C.J.U.E., arrêt du 10 juin 2021, Land Oberösterreich, aff. C-94/20, ECLI:EU:C:2021:477

Louvain-La-Neuve

Conditionner l’accès à une aide au logement à la connaissance de la langue nationale ? La Cour de justice donne son aval.

Résident de longue durée – Directive 2003/109/CE – Droit à l’égalité de traitement – Aide sociale – Discrimination indirecte – Condition linguistique – Conformité.

Saisie d’une question préjudicielle relative, notamment, à un cas de discrimination alléguée en matière d’accès à une aide au logement, celle-ci étant conditionnée à une connaissance de base de la langue nationale, la Cour de justice considère qu’il ne peut être question de discrimination directe ou indirecte. Le raisonnement sommaire de la Cour laisse perplexe et démontre encore une fois que le droit de la non-discrimination demeure un outil malléable dont l’apport en droit des étrangers est limité.

Jean-Baptiste Farcy

A. Faits et arrêt de la Cour

La Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour ») est interrogée par une juridiction autrichienne sur la compatibilité avec le droit européen d’une législation nationale conditionnant l’accès à une aide publique au logement à la connaissance de la langue allemande. Le Land de Haute-Autriche impose effectivement que les ressortissants étrangers (hors citoyens européens et les membres de leurs familles) apportent la preuve de leurs connaissances de base de l’allemand (niveau A2) en vue d’obtenir une aide au logement.

En l’espèce, le requérant, de nationalité turque et résidant en Autriche depuis 1997 avec son épouse et leurs trois enfants, est titulaire du statut de résident de longue durée au sens de la directive 2003/109. Il a bénéficié d’une aide au logement jusqu’à la fin de l’année 2017, soit jusqu’à l’entrée en vigueur d’une réforme législative imposant une connaissance de base de l’allemand. Le requérant a ensuite saisi les juridictions nationales en vue de se voir octroyer un dédommagement correspondant au montant de l’aide au logement non perçu. À l’appui de sa demande, il invoque la violation du principe d’égalité et de non-discrimination considérant qu’en raison de son origine ethnique il aurait été désavantagé.

En première instance, la juridiction saisie lui a donné gain de cause. Le Land de Haute-Autriche a ensuite introduit un recours devant le tribunal régional de Linz, d’où émanent les questions préjudicielles posées à la Cour de justice. Cette dernière est saisie de deux questions distinctes. La première concerne la question de savoir si l’aide au logement en cause doit être qualifiée de « prestation essentielle » au sens de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2003/109. La seconde question porte, elle, sur la compatibilité de la législation en cause avec le droit à l’égalité inscrit dans la directive 2000/43 et l’article 21 de la Charte.

Quant à la première question posée, la Cour rappelle que, conformément à l’article 11 de la directive 2003/109, les États membres peuvent, en matière d’aide sociale, limiter l’égalité de traitement entre les résidents de longue durée et les ressortissants nationaux aux « prestations essentielles ». La règle étant le respect de l’égalité de traitement, toute exception doit faire l’objet d’une interprétation restrictive. La Cour se réfère ensuite à l’arrêt Kamberaj dans lequel elle avait décidé que les prestations essentielles sont celles qui « contribuent à permettre à l’individu de faire face à ses besoins élémentaires tels que la nourriture, le logement et la santé » (§91). En l’espèce, l’aide sociale accordée par la législation en cause a pour finalité d’empêcher que les dépenses dues au logement ne constituent une charge déraisonnable. Elle permet ainsi de contribuer à la lutte contre l’exclusion sociale et la pauvreté, assurant une existence digne à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes.

De ce fait, la Cour semble d’accord pour considérer que l’aide au logement en cause est de nature à constituer une « prestation essentielle » au sens de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2003/109. La Cour précise néanmoins qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de le vérifier.

La Cour analyse, ensuite, la question de la discrimination. Elle rappelle que la directive 2000/43 s’oppose aux traitements discriminatoires fondés sur la race ou l’origine ethnique. Or, de l’avis de la Cour, la différence de traitement alléguée en l’espèce est fondée sur le statut juridique des ressortissants de pays tiers, et non sur leur race ou leur origine ethnique. La juridiction de renvoi a néanmoins demandé s’il n’y avait pas là une discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique en ce que le critère de la connaissance de l’allemand désavantagerait certains étrangers plus que d’autres. La Cour de justice y coupe court en considérant que la législation en cause « s’applique à tous les ressortissants de pays tiers indistinctement » et « ne désavantage pas les personnes d’une origine ethnique en particulier » (§56). De ce fait, il ne peut être question de discrimination indirecte.

L’analyse n’est pas différente sous l’angle de l’article 21 de la Charte dès lors que la directive 2000/43 en constitue l’expression concrète dans les domaines couverts par celle-ci.

B. Éclairage

L’arrêt commenté confirme, d’une part, la définition de « prestations essentielles » au sens de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2003/109 que la Cour avait donnée dans l’arrêt Kamberaj du 24 avril 2012 (1). Il offre, d’autre part, l’occasion d’aborder la question des différences de traitement entre étrangers en fonction de leur statut de séjour (2).

1. L’aide au logement est une prestation essentielle de sécurité sociale

En vertu de l’article 11 de la directive 2003/109, les résidents de longue durée bénéficient d’une égalité de traitement avec les nationaux dans différents domaines, en ce compris la sécurité sociale et l’aide sociale. L’objectif de la directive est de promouvoir l’intégration des ressortissants de pays tiers qui sont installés durablement dans les États membres. Ainsi que l’énonce son considérant 12, « [a]fin de constituer un véritable instrument d'intégration dans la société dans laquelle le résident de longue durée s'est établi, le résident de longue durée devrait jouir de l'égalité de traitement avec les citoyens de l'État membre dans un large éventail de domaines économiques et sociaux, selon les conditions pertinentes définies par la présente directive ».

En matière d’aide sociale (comprenant généralement les mécanismes sociaux non contributifs), la directive permet toutefois aux États membres de limiter l’égalité de traitement aux « prestations essentielles ». Ainsi que l’a jugé la Cour de justice dans l’arrêt Kamberaj, cette notion recouvre les aides qui « contribuent à permettre à l’individu de faire face à ses besoins élémentaires » (§92). La volonté du législateur européen est d’ainsi prévenir l’exclusion sociale.

En l’espèce, la Cour, suivant l’avis de son Avocat général, est encline à considérer qu’une aide au logement octroyée aux ménages les plus démunis pour faire face à l’escalade des prix des loyers constitue bien une prestation essentielle au sens de ladite directive (§40 de l’arrêt commenté). Cette prestation permet effectivement à des personnes n’ayant pas de ressources suffisantes de faire face au besoin de se loger qui, de toute évidence, est un besoin primaire.

Il appartiendra toutefois à la juridiction de renvoi de trancher cette question, en prenant en compte la finalité de l’aide au logement, les conditions d’attribution et la place de cette aide dans le système d’aide social national. On peut raisonnablement penser que le juge autrichien aboutira à une conclusion analogue. Dans ce cas, il devra constater que la législation en cause est incompatible avec l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2003/109 et écartera ainsi l’application de ladite législation. De fait, les étrangers bénéficiaires du statut de résident de longue durée en Autriche doivent pouvoir bénéficier de l’aide au logement dans les mêmes conditions que les ressortissants nationaux.

Pour les étrangers qui ne bénéficient pas du statut de résident de longue durée, la législation en cause demeurera cependant applicable. L’article 12 de la directive « permis unique », applicable à l’ensemble des travailleurs étrangers, ne garantit, elle, qu’une égalité de traitement pour les branches de la sécurité sociale telles que définies dans le règlement n° 883/2004. Cela vaut notamment pour les prestations familiales, ainsi que l’a rappelé la Cour de justice à la suite de questions préjudicielles émanant de juridictions italiennes (arrêt C-350/20 du 2 septembre 2021 ; arrêt C-302/19 du 25 novembre 2020), mais ne couvre pas les aides au logement.

Dans le cas d’espèce, au vu de la jurisprudence européenne, il y a de fortes raisons de croire que la juridiction de renvoi écartera l’application de la législation nationale au motif qu’elle est incompatible avec la directive 2003/109.

2. Le constat d’absence de discrimination : critique d’un raisonnement formaliste

La juridiction de renvoi avait également demandé à la Cour de justice si le droit européen, à savoir la directive 2000/43 ou l’article 21 de la Charte, s’opposait à la législation en cause en ce qu’elle subordonne l’octroi d’une aide au logement à la condition que les étrangers visés apportent la preuve, d’une manière déterminée par ladite législation, qu’ils possèdent des connaissances de base dans la langue allemande.

D’un revers de la main, la Cour de justice a cependant balayé la question d’une discrimination ainsi que l’alléguait le requérant.

La Cour de justice considère, avant toute chose, que la différence de traitement est liée au statut juridique des étrangers concernés. Or, il ne s’agit pas là d’un motif de discrimination prohibé par la directive 2000/43. Une différence de traitement fondée sur le statut juridique des étrangers peut néanmoins être indirectement liée à l’origine ethnique ou nationale de ces personnes, ce qui est de plus en plus fréquent en pratique. De manière générale, les juridictions ont cependant encore du mal à appréhender les différences de traitement entre étrangers en fonction de leur statut de séjour[1].

À cet égard, la Cour de justice rappelle que la notion de « discrimination indirecte », au sens de la directive 2000/43, ne s’applique que si la mesure litigieuse a pour effet de désavantager une origine ethnique en particulier. Or, la législation autrichienne en cause « s’applique à tous les ressortissants de pays tiers indistinctement » et, par conséquent, « ne désavantage pas les personnes d’une origine ethnique en particulier » (§56). Il ne peut, dès lors, être question de discrimination. L’application de l’article 21 de la Charte au cas d’espèce, ce qui suppose que l’aide au logement soit bien une « prestation essentielle », n’énerve pas ce constat. En définitive, pour la Cour de justice, lorsqu’un État membre conditionne l’accès à une aide sociale à la démonstration de connaissances de base dans la langue nationale, il ne peut être question de discrimination.

Indépendamment du constat final dressé par la Cour, le raisonnement sommaire qu’elle a suivi pose question.

Sous prétexte que la mesure s’applique à l’ensemble des ressortissants de pays tiers, il ne peut être question de discrimination, même indirecte. Or, le cœur même de l’interdiction de la discrimination indirecte est de faire barrage à une disposition a priori neutre mais qui, en pratique, a des effets néfastes plus importants à l’encontre d’une partie de la population. La directive 2000/43 énonce effectivement qu’une discrimination indirecte se produit « lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour des personnes d'une race ou d'une origine ethnique donnée par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires » (art. 2). Dans l’arrêt en cause, la Cour ne semble cependant pas avoir bien pris la mesure de ce concept.

Peut-être la mesure en cause ne défavorise-t-elle pas un groupe national ou ethnique en particulier puisque tous les étrangers, à l’exception des Allemands et de certains Suisses, sont effectivement égaux face aux subtilités de la langue allemande. Elle crée cependant une différence de traitement entre étrangers sur la base de la classe sociale et de l’éducation. Par définition, les étrangers plus qualifiés et ayant de plus hauts revenus ne sollicitent pas d’aide au logement, et ne sont donc pas priés de démontrer leurs connaissances de l’allemand. La mesure en cause vise effectivement les classes sociales les plus défavorisées, classes dans lesquelles on retrouve certaines nationalités plus que d’autres. Malgré ce constat, le droit peine à appréhender les différences de traitement fondées sur la classe sociale et le statut socio-économique des étrangers qui, de manière générale, sont avalisées[2]. Dans l’arrêt commenté, la question n’est tout simplement pas discutée.

La Cour n’analyse pas non plus l’adéquation ou la proportionnalité de la mesure en cause par rapport à l’objectif poursuivi. De toute évidence, l’État autrichien se défendra en disant que la mesure vise à favoriser l’intégration des étrangers présents sur son territoire, objectif également poursuivi par la directive 2003/109. Toutefois, comme l’a plaidé le requérant, la perte de revenus résultant du refus d’octroi de l’aide au logement peut avoir un résultat à l’opposé de l’objectif poursuivi et faire obstacle à l’intégration des ressortissants de pays tiers, mettant ainsi en péril la réalisation des objectifs de la directive 2003/109. La mesure en cause peut effectivement avoir pour effet de renforcer l’exclusion et les inégalités sociales.

Dans un avis largement plus motivé et détaillé, l’Avocat général Gerard Hogan a souligné que « [l]’objectif d’intégration pourrait en tout état de cause être atteint par des moyens moins radicaux, tels que, par exemple, la suspension de la prestation ou la réduction progressive de son montant, jusqu’à ce que l’intéressé remplisse la condition de connaissances linguistiques. Il apparaît par conséquent que la mesure en cause n’est pas conforme au principe de proportionnalité » (§78 de l’avis).

En définitive, pour qui s’interroge sur la légitimité des différences de traitement entre étrangers, que ce soit en matière d’accès à des aides sociales, au marché de l’emploi, au regroupement familial ou autres, l’arrêt commenté est source de frustration. Un peu à la manière de la Cour européenne des droits de l’homme qui, dans des affaires de discriminations alléguées, s’abstient de statuer en cas de constat de violation d’un autre droit substantiel, la Cour de justice botte en touche. À Strasbourg, le caractère accessoire de l’article 14 de la Convention a souvent pour effet que cette disposition soit devenue marginale (on en prendra pour preuve un arrêt récent de la Grande chambre concernant le droit au regroupement familial de personnes protégées, M.A. c. Danemark du 9 juillet 2021)[3]. À Luxembourg, sous couvert d’un raisonnement pour le moins formaliste et succinct, la Cour évite de trancher la question.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt et les conclusions de l’Avocat général.

Jurisprudence :

  • C.J.U.E., arrêt du 6 avril 2017, Jyske Finans, C-668/15.
  • C.J.U.E., arrêt du 24 avril 2012, Kamberaj, C-571/10.

Doctrine :

  • Farcy J.-B., « Equality in Immigration Law: An Impossible Quest? », Human Rights Law Review, 2020, Vol. 20, p. 725-744.
  • Ganty S., “Socioeconomic inequality as Misrecognition: What Role for Anti-discrimination Law in Europe?”, SSRN Papers, accessible ici.
  • Lys M. et B. Renauld, « Le principe constitutionnel d'égalité et les étrangers : du critère de la nationalité à celui du droit de séjour », Revue Belge de Droit Constitutionnel, 2013, p. 229-258.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « Conditionner l’accès à une aide au logement à la connaissance de la langue nationale ? La Cour de justice donne son aval », Cahiers de l’EDEM, Novembre 2021.

 


[1] Pour aller plus loin : M. Lys et B. Renauld, « Le principe constitutionnel d'égalité et les étrangers : du critère de la nationalité à celui du droit de séjour », Revue Belge de Droit Constitutionnel, 2013, p. 229-258.

[2] J.-B. Farcy, « Equality in Immigration Law: An Impossible Quest? », Human Rights Law Review, 2020, Vol. 20, p. 725-744; S. Ganty, “Socioeconomic inequality as Misrecognition: What Role for Anti-discrimination Law in Europe?”, SSRN Papers, accessible ici.

[3] R. O’Connell, “Cinderella comes to the Ball: Art 14 and the right to non-discrimination in the ECHR”, Legal Studies, 2009, Vol. 29, p. 211-229; M.-B. Dembour, “Gaygusuz Revisited: The Limits of the European Court of Human Rights’ Equality Agenda”, Human Rights Law Review, 2012, Vol. 12, p. 689-721.

Publié le 30 novembre 2021