Cour eur. D.H., 2 mars 2021, R.R. et autres c. Hongrie, req. n° 36037/17

Louvain-La-Neuve

Les Cours européennes face à un Etat réticent à suivre leurs enseignements. Des fertilisations croisées au renforcement réciproque des légitimités judiciaires

Hongrie – centre de transit – conditions d’accueil des demandeurs d’asile – rétention – personnes vulnérables – enfants mineurs – femme enceinte – troubles psychologiques – article 3 CEDH – article 5 CEDH – condamnations multiples – références croisées au droit de l’Union – violation

Par l’arrêt R.R. et autres c. Hongrie, la Cour européenne des droits de l'homme condamne, à nouveau, la Hongrie en raison du traitement matériel et procédural réservé aux demandeurs d’asile au sein du centre de transit de Röszke, à la frontière serbo-hongroise. La Cour confirme, ce faisant, sa jurisprudence antérieure, qu’elle décline aux spécificités de l’espèce, caractérisée par le profil particulièrement vulnérable de certains des requérants (enfants mineurs et femme enceinte souffrant de troubles psychologiques). Prononcé dans un contexte jurisprudentiel caractérisé par diverses condamnations antérieures émanant tant de la Cour européenne des droits de l'homme que de la Cour de justice de l'Union européenne, l’arrêt R.R. est révélateur de l’approche jurisprudentielle des deux cours face à un Etat réticent à se conformer à leurs enseignements. Il illustre comment les interactions jurisprudentielles et références croisées peuvent contribuer à un renforcement réciproque de la légitimité des enseignements judiciaires.

Luc Leboeuf

A. Arrêt

La Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) était saisie, une fois de plus, de la situation d’étrangers privés de liberté au sein du centre de transit de Röszke, situé à la frontière serbo-hongroise. Les requérants, une famille de demandeurs d’asile avec des enfants mineurs, se plaignaient de leurs conditions de rétention sous l’angle de l’article 3 CEDH (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants), et du caractère arbitraire de cette dernière eu égard aux garanties consacrées par l’article 5 CEDH (droit à la liberté), seuls et combinés avec l’article 13 CEDH (droit à un recours effectif).

La Cour conclut à une double violation de la Convention. Sous l’angle de l’article 3 CEDH, elle constate que le premier requérant (le père) s’est retrouvé dans une situation de dénuement matériel extrême où ses besoins les plus essentiels ne sont pas rencontrés, faute d’avoir eu accès à une nourriture suffisante – il lui fallait mendier les restes auprès de ceux qui recevaient une ration. De plus et compte tenu de la durée de la rétention (près de 4 mois), les conditions de privation de liberté, dans un conteneur, n’étaient pas adaptées aux profils particulièrement vulnérables de la mère, enceinte et souffrant de troubles psychologiques, et des enfants mineurs.

Sous l’angle de l’article 5 CEDH, la Cour censure le caractère arbitraire de la privation de liberté, qui n’était fondée sur aucune disposition de droit national. Elle regrette qu’aucune décision n’ait été formellement adoptée, la privation de liberté étant une mesure de fait résultant d’un arrangement purement pratique non soumis au contrôle judiciaire. Cela fonde, également, une violation du droit à un recours effectif, tel que consacré par l’article 13 CEDH combiné avec l’article 5 CEDH.

B. Éclairage

L’arrêt R.R. c. Hongrie peut se lire comme une simple confirmation de la jurisprudence antérieure relative aux mesures de privations de liberté de demandeurs d’asile, dont les grands principes sont déclinés aux spécificités de l’espèce, compte tenu, en particulier, des vulnérabilités spécifiques aux requérants en tant que famille avec enfants mineurs (1).

L’arrêt R.R. est, toutefois, rendu dans un contexte jurisprudentiel particulier, caractérisé par diverses condamnations successives de la Hongrie en raison du traitement réservé aux demandeurs d’asile dans la zone de transit de Röszke. Ces condamnations ont été prononcées tant par la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle de la Convention, que par la Cour de justice de l’Union européenne sous l’angle de l’acquis en matière d’asile et d’immigration. Pour cette raison, il peut aussi se lire comme un révélateur de l’approche jurisprudentielle des deux Cours face aux réticences étatiques à la mise en œuvre de leurs enseignements en matière de droits fondamentaux (2).

1. La confirmation des principes de la jurisprudence antérieure relative à la privation de liberté des demandeurs d’asile

Rendu en chambre, l’arrêt R.R. ne semble pas annoncer d’évolutions majeures de la jurisprudence strasbourgeoise, dont il applique les principes bien établis aux spécificités du cas d’espèce.

D’une part, la Cour rappelle sa désormais célèbre jurisprudence M.S.S. c. Belgique et Grèce, selon laquelle la Convention implique certaines obligations vis-à-vis des individus entièrement dépendants de l’Etat pour leur survie, et qui se trouvent confrontés à une situation de dénuement matériel extrême[1]. Cela lui permet de fonder la condamnation prononcée sous l’angle de l’article 3 CEDH, au motif qu’un des requérants n’a pas eu accès à une nourriture suffisante.

D’autre part, la Cour place l’emphase sur la vulnérabilité particulière des enfants mineurs et de leur mère, enceinte et souffrant de troubles psychiques, pour considérer que leurs conditions de détention ont violé l’article 3 CEDH. Il s’agit là d’une application relativement classique de l’exigence de prendre en considération les « vulnérabilités » propres au requérant, utilisée à de nombreuses reprises et de manière plus ou moins explicite pour guider l’appréciation concrète du degré de sévérité requis pour qu’un traitement puisse être qualifié d’inhumain et dégradant au sens de la Convention[2]. Elle ne surprendra pas, particulièrement eu égard aux critères stricts consacrés par la Cour relativement à la privation de liberté d’enfants mineurs[3].

Enfin, la violation prononcée sous l’angle de l’article 5 CEDH, seul et combiné avec l’article 13 CEDH, n’est qu’une application de l’exigence bien établie de la légalité de la privation de liberté, explicitement consacrée par le texte de la Convention[4].

Au-delà de ces déclinaisons de jurisprudences antérieures bien établies, l’arrêt R.R. présente, toutefois, l’intérêt d’intervenir dans un contexte politique particulier, caractérisé par une contestation politique plus ou moins ouverte, par la Hongrie, de ses obligations juridiques à l’encontre des demandeurs d’asile. La situation au centre de transit de Röszke a, en particulier, déjà fait l’objet d’amples développements devant non seulement la Cour EDH, à l’occasion du précédent arrêt de grande chambre Ilias et Ahmed c. Hongrie, mais également la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le raisonnement de la Cour EDH dans l’arrêt R.R. est révélateur de la manière dont elle adresse la réticence de certains Etats à se conformer à ses enseignements, dans un contexte qui pose également diverses questions de droit de l’Union. Les enseignements de l’arrêt R.R. sont analysés sous cet angle ci-après.

2. Un contexte jurisprudentiel caractérisé par la réticence d’un Etat à se conformer aux enseignements de la Cour EDH et de la CJUE

Par le précédent arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie, la Cour EDH, réunie en grande chambre, avait déjà prononcé une violation de la Convention en raison de la privation de liberté de demandeurs d’asile au sein du centre de transit de Röszke[5].

La Cour EDH avait alors essentiellement dirigé sa condamnation à l’encontre de la procédure d’asile appliquée aux requérants, qui s’étaient vu expulsés vers la Serbie sans examen préalable de leur demande au fond et sans garanties que leur demande y serait examinée. Les conditions de détention avaient, quant à elle, été jugées acceptables eu égard aux standards de l’article 3 CEDH, en raison du caractère limité dans le temps de la privation de liberté (23 jours) et de l’absence de vulnérabilité particulière des requérants. De même, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas lieu de considérer que les requérants avaient été privés de liberté, puisqu’ils étaient libres de quitter le centre de transit pour se rendre en Serbie s’ils le souhaitaient, d’une part, et qu’ils s’étaient eux-mêmes volontairement soumis aux autorités hongroises en se présentant au centre de transit afin de solliciter l’asile, d’autre part.

Par l’arrêt FMS, FNZ, SA, SA junior rendu ultérieurement sur question préjudicielle, la CJUE, également réunie en grande chambre, conclut à une violation du droit de l’Union sur l’ensemble de ces points[6]. Contrairement à son homologue strasbourgeoise, elle considère que les individus maintenus au sein du centre de transit de Röszke sont bien privés de liberté, puisqu’une autorisation des autorités hongroises est requise pour quitter le centre. La CJUE juge, ensuite, que les conditions de détention étaient contraires à celles garanties par les textes pertinents de droit dérivé, dont la directive accueil (pour les demandeurs d’asile) et la directive retour (pour ceux dont la demande a été rejetée). Cette position de la CJUE est également confirmée à l’occasion de divers arrêts rendus sur recours en manquement émanant de la Commission, qui ont mené à une condamnation de la Hongrie pour violation de l’acquis en raison du traitement procédural et matériel des demandeurs d’asile dans ses centres de transit, en ce compris celui de Röszke[7].

Par ces arrêts, la CJUE complète la condamnation prononcée par son homologue strasbourgeoise dans l’arrêt Ilias et Ahmed, en l’étendant au-delà de la procédure de réadmission, pour y inclure une condamnation de la privation de liberté en tant que telle, tant sous son angle matériel (conditions de détention) que procédural (garanties contre une détention arbitraire).

Il en résulte, en apparence, une différence de position entre les deux Cours. Cette différence peut s’interpréter de deux manières. Soit, il y a différence de standard dans la protection des droits fondamentaux, qui seraient plus élevés au sein de l’ordre juridique de l’Union, eu égard notamment au contenu du droit dérivé. La notion de « privation de liberté » s’interpréterait alors de manière plus légaliste en droit de l’Union, en se contentant de ce que le droit national considère une mesure comme telle, indépendamment des circonstances factuelles. Soit, ce sont des considérations d’ordre procédural qui ont mené à des conclusions différentes, compte tenu des différences relatives à la nature du contrôle mené par la Cour EDH et la CJUE : l’arrêt rendu sur procédure préjudicielle l’est sans remise en cause de l’appréciation factuelle réalisée par le juge hongrois auteur de la question, comme le veulent les contraintes inhérentes à ce type de procédure[8].

L’arrêt R.R. ici commenté paraît trancher la question, en ce qu’il semble indiquer l’absence de différence fondamentale entre les standards de protection de la CEDH et le droit de l’Union sur ce point. La Cour EDH y aboutit à une conclusion différente de l’arrêt Ilias et Ahmed, tant sur les conditions de détention que sur l’existence d’une privation de liberté. Elle s’en justifie eu égard aux spécificités des faits à l’origine de l’arrêt R.R., en particulier, la particulière vulnérabilité de certains des requérants. Selon la Cour, cette circonstance participe à expliquer pourquoi il y a lieu de considérer, en l’espèce, que le placement en centre de transit relève bien d’une mesure de privation de liberté.

Dans l’arrêt R.R., la Cour EDH supporte également ses conclusions en se référant à l’acquis européen en matière d’asile qui lie la Hongrie, en particulier la directive accueil[9]. Elle prend le soin de préciser explicitement que les violations constatées sous l’angle de la Convention paraissent également constitutives de manquements au droit de l’Union[10]. Au-delà de ses spécificités factuelles, l’arrêt R.R. semble donc également adresser un signal jurisprudentiel plus général, selon lequel les standards de la CEDH rejoignent généralement ceux du droit de l’Union, lorsqu’il est question d’apprécier une mesure de détention sous son angle matériel (conditions de détention) et procédural (légalité de la détention).

Pareille conclusion n’est pas sans incidences sur la légitimité de la position adoptée par la CJUE, qui s’en trouve indirectement renforcée : les violations du droit de l’Union constatée à Röszke valent également violation de la CEDH, les nuances entre l’arrêt rendu par la CJUE sur question préjudicielle (FMS et autres) et celui rendu par la CEDH sur requête individuelle (Ilias et Ahmed) résultant essentiellement des spécificités du cas d’espèce soumis à Strasbourg.

Au vu des réticences de la Hongrie à se conformer à l’acquis européen en matière d’asile[11], on peut y voir une illustration d’un renforcement réciproque de légitimité entre les Cours de Strasbourg et de Luxembourg. Cela contribue à consolider la figure du juge face aux tentations de s’éloigner des principes de l’État de droit et, en particulier, des obligations internationales de protection des droits fondamentaux des étrangers.

 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.E.D.H., 2 mars 2021, R.R. et autres C. Hongrie, req. n° 36037/17

Jurisprudence :

- C.E.D.H., G.C., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, req. n° 47287/15 ;

- C.J.U.E, 14 mai 2020, FMS et autres, aff. jointes C-924/19 PPU et C-925/19 PPU, EU:C:2020:367 ;

- C.J.U.E, 17 décembre 2020, Commission c. Hongrie, aff. C-808/18, EU:C:2020:1029 ;

- C.J.U.E., 17 décembre 2020, Commission c. Hongrie, aff. C-238/19, EU:C:2020:1029.

Doctrine :  

- Carlier J-Y et Leboeuf L., « Droit européen des migrations », J.D.E., à paraitre en avril 2021 ;

- Dumas P., « L’harmonisation à la hausse du standard de protection des droits fondamentaux et le renforcement du contrôle juridictionnel en matière d’asile et d’immigration », R.A.E., 2020, pp. 499-513 ;

- Nagy B., « Hungary, in Front of Her Judges », in P. Minderhoud, S. Mantu et K. Zwaan (dir.), Caught In Between Borders: Citizens, Migrants and Humans, Liber Amicorum in Honour of Elspeth Guild, Tilburg, Wolf, 2019, pp. 251-260.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Les Cours européennes face à un État réticent à suivre leurs enseignements. Des fertilisations croisées au renforcement réciproque des légitimités judiciaires », Cahiers de l’EDEM, mars 2021.

 


[1] C.E.D.H., G.C., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[2] En ce sens, voy. notamment F. IPPOLITO, Understanding Vulnerability in International Human Rights Law, Naples, Editoriale Scientifica, 2020, pp. 244 et s.

[3] Voy. not. J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, « ‘On n’enferme pas un enfant. point’ Jacques Fierens, une voix pour les sans-voix », in G. MATHIEU, N. COLETTE-BASECQZ et S. WATTIER (dir.), L’étranger, la veuve et l’orphelin… Le droit protège-t-il les plus faibles ? Liber amicorum Jacques Fierens, Bruxelles, Larcier, 2020, pp. 209-218.

[4] Voy. not. C.E.D.H., G.C., 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. n° 13229/03, §67.

[5] C.E.D.H., G.C., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, req. n° 47287/15.

[6] C.J.U.E., G.C., 14 mai 2020, FMS et autres, aff. jointes C-924/19 PPU et C-925/19 PPU, EU:C:2020:367.

[7] C.J.U.E., 17 décembre 2020, Commission c. Hongrie, aff. C-808/18, EU:C:2020:1029 ; C.J.U.E., 17 décembre 2020, Commission c. Hongrie, aff. C-238/19, EU:C:2020:1029.

[8] Voy. not. M. BROBERG et N. FENGER, Le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 11.

[9] Ainsi que cela a été démontré par diverses études, pareilles fertilisations croisées entre la jurisprudence de la Cour EDH et le droit de l’Union demeurent relativement rares, exceptés dans certains domaines à la sensibilité politique plus importante, dont le droit de l’immigration (voy. notamment A. FRESE et H. PALMER OSEN, « Spelling It Out. Convergence and Divergence in the Judicial Dialogue between cjeu and ECtHR », Nordic Journal of International Law, 2019, pp. 429-458).

[10] C.E.D.H., R.R., op. cit., §§ 54 et 58.

[11] Voy. not. Parlement européen, Resolution 2017/2131(INL) du 12 septembre 2018, Proposal calling on the Council to determine, pursuant to Article 7(1) of the Treaty on European Union, the existence of a clear risk of a serious breach by Hungary of the values on which the Union is founded.

Publié le 30 mars 2021