir à l’esprit que la réduction des financements des instituts fédéraux pour la santé, si elle est confirmée dans son entièreté, va avoir des effets dans le monde entier : les 47 milliards de dollars, distribués chaque année, assuraient une partie essentielle de l'écosystème de la recherche biomédicale mondiale via de très nombreux partenariats.

Ces restrictions risquent-elles d'affecter la mobilité des scientifiques entre l'UCLouvain et les États-Unis ? 

A. G. : Pour le moment, nous continuons à soutenir et octroyer des financements de mobilité pour des chercheuses et des chercheurs aux États-Unis (BAEF, Fulbright, MIT). Nous avons d'ailleurs récemment renouvelé notre accord avec le MIT.
J'ai demandé à la personne en charge de ces financements à l’UCLouvain d'être vigilante, de vérifier si des contraintes particulières étaient émises sur les projets qui allaient être soumis et de veiller à ce que, si des demandes de ce genre apparaissaient par exemple concernant les mots « interdits » ou plus largement les domaines de recherche, nous en soyons informés. Pour le moment, il est très difficile d’y voir clair quant à l'impact direct sur la mobilité. Mais dans ce contexte, la question de la mobilité fait partie d’une question beaucoup plus large : ce qui est en jeu, c'est la possibilité de continuer à travailler avec des partenaires américains d'une façon rigoureuse et ouverte.

L'UCLouvain envisage-t-elle de prendre des initiatives spécifiques pour soutenir la liberté académique face à ces restrictions ? 

A. G. : Dans un avenir proche, cela pourrait être nécessaire mais il est un peu tôt pour dire quelles initiatives exactement doivent être prises. Nous devons d'abord prendre la mesure de ce qui pourrait être demandé à nos chercheuses et chercheurs dans le cadre de ces financements particuliers. 
J'ai demandé à l’ensemble des président·es d'institut d'interroger leurs scientifiques pour savoir ce qu'ils·elles identifient comme étant déjà des impacts sur leurs recherches. Cela me permettra d'avoir un cadastre des difficultés concrètes auxquelles nous pourrions être confrontés. Tant que nous ne disposons pas de ces données, il est difficile de mettre en place des mesures adaptées.
Rappelons aussi que l'UCLouvain contribue déjà à soutenir la liberté académique via ses collaborations avec les réseaux européens tels que The Guild ou The European University Association (EUA). Notre université est aussi signataire de la Magna Charta qui décrit les droits et les devoirs des universités en matière de liberté académique.
Le communiqué du CRef et les discussions actuelles entre les vice-recteurs·rices recherche du CRef constituent un lieu de réflexion sur les meilleures manières de soutenir cette liberté académique et de faire en sorte que, par ce jeu de globalisation des données de la recherche, ces restrictions ne s'introduisent pas insidieusement chez nous aussi.

En quoi cette situation constitue-t-elle un danger pour l'intégrité scientifique et le progrès de la recherche mondiale ? 

A.G. : Nous sommes dans une situation extrêmement préoccupante. En 2021 déjà, le vice-président JD Vance déclarait que "les universités étaient l'ennemi". Leur existence fait donc l'objet d'une attaque sans précédent. Si les mesures citées plus haut se confirmaient, c'est une génération de jeunes scientifiques qui sera affectée, des données perdues ou non récoltées, des projets essentiels arrêtés. Aucun scientifique ne travaille de manière isolée et les répercussions sont nombreuses. Lorsque l'inclusion de mots-clés tels que "genre" ou "handicap" freine la publication d'articles scientifiques voire l'empêche, on réalise que l'on est face à un mouvement idéologique particulièrement destructeur.

Peut-on craindre que des tendances similaires apparaissent en Europe et comment les universités peuvent-elles s'en prémunir ? 

A.G. : Ces tendances sont bien présentes depuis plusieurs années. En 2018, la Hongrie a chassé de son territoire une université indépendante jugée trop libérale (la Central European University, désormais installée à Vienne) et a fermé les programmes de master dédiés à l'étude du genre.
La différence réside sans doute dans le fonctionnement de nos institutions politiques qui sont loin du régime présidentiel américain. Mais la tentation pourrait être forte dans certains pays ou certains contextes, en tirant une espèce de légitimité de ce qui se passe justement aux États-Unis. On peut s'interroger sur des propos tenus par des hommes politiques français accusant les universités d'être des repaires "d'islamo-gauchistes", ou sur l'émergence de notions globalisantes et simplificatrices comme le "wokisme".
Les pressions et ingérences politiques sur les lieux de savoir ne sont pas un phénomène nouveau. Je vous renvoie à ce sujet au texte rédigé par David de la Croix dans le récent volume sur le 600e (p. 161-163), qui en présente certains épisodes et montre aussi la résilience de l’université. Il est important que les universités s'engagent fermement dans le respect de certaines valeurs communes, dont la liberté académique et les partenariats responsables, en dialogue avec leur environnement politique, économique et social, en dialogue avec la société qu'elles servent. C'est ce à quoi s'emploient le CRef et les cinq universités dont nous faisons partie.