C.C.E., 16 décembre 2020, n° 246.190

Louvain-La-Neuve

Droit du travail et droit au travail : quelques enseignements en droit des étrangers.

Permis de travail – Licenciement – Motif grave – Indemnité compensatoire de préavis – Maintien du droit de séjour – Permis unique – Droit au travail.

N’est pas adéquatement motivée la décision de l’Office des étrangers de retirer le titre de séjour d’une travailleuse étrangère au motif qu’elle a été licenciée pour motif grave, alors même que les juridictions du travail ont refusé de reconnaitre l’existence d’un tel motif. En cas de licenciement moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, un travailleur doit pouvoir demeurer sur le territoire puisqu’il continue à percevoir une rémunération tout au long de la durée du préavis.

Jean-Baptiste Farcy

A. Arrêt

La requérante a déclaré son arrivée sur le territoire belge le 19 avril 2014.

Le 13 mai 2014, elle a obtenu un permis de travail B valable pour un an afin de travailler en tant qu’infirmière. 

À la suite du licenciement de la requérante pour motif grave, circonstance qui justifie de manière exceptionnelle qu’il soit mis fin immédiatement au contrat de travail[1], la Région wallonne a procédé au retrait de son autorisation de travailler, le 4 septembre 2014. Son autorisation de séjour étant liée à son permis de travail, l’Office des étrangers a pris un ordre de quitter le territoire en date du 10 septembre 2014.

La requérante a contesté le bien-fondé de son licenciement pour motif grave devant les juridictions du travail de Liège. Elle y a obtenu gain de cause en première instance et en instance d’appel. Le motif grave étant rejeté, la requérante devait pouvoir continuer à travailler. À tout le moins, devait-elle être licenciée moyennant le respect d’un délai de préavis ou le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

D’après la requérante, la décision de retrait de son permis de travail et la perte de son autorisation de séjour ne seraient donc pas justifiées.

En ce que la décision de retrait du titre de séjour de la requérante et l’ordre de quitter le territoire subséquent sont uniquement fondés sur le constat que la requérante a été licenciée pour motif grave, l’acte attaqué n’est pas suffisamment motivé. Pour ce motif, le Conseil du contentieux des étrangers annule l’ordre de quitter le territoire.

B. Éclairage

L’arrêt commenté offre l’occasion de se pencher sur les relations, trop peu souvent abordées, entre le droit du travail et le droit des étrangers. Bien que l’ordre de quitter le territoire est annulé pour défaut de motivation, les arguments invoqués par la requérante en matière de droit du travail méritent d’être mis en avant.

En toute hypothèse, ce n’est qu’à la fin du délai de préavis que le contrat de travail prend fin. En cas de paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, un travailleur étranger doit pouvoir rester sur le territoire jusqu’au terme du délai de préavis, ce qui lui permet de rechercher un nouvel emploi. Le droit du travail n’est donc pas sans implications pour le droit des étrangers (1). Par ailleurs, le droit au travail devrait restreindre les possibilités de refus ou de retrait d’une autorisation de séjour (2).

1. Les ressorts du droit du travail

Au préalable, il n’est pas inutile de rappeler les principes applicables en matière d’immigration de travail. Lorsqu’une personne entre et séjourne sur le territoire belge à des fins de travail, son autorisation de séjour et de travail est étroitement liée à l’exercice d’une activité économique déterminée. De fait, une autorisation de travail qui prend aujourd’hui la forme d’un permis « unique » n’est valable que pour une occupation auprès d’un employeur défini. Si cette activité prend fin, le permis de travail et de séjour peut être retiré. En ce sens, l’autorisation de séjour du travailleur est conditionnée : la présence d’un ressortissant étranger n’est autorisée que pour autant qu’il occupe effectivement l’emploi pour lequel il a été admis. Autrement dit, son licenciement peut entrainer la perte de son autorisation de séjour[2].

En l’espèce, la requérante a été licenciée pour motif grave, situation dans laquelle aucun délai de préavis n’est donné, la rupture du contrat prenant fin immédiatement. Le tribunal du travail de Liège et, en appel, la Cour du travail ont refusé de reconnaitre le motif grave avancé par l’employeur. Le contrat de travail ayant malgré tout été rompu, l’employeur doit payer une indemnité compensatoire de préavis.

Dans ce cas, bien que le travailleur ne preste pas, ce dernier étant libéré de l’exécution en nature du contrat de travail, son employeur est tenu de lui verser une indemnité équivalente à la rémunération qu’il aurait perçue durant la durée du préavis.

La décision de l’employeur de dispenser le travailleur de prester son préavis ne devrait pas être un motif pour procéder au retrait d’un permis unique. Le travailleur continue à percevoir une rémunération et il n’est donc pas sans revenu aux yeux de la législation sociale. De fait, l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant règlementation du chômage stipule que l'indemnité à laquelle le travailleur peut prétendre du fait de la rupture du contrat de travail constitue de la rémunération et, de ce fait, la personne n’a pas droit aux allocations de chômage (art. 44 et 46).

Il en résulte qu’en cas de licenciement moyennant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, le travailleur d’origine étrangère doit pouvoir conserver son titre de séjour au moins jusqu’au terme de la durée du préavis.

C’est donc à bon droit que la requérante estime, dans l’arrêt commenté, qu’elle n’aurait pas dû perdre son permis de travail et, par la suite, son permis de séjour. Rien ne devait l’empêcher de chercher un nouvel emploi durant la période de préavis, ce qu’elle a d’ailleurs fait puisqu’elle a trouvé un nouveau travail au sein du Centre hospitalier de Dinant.

En l’espèce, les autorités régionales et l’Office de étrangers ont méconnu la législation du travail, faute ayant fait perdre à la requérante une chance de trouver un nouvel emploi endéans la période de préavis.

Une telle situation met surtout en évidence les conséquences préjudiciables d’une législation qui conditionne le séjour d’un travailleur étranger à l’exercice effectif de l’emploi pour lequel il a été initialement admis[3]. En cas de licenciement, même injustifié ou involontaire, un travailleur étranger court le risque de perdre son permis de séjour, et ce en l’absence de toute faute dans son chef et pour des circonstances indépendantes de sa volonté.

Pour pallier cela, les autorités belges devraient faciliter l’octroi de permis de travail dits « ouverts » qui ne soient pas limités à l’occupation auprès d’un employeur déterminé, mais qui soient valables au sein d’un secteur d’activité précis, ce qui permettrait aux travailleurs de changer d’employeur en cas de problème ou de licenciement. Asservissante, la dépendance renforcée d’un travailleur étranger envers son employeur n’est pas justifiée et est contraire à la logique du droit du travail qui vise à protéger les travailleurs[4].

Une autre piste serait d’octroyer un temps de répit aux travailleurs pour chercher un nouvel emploi en cas de rupture du contrat de travail. Le chômage – mécanisme contributif, il n’est pas inutile de le rappeler – ne devrait pas être une cause de retrait d’une autorisation de séjour. En ce sens, lors de la transposition de la directive « permis unique », les entités fédérées et le gouvernement fédéral se sont mis d’accord pour accorder un période de répit de trois mois. Conformément à l’article 61/25-2 de la loi du 15 décembre 1980, « si le ressortissant d'un pays tiers n'est plus autorisé à travailler, son séjour prend fin de plein droit nonante jours après la fin de l'autorisation de travail ». Ce délai, certes court, facilite la mobilité des travailleurs étrangers sur le marché de l’emploi. Il marque également une (lente) évolution vers un droit au travail qui ouvre le droit au séjour, et non plus l’inverse.

2. L’essor du droit au travail

Traditionnellement, c’est le droit au séjour des étrangers qui fonde leur droit de travailler. Une personne ne peut travailler que pour autant qu’elle possède un titre de séjour sur le territoire national. La reconnaissance d’un droit au travail permettrait-il un renversement de ce principe ? Le droit au travail d’une personne étrangère ne devrait-il pas lui permettre d’obtenir un permis de séjour ? Autrement dit, le refus d’octroyer un titre de séjour à une personne étrangère autorisée à travailler constitue-t-il une ingérence dans le droit au travail ?

La question n’est pas purement théorique. Dans le contexte de la régionalisation de la politique d’immigration économique en Belgique et de la nouvelle procédure relative au « permis unique », l’autorisation de travail est délivrée par l’autorité régionale territorialement compétente alors que l’Office des étrangers statue sur le volet séjour. Une autorisation de travail est ainsi octroyée sous la condition suspensive que l’Office des étrangers délivre un titre de séjour. Cela a pour conséquence que les personnes en séjour irrégulier, même par accident ou de manière (très) temporaire, risquent de se voir refuser la délivrance d’un permis unique, alors même que la région a pris une décision positive sur le volet travail. Dans l’affaire commentée, il n’est pas impossible – voire fort probable – que l’Office des étrangers prenne une nouvelle décision négative du fait du séjour irrégulier de la requérante.

Dans le contexte sanitaire que l’on connait et la pénurie structurelle de main d’œuvre dans le secteur médical et des soins aux personnes, nous avons effectivement connaissance de dossiers dans lesquels l’autorité régionale prend une décision positive mais la demande de permis unique est, in fine, refusée parce que la personne séjourne irrégulièrement sur le territoire.

Le problème est multiple. D’abord, cela constitue une entrave à la compétence des régions en matière d’immigration économique. La compétence étant régionalisée, les autorités fédérales ne devraient exercer qu’un contrôle marginal portant tout au plus sur l’existence d’une éventuelle menace pour l’ordre public[5]. Ensuite, cette pratique porte atteinte à l’effectivité de la directive « permis unique » et une question préjudicielle à la Cour de justice à cet égard n’est pas à exclure. Enfin, cela porte atteinte au droit au travail des étrangers. De fait, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré, dans un arrêt Bigaeva c. Grèce, que « [d]es restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent dans la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables » (§23). Ce faisant, la Cour ouvre une porte et admet que la vie professionnelle puisse entrer dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention au titre de la protection de la vie privée.

Il n’est pas contesté que les États puissent contrôler l’entrée, le séjour et l’accès des étrangers au marché de l’emploi local mais, en l’occurrence, lorsque les autorités régionales compétentes prennent une décision positive sur le volet travail, la décision de refus formel de l’Office des étrangers au motif que la personne n’est pas en séjour régulier apparait disproportionnée puisque la personne en cause remplit les conditions d’accès au marché du travail.

Par conséquent, ne faudrait-il pas renverser les principes ? Le droit au travail devrait ouvrir le droit au séjour, de sorte qu’en cas de décision positive sur le volet travail, l’Office des étrangers serait dans l’obligation de délivrer un titre de séjour, à moins qu’il existe un motif lié à la protection de l’ordre public.

Dans un contexte certes différent, celui de l’accord d’association conclu entre la Communauté européenne et la Turquie, la Cour de justice n’a-t-elle pas considéré, dans un arrêt Sevince de 1990, que l’accès au marché de l’emploi implique « nécessairement l’existence d’un droit de séjour » ? En effet, refuser l’octroi d’un titre de séjour prive un étranger du droit d’exercer l’emploi pour lequel il a obtenu une autorisation préalable[6].

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., arrêt du 16 décembre 2020, n° 246.190

Doctrine :

- Costello C., “EU Migration and Asylum Law: A Labour Law Perspective”, in Bogg A., Costello C. et Davies A.C.L. (dir.), Research handbook on EU labour law, Cheltenham, Elgar, 2016, pp. 299-334 ;

- Farcy J.-B., « L’immigration économique en Belgique à l’heure du permis unique », in Sarolea S. (dir.), Immigrations et droits : Questions d’actualité, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 10-44.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « Droit du travail et droit au travail : quelques enseignements en droit des étrangers », Cahiers de l’EDEM, février 2021.

 


[2] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 570.

[3] Voy. J.-B. Farcy et S. Smit, “Status (Im)Mobility and the Legal Production of Irregularity: A Sociolegal Analysis of Temporary Migrants’ Lived Experiences”, Social & Legal Studies, Vol. 29, 2020, pp. 629-649.

[4] À ce sujet, voy. notamment : C. Costello, “EU Migration and Asylum Law: A Labour Law Perspective”, in Bogg A., Costello C. et Davies A.C.L. (dir.), Research handbook on EU labour law, Cheltenham, Elgar, 2016, pp. 299-334; M. Zou, “The Legal Construction of Hyper-Dependence and Hyper-Precarity in Migrant Work Relations”, The International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, Vol. 31, 2015, pp. 141-162; Ch. Wright, D. Groutsis et D. van den Broek, “Employer-sponsored temporary labour migration schemes in Australia, Canada and Sweden: enhancing efficiency, compromising fairness?”, Journal of Ethnic and Migration Studies, Vol. 43, 2017, pp. 1854 -1872.

[5] J. Hardy, « Ordre public : modifications législatives et jurisprudence récentes », in S. Sarolea (dir.), Immigrations et droits : Questions d’actualité, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 98-114.

[6] De manière analogue, le droit de vivre en famille dispense les étrangers qui introduisent une demande de regroupement familial en Belgique d’être en séjour régulier au moment de l’introduction de celle-ci.

Photo : Rudi Jacobs, cce-rvv

Publié le 01 mars 2021