Cour eur. D.H., 21 octobre 2021, Selygenenko et autres c. Ukraine, req. n°24919/16

Louvain-La-Neuve

Vers la suppression de la condition de résidence en faveur des migrants forcés.

Droit de vote – condition de résidence – discrimination — déplacé interne – art. 1, Protocole n° 12 CEDH — art. 3, Protocole n° 1 CEDH

Dans son arrêt de chambre du 21 octobre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Ukraine pour violation de l’article 1 du Protocole n° 12 (interdiction générale de la discrimination) au sujet du refus des autorités d’autoriser aux requérants de participer aux élections locales à Kiev en 2015. Le raisonnement de la Cour repose sur le principe d’égalité et de non-discrimination en raison de la non-prise en compte de la situation particulière des requérants. Sans remettre en cause la conformité de la condition de résidence à l’article 3 du Protocole n° 1 (droits politiques) réaffirmé dans l’affaire Sitaropoulos et autres contre Grèce(GC), la Cour prend en compte la situation particulière des requérants comme dans l’affaire Melnitchenko contre Ukraine.

Trésor Maheshe Musole

A. Arrêt

1. Faits

À la suite de l’annexion d’une partie du territoire ukrainien par la Russie, les requérants s’installent à Kiev ou ils sont enregistrés comme des déplacés internes en 2014 et 2015. Tout en décidant de garder leur lieu de résidence légale en Crimée et en Donetsk conformément à leurs passeports internes, ils obtiennent les certificats de personnes déplacées qui mentionnent la ville de Kiev comme leur lieu de résidence effective.  Sur la base de ces certificats, ils sollicitent la participation aux élections locales à Kiev prévues en octobre-novembre 2015. Face au refus des autorités ukrainiennes de leur reconnaitre le droit de participer aux élections locales à Kiev en raison de l’absence de changement de résidence, les requérants se plaignent sous l’angle de l’article 1er du Protocole n° 12 à la Convention européenne des droits de l’homme.

2. Décisions de la Cour

Les requérants allèguent la violation de l’article 1er du Protocole n° 12 à la Convention européenne des droits de l’homme. Ils soutiennent que le déni de leur droit de participer aux élections locales à Kiev ne repose sur aucune justification objective et ne prend pas en compte leur situation particulière.

Concernant la situation particulière des requérants, la Cour constate que l’État n’a pas pris en compte leur situation. En effet, les requérants, ainsi que toute autre personne déplacée, se trouvaient dans une situation sensiblement différente de celle d’autres citoyens vivant dans leur lieu de résidence enregistré et même de celle d’autres groupes mobiles de population qui pouvaient revenir à leur lieu de résidence enregistré et y voter aux élections locales. L’État aurait dû prendre des mesures visant à les mettre sur un pied d’égalité avec d’autres citoyens pour qu’ils puissent effectivement jouir de leur droit de vote aux élections locales. De telles mesures étaient nécessaires afin d’éviter toute discrimination à leur égard (§ 52). Par cette motivation, la Cour suit l’argument des requérants selon lesquels les déplacés internes constituent « un groupe particulièrement défavorisé et vulnérable » (§ 40).  

Au sujet de la justification, la Cour considère que celle-ci n’est ni objective ni raisonnable. En effet, le gouvernement justifiait l’exclusion des requérants de la participation aux élections à Kiev en raison de l’absence de changement de résidence. Une telle justification reposait sur la loi sur les élections locales de 2015 (en vigueur jusqu’au 1er janvier 2020) qui conditionnait cette participation à l’appartenance à une communauté locale dont la preuve était attestée par l’enregistrement du lieu de résidence situé dans la communauté locale en question. Bien que la loi sur les déplacés internes (2014) ait reconnu à ces derniers le droit de participer aux élections locales, la Cour considère que ce texte n’a pas en soi mis les requérants sur un pied d’égalité avec d’autres citoyens dans la jouissance du droit de vote aux élections locales (§54). La Cour fait application d’un principe général bien établi selon lequel le droit de ne pas être discriminé est également violé lorsque les États, sans justification objective et raisonnable, ne traitent pas différemment des personnes dont la situation est sensiblement différente (§ 44).

La Cour conclut à la violation de l’article 1er du Protocole n° 12 parce que les autorités, en ne prenant pas en compte la situation particulière des requérants, ont commis une discrimination à leur encontre dans l’exercice de leur droit de vote aux élections locales, tel que garanti par le droit interne.

B. Éclairage

La motivation de la Cour soulève une observation relative à la condition de résidence comme une preuve de l’appartenance à une communauté locale.

La condition de résidence constitue une limitation admise par la jurisprudence des organes de protection des droits de l’homme. Dans l’affaire Sitaropoulos et autres contre Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme la considère comme étant conforme à l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention européenne (§ 79). Dans l’affaire Eman et Sevinger, la Cour de justice de l’Union européenne atteste que le critère de résidence pour restreindre le cercle des titulaires du droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen n’est ni déraisonnable ni arbitraire (§ 54). Dans son observation générale n° 25, le Comité des droits de l’homme rappelle que « si des conditions de résidence sont appliquées pour l’inscription, il convient que ces conditions soient raisonnables et n’entrainent pas l’exclusion des sans-abri »[1].

Dans la présente affaire, sans remettre en cause la condition de résidence, la Cour l’assouplit en faveur de déplacés internes. Cette décision s’aligne sur une certaine jurisprudence de la Cour européenne qui aménage de plus en plus la condition de résidence en faveur des migrants forcés[2]. Dans une affaire Melnitchenko contre Ukraine, la Cour européenne condamne l’État défendeur pour violation de l’article 3 du Protocole n° 1 en raison de son refus d’enregistrer la candidature d’un réfugié vivant aux États unis et n’ayant pas de résidence dans son pays d’origine. Le raisonnement de la Cour repose sur la situation particulière du requérant, à savoir le risque de persécution l’ayant conduit à abandonner sa résidence légale.

Dans la présente affaire, la Cour prend en compte la situation particulière des déplacés internes puisqu’ils ont été contraints de quitter leur lieu de résidence enregistré et qu’aucune élection locale n’a été organisée sur leur lieu de résidence (§ 51). Le raisonnement de la Cour repose sur le principe d’égalité et de non-discrimination dont la mise en œuvre impose à l’État l’obligation de traiter différemment les personnes se trouvant dans des situations différentes (§ 57). Cette motivation se fonde sur l’article 1er du Protocole n° 12 plutôt que sur l’article 14 de la Convention européenne. Ce choix s’explique par le principe de non-discrimination indépendant consacré par cette disposition « qui sort ses effets à l’égard de tout droit, consacré par une loi dans l’ordre juridique concerné »[3]. Dans le cas d’espèce, la Cour évalue effectivement les droits politiques reconnus aux requérants par la loi de 2014 à l’aune du principe d’égalité. 

Outre l’assouplissement de la condition de résidence, la présente affaire précise la portée de la notion d’appartenance à une communauté locale. S’agissant des élections locales, la doctrine et la jurisprudence exigent l’appartenance à une communauté locale dont la résidence constitue une preuve. Le but d’une telle exigence s’explique par le souci de justifier « les attaches suffisantes avec le territoire dont l’évolution institutionnelle est en jeu »[4]. Dans l’affaire Gillots contre France, le Comité des droits de l’homme considère la condition de résidence de 10 ans comme conforme à l’article 25 du Pacte[5]. En plus de résider en Nouvelle-Calédonie, il faut justifier de liens particuliers avec son territoire pour participer au référendum d’autodétermination. Dans l’affaire commentée, la Cour détermine les critères permettant de définir l’appartenance à une communauté locale. Il s’agit de la résidence à Kiev depuis environ une année, le paiement d’impôts locaux, la consommation des services locaux et la connaissance suffisante des problèmes quotidiens de la communauté (§ 55). Une telle motivation repose sur la théorie des intérêts affectés développés jadis par la Cour européenne pour justifier l’exclusion des nationaux non-résidents[6]. Selon cette théorie, l’appartenance à une communauté politique étatique suppose l’existence d’intérêts communs pouvant être affectés par une décision nationale[7]. Depuis l’affaire Sitaropoulos et autres contre Grèce, la Cour a abandonné la présomption selon laquelle les nationaux non-résidents sont moins affectés par les décisions locales (§ 79). En l’appliquant aux déplacés internes, la Cour consolide le revirement jurisprudentiel de l’affaire Sitaropoulos et autres contre Grèce tout en précisant les critères d’évaluation de cette appartenance à la communauté locale.

 

Cette affaire traduit la difficulté d’exclure la condition de résidence du champ d’application matériel de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention de Genève. Or, avec l’affaire Sitaropoulos et autres contre Grèce, l’espoir était permis parce que la Cour avait adopté une perspective évolutive de suppression de l’exigence de résidence [8]. A défaut d’exclure la condition de résidence en raison d’une importante marge d’appréciation reconnue aux États, la Cour recourt au principe d’égalité et de non-discrimination pour assouplir ou contourner la condition de résidence.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 21 octobre 2021, Selygenenko et autres c. Ukraine, req. 24919/16

Jurisprudence :

Cour européenne des droits de l’homme

-15 mars 2012, Sitaropoulos et autres contre Grèce (G.C.), req. n° 42202/07 ;

-19 octobre 2004, Melnitchenko contre Ukraine, fond, req. n° 17707/02 ;

-7 septembre 1999, Hilbe contre Liechtenstein, req. 31 981/96 ;

-18 février 1999, Matthews contre Royaume-Uni, fond, req. n° 24833/94.

Comité des droits de l’homme, 26 juillet 2002, Gillots contre France, communication n° 932/2000, doc. N.U. CCPR/C/75/D/932/2000

 Doctrine :  

-Beckman, L., ‘Enfranchising citizenship and voting rights: should resident aliens vote?’, Citizenship studies, 2006, vol. 10;

-Besson, S. et Graf-Brugère A.-L., « Le droit de vote des expatriés, le consensus européen et la marge d’appréciation des États (Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, 15 mars 2012)’, Rev.Trim. Dr. H., 2014, n° 100 ;

-Carlier J.-Y. et Sarolea S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016 ;

-Decaux, E. (dir), Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques : commentaire article par article, Paris, Economica, 2011 ;

-Lécuyer, Y., Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009.

Pour citer cette note : T. Maheshe, « Vers la suppression de la condition de résidence en faveur des migrants forcés », Cahiers de l’EDEM, novembre 2021.

 


[1] Comité D.H. Comité D.H., Observation générale n° 25 adoptées au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Doc. N.U. CCPR/C/21/Rev.1/Add.7, 1996, §. 11.

[2] Voy. Y. Lécuyer, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009, p. 122 et s.

[3] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 88.

[4] E. Decaux (dir.), Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques : commentaire article par article, Paris, Economica, 2011, p. 538.

[5] Comité D.H., 26 juillet 2002, Gillots contre France, communication n° 932/2000, doc. N.U. CCPR/C/75/D/932/2000.

[6] A ce sujet, voy. Cour eur. D.H., 7 septembre 1999, Hilbe contre Liechtenstein, req. 31 981/96 ; Cour eur. D.H., 18 février 1999, Matthews contre Royaume-Uni, fond, req. n° 24833/94.

[7] L. Beckman, « Enfranchising citizenship and voting rights: should resident aliens vote? », Citizenship studies, 2006, vol. 10, p. 152.

[8] Selon la professeure Samantha Besson, l’absence, ou plutôt, l’inconsistance d’un consensus européen « ne serait donc plus qu’une question de temps. S. Besson et A.-L. Graf-Brugère, « Le droit de vote des expatriés, le consensus européen et la marge d’appréciation des États (Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, 15 mars 2012) », Rev.Trim. Dr. H., 2014, n°100, p. 957.

Publié le 30 novembre 2021