Malaise aux frontières, frontières du malaise. Des droits limités et des pratiques discrétionnaires aux frontières des États membres de l’Union. L’exemple de la France.

Louvain-La-Neuve

Frontières de l’Union européenne – Territoire – Police aux frontières – Pouvoir discrétionnaire – Zone d’attente – Droits des étrangers aux frontières

De Röszke au large de Lesbos, en passant par l’enclave de Ceuta, la forêt de Białowieża ou la zone de Calais, les décisions de construction de murs ou de clôtures destinés à empêcher le passage des migrants créent un malaise. Il en va de même dans les zones d’attente et aéroports français : les décisions souvent discrétionnaires des agents aux frontières, les conditions parfois précaires de maintien des migrants et demandeurs d’asile et l’hétérogénéité des pratiques administratives et policières créent un malaise. Ces situations sont de plus en plus fréquentes et contrastent, non sans malaise, avec l’accueil des réfugiés ukrainiens dont la singularité avec les précédentes vagues de populations mérite toute notre attention.

Claire Bories, Université Toulouse 1 Capitole, France

A. Introduction

Nous sommes le 4 décembre 2020 et depuis plus de dix jours, une demandeuse d’asile séropositive est enfermée en zone d’attente de l’aéroport Roissy-Charles de Gaule (ci-après « Roissy CDG ») sans accès à un traitement antirétroviral, malgré ses demandes réitérées. En cette période de pandémie de Covid-19, celle-ci doit être considérée comme extrêmement vulnérable du fait de son infection au VIH qui affaiblit son système immunitaire. Cette vulnérabilité se voit encore augmentée en raison des multiples refus d’accès au traitement en temps opportun. Malaise aux frontières de la France.

À côté de cela, la décision du  juge des référés du Conseil d’État français qui estime, non sans malaise, qu’il est possible de loger « décemment » les demandeurs d’asile sous des tentes en cas d’épuisement des capacités d’hébergement, y compris en période de baisse des températures saisonnières[1]. À nouveau, malaise aux frontières de la France. Ce malaise est également intrinsèquement lié au lieu d’enfermement lui-même, qui ne répond pas toujours aux normes minimales européennes[2]. De fait, « des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables » (décision du Conseil d’État n°344286) peuvent servir d’hébergement pour les demandeurs d’asile en cas d’épuisement des capacités de logement normalement disponibles. Autour de nous – on le constate pour la Grèce, mais c’est vrai aussi en Belgique, en Italie et aux Pays-Bas, l’enfermement dans des lieux informels de ce genre, qui sont, par nature, « plus difficiles à recenser » (Tassin, p. 40), s’est généralisé et perfectionné dans le cadre de l’approche dite des « hotspot » (centres de crise), mise en œuvre en 2015 pour aider les États membres à faire face à une pression migratoire intense[3] (COM(2016)141 final).

B. Discussion

Ces différentes situations qui génèrent aux frontières de la France, État membre de l’Union européenne (ci-après « UE), un « état, [un] sentiment de trouble, de gêne, d’inquiétude »[4] sont moins le point de départ de notre analyse qu’un problème à clarifier. Pour ce faire, nous procèderons comme suit : observer d’abord la fermeture des voies d’accès à et dans l’UE, dont la signification sur le plan de la protection des droits des étrangers est tout aussi inédite que perturbante (1), examiner ensuite les différentes pratiques et « manières de voir » (A. Spire, 2008, p. 66) qui sont appliquées aux frontières par l’administration et la police (2).

1. La fermeture des frontières de l’UE : un inédit perturbant pour les droits des étrangers

Qu’est-ce qu’il y a « d’entièrement nouveau »[5] (1.1) et de troublant en matière de protection des droits des étrangers (1.2) dans le fait que le « manège des frontières »[6] au sein de l’espace Schengen avance d’un pas certain sur la voie du retour des frontières nationales ?

1.1. Le retour inédit des frontières dans l’espace Schengen

Le « manège » des frontières en Europe se veut simple sur le papier : d’une part, chaque État de l’espace Schengen sécurise sa part de « frontière extérieure » dans l’intérêt des autres avec l’aide de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). D’autre part, des millions d’européens peuvent voyager sans passeport entre les frontières internes de cet espace Schengen. Tout ceci est effectif grâce à l’application du principe de la libre circulation des personnes, si fondamental au fonctionnement de l’UE[7], et la levée des contrôles à l’intérieur de cet espace. Ainsi donc, le passage d’une « frontière intérieure » pour un citoyen européen ou pour un ressortissant de pays tiers résidant légalement dans l’Union n’est plus une expérience d’attente et de contrôle « tatillons » et arbitraire, du moins en principe.

Nous disons « en principe », car il est toujours possible pour un État de l’espace Schengen de rétablir les contrôles à ses frontières nationales. Cette possibilité est explicitement prévue aux articles 25 à 35 du Code frontières Schengen mais doit être exceptionnelle et temporaire. Exceptionnelle, en ce qu’elle doit se limiter aux cas « de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État dans l’espace sans contrôle aux frontières intérieures » (article 25, §1) et ne peut se faire « qu’en dernier recours » (article 25, §2). Temporaire, car le rétablissement des contrôles doit être limité à « (…) une durée maximale de trente jours ou pour la durée prévisible de la menace grave si elle est supérieure à trente jours » (article 25, §3). Toutefois, « la durée totale de la réintroduction, y compris toute prolongation (…), ne peut excéder six mois » (article 25, §4)[8]. Chaque fois que de telles décisions sont envisagées, « la portée et la durée de la réintroduction temporaire du contrôle (…) [ne doit pas excéder] ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace » (article 35, §1).

Ces conditions très strictes aux exceptions du principe de la libre circulation s’expliquent par la position centrale et l’importance symbolique dont ce principe dispose au sein de l’UE. Rétablir des frontières internes sur le long terme transformerait, sinon bouleverserait les flux de voyageurs « incarné[s] dans un espace ouvert » (M. Foucher, 2016, p. 16) (1.2).

1.2. Le fait et l’effet perturbants du retour des frontières pour les étrangers

Le retour des frontières intérieures sur la base des dispositions du Code Schengen s’est d’abord traduit par une « réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures » (Chapitre II du Code Schengen). Par exemple, l’Allemagne a rétabli la vérification des passeports à ses frontières le temps du Mondial de Football de 2006, ainsi que l’Espagne lors d’une réunion de la Banque Centrale européenne en 2012 et l’Estonie lorsqu’elle recevait Barack Obama en 2014[9]. La lutte contre le terrorisme a également justifié le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures[10]. Après les attentats du 13 novembre 2015, la France déclarait ainsi l’état d’urgence et rétablissait les contrôles d’identité à ses frontières nationales. Une décision reconduite depuis tous les six mois au motif d’une menace terroriste jugée grave pour l’ordre public et la sécurité publique, qu’elle « demeure la même ou qu’il s’agisse d’une nouvelle menace »[11]. Ainsi, la dernière décision de renouvellement « (…) pour une nouvelle période de six mois allant du 1er mai 2022 au 31 octobre 2022, est fondée sur les menaces liées au risque terroriste, à la pandémie de covid-19, aux mouvements secondaires de migrants et aux risques générés par le conflit ukrainien sur le territoire français en matière de criminalité organisée et de trafic d’êtres humains, cette dernière menace étant nouvelle par sa nature »[12].

Ensuite, sous l’effet de la pression migratoire, le retour des frontières dans l’UE a pris une nouvelle dimension puisque plusieurs pays européens ont pris la décision de « fermer » de manière littérale leurs frontières par la construction de murs ou de clôtures de plusieurs mètres de haut, surmontés de barbelés, afin d’empêcher le passage des étrangers. En 2022, l’Europe de Schengen compte ainsi, non sans malaise, ses « murs anti-immigration ». Onze au total (A. Ruiz Benedicto et al., pp. 16-17). L’on peut citer l’enclave de Ceuta et ces huit kilomètres de fil de barbelés serti de concertinas (lames de rasoirs) qui séparent l’Espagne du Maroc ; les deux clôtures métalliques, hautes de 4 mètres et espacées de 6 mètres l’une de l’autre, chacune couronnée d’une épaisse couche de barbelés, qui sont érigées le long des 175 kilomètres qui séparent la Hongrie de la Serbie ; le mur de 40 kilomètres entre la Grèce et la Turquie ou, plus récemment, le mur anti-migrants de 186 kilomètres (divisé en quatre section) voulu par Varosvie et encore en construction, supposé empêcher les instrusions de migrants en provenance de la Biéolorussie. Enfin, il nous faut mentionner le mur « anti-intrusions » construit en 2016 à Calais et ayant pour objectif d’empêcher les migrants de monter clandestinement dans des camions à destination du Royaume-Uni.

Enfin, pour la première fois en mars 2020, suite à l’émergence de la Covid-19, des raisons sanitaires justifient le retour des frontières. Deux choses se produisent : premièrement, la plupart des États de l’espace Schengen ferment leurs frontières nationales, et les premières décisions de confinement des populations et de restriction des déplacements aux frontières tombent en cascade. Ainsi qu’en a jugé le Conseil d’État français, ce risque lié à la pandémie peut être regardé comme une menace nouvelle permettant de justifier la prolongation des contrôles aux frontières intérieures de la France, dès lors « [qu’]elle est d’une nature différente de celles des menaces précédemment identifiées, [ou que] des circonstances et évènements nouveaux en font évoluer les caractéristiques dans des conditions telles qu’elles en modifient l’actualité, la portée ou la consistance » (décision n°463850, point 5)[13]. Deuxièmement, la Commission européenne annonce la décision exceptionnelle de fermer les frontières extérieures de l’UE pour une période de 30 jours. De telles mesures ont impacté la protection des droits des étrangers à trois niveaux. Tout d’abord, au niveau de l’entrée sur le territoire puisque la délivrance des visas Schengen de court séjour ou de long séjour fut suspendue. Ceci a eu pour conséquence que « tous les ressortissants étrangers de pays non-membres de l’Union européenne, de l’espace Schengen ou du Royaume-Uni, qui n’ont pas de raison impérative de se rendre en Europe et en France, [se sont vus] refuser l’accès [au] territoire [français] » (Instruction du Premier ministre du 18 mars 2020, n°6149/SG, p. 1). Ensuite, au niveau du séjour en lui-même, les États ont prévu non seulement de prolonger la durée de validité des documents de séjour arrivés à expiration – ce qui va dans le sens d’une meilleure protection – mais aussi de suspendre toutes les procédures d’accueil aux personnes étrangères concernées. Ainsi donc, les étrangers dont l’état de santé nécessitait une prise en charge médicale urgente se retrouvèrent entre le 12 mars et le 24 mai 2020 dans l’impossibilité d’enregistrer leur demander d’admission au séjour pour soins. Enfin, au niveau de l’éloignement, « les conditions de rétention ne permett[ai]nt absolument pas de respecter les consignes sanitaires pour limiter la propagation du virus : promiscuité et surpopulation, absence de protection (masques, gants, gel …) pour les personnes retenues (…). Le risque de contamination [était] très élevé » (Question écrite n°15230 de L. Cohen au Sénat français).

Ce « tour de manège » mettant en lumière le sentiment de malaise aux frontières de l’UE ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas les usages du pouvoir discrétionnaire aux frontières, en particulier dans les zones d’attente et aéroports (2).

2. Le pouvoir discrétionnaire aux frontières de l’UE : un dédale d’embûches pour les étrangers

Lorsque l’on observe les rapports entre l’ « administration des étrangers »[14] et les étrangers en France, il ressort que « le pouvoir discrétionnaire est chose essentielle » (R. Bonnard, p. 363). Les personnes maintenues en zones d’attente sont soumises à la discrétion de ceux qui décident de leur parcours administratif et juridique à la frontière (2.1). La rhétorique de la fraude et du soupçon est utilisée comme un véritable « argument fédérateur » (A. Spire, 2008, p. 53), enfermant les personnes placées en zones d’attente dans un véritable dédale d’embûches (2.2).

2.1. Mille et une pratiques discrétionnaires lors du maintien en zones d’attente françaises

Dans les dictionnaires usuels, le terme « discrétion » renvoie à « discernement, pouvoir de décider »[15] et l’expression « s’en remettre à la discrétion de quelqu’un » signifie « s’en rapporter à sa sagesse, à sa compétence » et « à son jugement »[16]. Les ouvrages juridiques, eux, précisent qu’un pouvoir est « discrétionnaire » lorsque leurs titulaires, les agents de l’État par exemple, « dispose[nt] d’une certaine liberté d’appréciation et d’action dans l’exercice de [leur] compétence »[17]. Et même si son utilisation implique toujours une relative imprécision, le pouvoir discrétionnaire s’analyse comme une marge de choix légale car légalement défini. « Like the hole in a doughnut, [discretion] does not exist except as an area left open by a surrounding belt of restriction » (R. Dworkin, p. 31), pour reprendre la métaphore de Ronald Dworkin. Toute la difficulté est alors de rendre compte juridiquement de cette liberté d’action qui, contrairement à l’arbitraire dont les décisions ne puisent leur justification qu’en elles-mêmes, trouve sa limite dans la règle.

Ainsi, dans le cadre de la légalité, le discrétionnaire peut trouver à s’exercer à tous les niveaux d’élaboration technique du droit, de sa création à son interprétation et son application. Fort de ce constat, il apparaît que les contrôles des étrangers aux frontières des États membres, en particulier à l’aéroport, sont investis par des choix discrétionnaires. La police aux frontières est « seule juge des situations à ce stade » (Rapport d’observation de l’Anafé dans les zones d’attente 2016-2017, p. 42) que ce soit en première et en deuxième ligne. En première ligne lorsqu’elle vérifie les conditions d’entrée des ressortissants de pays tiers se présentant aux aubettes de contrôle. En deuxième ligne lorsqu’elle décide de procéder ou non au placement dudit voyageur « dans certains espaces des territoires des États membres devenus des lieux privilégiés de contrôle » (M.-L. Basilien-Gainche, p. 62), telles que les zones d’attente destinées aux personnes venant d’arriver en France (titre IV du CESEDA). Le pouvoir discrétionnaire des gardes-frontières est d’autant plus fort qu’ils « [peuvent] ne pas faire confiance à l’action d’autres agents de contrôle intervenus précédemment (par exemple, les agents consulaires) ou émettre des doutes sur la légalité ou la véracité des conditions d’accès au territoire (par exemple, s’il y a un problème de visa, la réservation de l’hôtel, les moyens de subsistance, ou si les intentions de la personne ne sont pas clairement établies) » (A. Crosby et A. Rea, n°41). Le cas suivant illustre cette situation : un ressortissant de pays tiers entre pour la première fois dans l’UE et est emmené au contrôle de deuxième ligne, alors même qu’il est en possession d’un visa Schengen. Les raisons de cette décision sont d’une part qu’il n’a réservé que trois nuits d’hôtel sur les huit qu’il doit passer au Portugal et d’autre part qu’il n’a pas suffisamment d’argent liquide en sa possession. Alors que le voyageur indique à l’officier pouvoir retirer de l’argent avec sa carte de crédit, l’officier de garde lui réplique qu’il est en droit, en vertu du Code Schengen, de lui refuser l’accès à l’espace de transit en raison du manque d’argent liquide (A. Crosby et A. Rea, n°19). Dans d’autres cas, les agents de la police aux frontières (ci-après, « PAF ») maintiennent dans leurs locaux pendant la durée nécessaire au transit par leur territoire le ressortissant de pays tiers présentant selon eux un « risque migratoire »[18], à savoir celui qu’ils soupçonnent de vouloir compromettre son transit pour rester en France. De même, dans la limite du cadre légal, il leur arrive de procéder au renvoi dans la même journée d’une personne non-admise sans que celle-ci puisse exercer son droit « au jour franc » (art. 352-3 et 333-2 du CESEDA) ; faute, sans doute, d’en avoir connaissance.

De manière plus spécifique, dans les zones d’attente, les personnes se voyant refuser l’entrée sur le territoire français ont également des difficultés à enregistrer leur demande d’asile avec garantie de confidentialité. Ainsi, dans la zone d’attente de Beauvais, les entretiens avec l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (ci-après, « OFPRA ») se font depuis le téléphone placé dans la salle de surveillance de la police. Et même à Roissy CDG, où l’entretien réunit dans la même pièce l’officier de protection, le demandeur d’asile et son accompagnateur le cas échéant, les interprètes ne se déplacent jamais (Rapport d’observation de l’Anafé dans les zones d’attente 2016-2017, spéc. pp. 14 et s.). La traduction s’effectue donc systématiquement par téléphone, ce qui n’est pas sans ajouter « des complications d’ordre techniques, avec les conséquences possibles sur la qualité de l’entretien et les potentielles incompréhensions, demandes de répétitions ou encore malentendus qui peuvent nuire à la fluidité de l’échange » (Rapport d’observation de l’Anafé dans les zones d’attente 2016-2017, p. 17). Prenons l’exemple d’Éric : « Éric est homosexuel et a fui le Cameroun en raison de persécution liée à son orientation sexuelle. Le lendemain de son arrivée, le 25 mars 2012, à l’aéroport de Lyon-St Exupéry, il dépose une demande d’admission sur le territoire au titre de l’asile. Le même jour a lieu son entretien avec un agent de protection de l’OFPRA. Celui-ci se déroule par téléphone dans le bureau de l’officier de (…) la PAF, en présence de quatre policiers masculins » (Anafé, Le dédale de l’asile à la frontière. Comment la France ferme ses portes aux exilés, p. 9), loin des garanties de confidentialité.         

Les personnes maintenues sont confrontées donc la tendance de l’administration des étrangers à donner la priorité au soupçon et à la fraude plutôt qu’au respect des droits des personnes (2.2).

2.2. Une seule et même rhétorique de la fraude tout au long du maintien en zones d’attente françaises

« Soupçonner quelque fraude » (T. bru, p. 61). C’est une formulation qui fait figure d’« antienne » au sein des agents de la PAF et qui traduit l’émergence d’une rhétorique du soupçon de la fraude. Utilisée dans de nombreux domaines, elle permet de « légitimer la non-application d’une loi jugée trop généreuse et de justifier le fait que les agents qui la mettent en œuvre, y ajoutent toute une série d’obstacles » (A. Spire, p. 4). En matière des étrangers, la rhétorique de la fraude « prend la forme d’une opposition entre ”vrai” et ”faux” qui s’applique à toutes les qualités susceptibles d’ouvrir des droits » aux étrangers (A. Spire, 2008, p. 53). Vrai conjoint, faux mineur, vrai réfugié, faux malade, … les figures de l’imposteur vont en se diversifiant. Par voie de conséquence, tout est matière à soupçons : la régularité du séjour, le lien de filiation, la nationalité, la véracité du récit mais aussi l’authenticité d’un document ou la fiabilité d’un certificat médical sont examinés avec attention. Si le contexte est à la suspicion, tout devient alors affaire de preuves à charge, selon un principe général de droit administratif, de l’étranger. « Grâce au soupçon » – Julien Bricaud ayant tout particulièrement choisi ses mots, celui qui est jugé l’est en fonction « de [s]es impostures probables » (J. Bricaud, p. 10). Dans ce cas-ci, à cause du soupçon – nos mots étant également choisis avec précision – l’on entretient auprès des étrangers un climat d’insécurité juridique les exposant plus fortement à la méfiance de l’administration et au « risque d’inégalité des armes [probatoires] » (N. Klausser, n°164).

S’agissant plus particulièrement des mineurs étrangers non accompagnés, ceux-ci sont « quasiment systématiquement considérés comme des fraudeurs » (Rapport sur le respect effectif des droits de l’Homme en France, p. 80)[19]. Cela implique que la logique de protection des mineurs s’efface au profit d’une logique de contrôle. Par exemple, lorsqu’un enfant arrive à la frontière française, sa minorité peut être remise en cause par les services de la PAF chargés de « procéder à toutes les investigations nécessaires visant à établir clairement [la preuve de l’âge] » (Circulaire n°CIV/01/05, 1.1). S’en suit alors souvent un test osseux, moyen de détermination de l’âge pourtant très décrié.  Plusieurs cours d’appel françaises ont d’ailleurs précisé à ce propos que la validité d’un acte d’état civil ne peut être remise en cause par des expertises osseuses[20]. Le cas suivant illustre ces propos : « Arrivée à Roissy [CDG], Gabrielle se présente comme mineure et dépose une demande d’asile. Le document avec lequel elle voyage, bien que considéré comme faux par la police, est utilisé pour la déterminer majeure. [Pis encore, le juge] estime qu’un test osseux n’est pas nécessaire car, selon son faux passeport, elle est née en 1984 ce qui ”correspondait mieux à son âge physique” » (Rapport d’observation de l’Anafé dans les zones d’attente 2016-2017, pp. 23-24)

Sur le plan pratique, une question demeure : comment adhérer à cette « cohésion idéologique » (A. Spire, 2008, p. 41) de la fraude et du soupçon à l’endroit des étrangers ? Pour Alexis Spire, son adhésion dépend certes « des représentations de l’immigration véhiculées par les personnalités politiques et les médias » mais, aussi et surtout, de l’« apprentissage quotidien de normes pratiques qui se diffusent d’un même bureau et d’un service à l’autre » (A. Spire, 2008, p. 42 et p. 46). Seules des enquêtes ethnographiques fondées sur l’observation des pratiques et des activités des agents publics peuvent permettre d’en prendre la mesure. Alexis Spire a mené, de 2003 à 2007, plusieurs enquêtes par observation portant sur les acteurs chargés, en préfectures, de la police des étrangers. Il en ressort que dans la manière d’investir la mission du maintien de l’ordre national, tout le pouvoir discrétionnaire de ces agents réside dans leur capacité à endosser soit le rôle de « l’entrepreneur de morale » (A. Spire, 2008, pp. 67-71), soit le rôle du « réfractaire » (A. Spire, 2008, pp. 71-75), soit le rôle du « pragmatique » (A. Spire, 2008, pp. 75-79). Dans le rôle du premier, l’agent conçoit son activité comme un travail de moralisation de l’immigration supposant la transmission de valeurs et la mise en œuvre d’une socialisation professionnelle permanente. En bon entrepreneur de morale investi d’une « croisade morale contre la fraude » (C. Gabarro, p. 32), il va chercher à associer d’autres agents, moins convaincus, à sa mission. Le réfractaire, lui, applique les instructions transmises par la hiérarchie mais se refuse à adhérer à une vision de l’immigration associant l’étranger à une menace contre l’ordre national. Il aura tendance à privilégier l’écoute au détriment de l’efficacité. Enfin, l’agent pragmatique ne résiste ni n’adhère véritablement aux normes qui lui sont dictées, il est indifférent. Finalement, comme une sorte de boîte à outils (discretionary toolkit) à la manière de Céleste Watkins-Hayes, le pouvoir discrétionnaire les aide à se décider, à instruire les dossiers « sur le mode de l’intransigeance, de la compassion ou de l’indifférence » (A. Spire, 2009, p. 123).

C. Conclusion

De leur arrivée à l’aéroport jusqu’à leur libération, leur placement en zone d’attente ou leur refoulement, les ressortissants de pays tiers sont très vulnérables. Cette vulnérabilité est liée à l’incompréhension, l’opacité et le discrétionnaire qui régissent la prise de décision. En effet, les pratiques administratives et policières restent très souvent opaques dans ces lieux d’enfermement aux frontières et les personnes enfermées ne sont en général pas en mesure de faire entendre leur voix. Cette quasi-impossibilité de dénoncer les dérives dont elles sont victimes fait naître chez les personnes concernées un sentiment d’impunité et d’insécurité qui participe au sentiment de malaise général. De même, l’invisibilité de ces zones favorise le développement de pratiques irrégulières : le défaut d’information sur les droits et les procédures, la non-reconnaissance de la minorité, les difficultés d’interprétariat, le non-respect du « jour franc ».

Ce malaise se fait ressentir également au-delà des frontières de la France. Il en est ainsi quand l’ONG Médecins Sans Frontières (ci-après « MSF ») quitte la région frontalière entre la Pologne et la Biélorussie suite au blocage des organisations portant assistance aux milliers de demandeurs d’asile – homme, femme et enfants en provenance du Moyen-Orient. Ceux-ci se retrouvent alors dépourvus d’abris, sans accès à la nourriture, à l’eau ou à des soins médicaux adéquats et exposés à des températures glaciales. Il en est encore ainsi quand la Hongrie est le seul pays de l’UE à refuser d’accorder la protection temporaire aux « apatrides, et (…) ressortissants de pays tiers autres que l’Ukraine, qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 [date à laquelle les forces armées russes ont lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine] sur la base d’un titre de séjour permanent en cours de validité délivré conformément au droit ukrainien, et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays (…) dans des conditions sûres et durables » (art. 2, §2 de la décision d’exécution 2022/382). Ces refus de protection par la Pologne ou par la Hongrie ne sont-ils pas des refus dont l’objectif poursuivi est d’organiser les flux migratoires, de les maîtriser et de les hiérarchiser ? Une question se pose alors : à mesure que ces « états d’inquiétude » aux frontières des États membres de l’UE se diffusent, n’est-ce pas le repli répressif et sécuritaire de la question du traitement de l’immigration qui se précise ... à la frontière du malaise ?

D. Pour aller plus loin

Législation :

Circulaire du 14 mars 2020 relative à l'adaptation de l'activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19, JUSD2007740C.

Circulaire n° CIV/01/05 prise en application du décret n° 2003-841 du 2 septembre 2003 relatif aux modalités de désignation et d’indemnisation des administrateurs ad hoc institués par l’article 17 de la loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, JUSC0520090C.

Ordonnance n°2020-328 du 25 mars 2020 portant prolongation de la durée de validité des titres de séjour, JORF n°0074 du 26/03/2020.

Décision du Défenseur des droits, 17 avril 2020, n°2020-096.

Jurisprudence :

CJUE, 26 avril 2022, Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, aff. jointes C-368/20 et C-369/20, EU:C:2022:298.

CE, 27 juillet 2022, N°463850.

CE, Juge des référés, 19 novembre 2010, N°344286.

CE, Juge des référés, 27 mars 2020, N°439720.

CA Versailles, 21 février 2014, N°13/00241.

CA Paris, 13 novembre 2011, N°441.

CA Lyon, 26 avril 2004, N°0400060.

Doctrine :  

Ouvrages

R. Bonnard, « Le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, tome 40, 1923.

J. Bricaud, Accueillir les jeunes migrants. Les mineurs isolés étrangers à l’épreuve du soupçon, Chronique sociale, coll. « Comprendre la société », 2017.

R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Bloomsbury Academic, 2013.

M. Foucher, Le retour des frontières, Paris, CNRS Éditions, 2016.

A. Spire, Étrangers à la carte: l’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Bernard Grasset, 2005.

A. Spire, Accueillir ou reconduire : enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, coll. « Raisons d’agir », 2008.

ObsMigAM, Le manège des frontières. Criminalisation des migrations et solidarités dans les Alpes-Maritimes, Paris, Le passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 2020.

Thèses

C. Gabarro , L’attribution de l’aide médicale d’Etat (AME) par les agents de l’Assurance maladie. Entre soupçon de fraude, figures de l’Étranger et injonctions gestionnaires, Paris, Thèse dactylographiée, 2017.

N. Klausser, L'accès au statut juridique de l'étranger gravement malade, Paris, Thèse dactylographiée, 2021.

Articles, Contributions

J.M. André et F. Azzedine, « Les migrants bénéficient-ils (vraiment) d’un accès facile aux soins? », in J.-M.Andre (dir.), La santé des migrants en question(s), Rennes, Hygée Éditions, coll. « Débats santé social », 2019, pp. 75-86.

M.-L. Basilien-Gainche, « Sécurité des frontières et/ou protection des droits », Cités, vol. 46, n°2, 2011, pp. 47-68.

Bories C., « Quand l'Union européenne reconsidère la question de ses frontières par temps de coronavirus - État des lieux par pays », RUE, n°638, 2020, pp. 296-303.

T. Bru, « L’ère du soupçon. Fraude scientifique et rivalités nationales (Mondes britanniques et français, XVIIIeXIXe siècle) », in B. Touchelay (dir.), Fraudes, frontières et territoires (XIIIe-XXIe siècle), Vincennes, Institut de la gestion publique et du développement économique, coll. « Histoire économique et financière - XIXe-XXe », 2020, pp. 6181.

A. Crosby et A. Rea, « La fabrique des indésirables », Cultures & Conflits, n°103-104, 2016, pp. 63-90.

H. Labayle, « La suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’Union », in C. Blumann (dir.), Les frontières de l’Union, Paris, Bruylant, 2013, pp. 18-53, spéc. pp. 23-34.

A. Spire , « Au nom de la fraude », Plein droit, vol. 92, no 1, 2012, pp. 4-5.

A. Spire, « Disparités de traitement : une sociologie du pouvoir discrétionnaire », in E. Saulnier-Cassia et V. Tchen (dir.), Unité du droit des étrangers et égalité de traitement : variations autour des mutations d’une police administrative, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2009.

L. Tassin, « Le mirage des hotspots. Nouveaux concepts et veilles recettes à Lesbos et Lampedusa », Savoir/Agir, vol. 36, n°2, 2016, pp. 39-45.

Rapports

Anafé, Le dédale de l’asile à la frontière. Comment la France ferme ses portes aux exilés, décembre 2013, p. 62.

Anafé, Aux frontières des vulnérabilité. Rapport d’observation dans les zones d’attente 2016-2017, Février 2018, p. 137.

Ruiz Benedicto A. et al., A walled world towards a global apartheid, 2020.

Gil-Robles A., Rapport sur le respect effectif des droits de l’Homme en France, Bureau du Commissaire aux Droits de l’homme, 15 février 2006.

Rapport de la Commission européenne du 4 mars 2016 relatif à l’avancement sur la mise en œuvre de l’approche des « hotspots » en Grèce, COM(2016) 141 final.

Pour citer cette note : C. Bories, « Malaise aux frontières, frontières du malaise. Des droits limités et des pratiques discrétionnaires aux frontières des États membres de l’Union européenne », Cahiers de l’EDEM, Édition Spéciale, Août 2022.

 


[1][1] Voy. aussi à ce sujet, C. Pouly & S. Slama, « Des demandeurs d’asile sous tentes en plein hiver : la protection de l’effectivité du droit d’asile par le juge administratif ne va toujours pas de soi », Dalloz, n°44, Janvier 2010, p. 2918 ; F. Julien-Laferrière, « Que reste-t-il de l’obligation d’héberger les demandeurs d’asile », Dictionnaire permanent droit des étrangers, Bulletin n°196, Janvier 2011.

[2] V. notamment en matière d’asile, les directives « Accueil », « Procédure d’asile », « Qualification », « Retour » ; ainsi que les règlement Dublin III et Eurodac.

[3] Voy. Rapport de la Commission

[4] Le Petit Larousse illustré 1991, Librairie Larousse, 1990, p. 592, voy. « malaise ».

[5] P. Robert, Le Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1990, p. 899, voy. « inédit ».

[6] Pour reprendre l’expression utilisée dans l’ouvrage coordonné par Pinar Selek et Daniela Trucco, v. ObsMigAM, Le manège des frontières. Criminalisation des migrations et solidarités dans les Alpes-Maritimes, Paris, Le passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 2020.

[7] Consacrée par le traité sur l’Union européenne (article 3), la liberté de circulation est également garantie par la Charte des droits fondamentaux (article 45) et par la jurisprudence de la Cour de justice. Sur la consécration de ce principe, voy. H. Labayle, « La suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’Union », in C. Blumann (dir.), Les frontières de l’Union, Paris, Bruylant, 2013, pp. 18-53, spéc. pp. 23-34.

[8] À ce cadre général de réintroduction temporaire des frontières intérieures au titre de l’article 25 du Code Schengen, s’ajoutent les deux procédures spécifiques des articles 28 et 29 du même Code. La première donne la possibilité aux États membres d’« immédiatement » réintroduire les frontières intérieures « lorsqu’une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure (…) exige une action immédiate » (article 28, paragraphe 1). La deuxième permet de réintroduire les frontières intérieures « dans des circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures du fait de manquement graves persistants [dans l’exécution du] contrôle aux frontières extérieures »[8] (article 29, paragraphe 1). Pour plus de précisions quant à la durée et aux conditions de ces dernières, voy. les articles 28 et 29 du Code Schengen.              

[9] Voy. à ce sujet, J.-Y. Leconte et A. Reichardt, Rapport d’information, n°499, Session ordinaire de 2015-2016, spéc. « Chapitre I – La situation de l’espace Schengen », pp. 7 et s. ; A. Pouchard et M. Vaudano, « Le retour des contrôles aux frontières en Europe signe-t-il la mort de l’espace Schengen », Le Monde, 2015.

[10] I. Magnien, « Schengen et la lutte contre le terrorisme », Toute l’Europe.eu, 2022.

[11] Voy. à ce sujet, C.J, arrêt du 26 avril 2022, Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, (aff. jointes C-368/20 et C-369/20), spéc. point 81 ; et Conseil d’État (France), », décision n°463850 du 27 juillet 2022, spéc., point 5. 

[12] Ibid., point 6.

[13] Voy. aussi l’arrêt de la Cour de justice de l’Union du 26 avril 2022 (aff. jointes C-368/20 et C-329/20).

[14] Selon l’expression consacrée par Alexis Spire, laquelle se rapporte à « tous les maillons de la chaine bureaucratique [qui adoptent les] règles conçues pour régir le statut de ceux qui n’ont pas la nationalité du pays dans lequel ils résident à des cas particuliers », voy. A. Spire, Étrangers à la carte: l’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Bernard Grasset, 2005.

[15] P. Robert, Le Petit Robert, op. cit., p. 490, voy. « discrétion ».

[16] Le Littré [en ligne], voy. « discrétion ». 

[17] S. Bissardon, Guide du langage juridique : vocabulaire, pièges et difficultés, 4ème édition, Paris, LexiNexis, 2013, p. 483, voy. « discrétionnaire ».

[18] L’analyse du « risque pour la sécurité intérieure et des menaces susceptibles de compromettre la sécurité des frontières extérieures » (considérant 8 du Code frontières Schengen) est un élément central du contrôle aux frontières, et, sans être véritablement encadrée, conduit à des décisions discriminantes voire arbitraires. Voy. en ce sens, le rapport d’observation de l’Anafé dans les zones d’attente 2016-2017.

[19] Voy. en ce sens, J. Bricaud, Accueillir les jeunes migrants. Les mineurs isolés étrangers à l’épreuve du soupçon, Chronique sociale, coll. « Comprendre la société », 2017, pp. 47-75, spéc. p. 50 : « les doutes existent bel et bien et entourent l’accueil et la protection des mineurs isolés de manière persistante ». 

[20] Voy. notamment, CA Lyon, 26 avril 2004, N°0400060 : « La fiabilité de la méthode Greulich et Pyle pour déterminer l’âge est extrêmement douteuse, notamment pour les populations d’origine africaine » ; CA Paris, 13 novembre 2011, Arrêt n°441 : (…) qu’une expertise des urgences médico-judiciaires (…) concluant qu’il avait l’âge osseux égal ou supérieur à 18 ans n’est pas suffisante pour contredire valablement cet acte de naissance » ; CA Versailles, 21 février 2014, N°13/00241 : « (…) le refus de se soumettre à un test osseux ne peu[t] renverser la présomption de validité [des actes civil] ».

Publié le 31 août 2022