CJUE, arrêt du 12 juin 2021, CF, DN / Bundesrepublik Deutschland, (C-901/19)

Louvain-La-Neuve

Comment mesurer le degré de violence aveugle d’un conflit armé aux fins d’appréciation d’une demande d’octroi de la protection subsidiaire.

Directive 2011/95/UE – Conditions d’octroi de la protection subsidiaire – Article 15, sous c) – Notion de “menaces graves et individuelles” contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.

Le Tribunal administratif supérieur de Bade-Wurtemberg (Allemagne) est saisi de la demande de protection internationale de deux Afghans originaires de la province de Nangarhar (Sud-est de l’Afghanistan). Il suspend la procédure interne et interroge la Cour de Justice quant aux critères applicables en droit de l’Union européenne pour octroyer la protection subsidiaire dans une situation de violence aveugle générée par un conflit affectant la population civile au sens de l’article 15, sous c).
La Cour de Justice juge que l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’« une violence aveugle en cas de conflit armé » ne peut pas être subordonnée à la condition que le rapport entre le nombre de victimes dans la zone concernée et le nombre total d’individus que compte la population de cette zone atteigne un seuil déterminé. Au contraire, une prise en compte globale de toutes les circonstances du cas d’espèce est exigée.

 Tristan Wibault, avocat au Barreau de Bruxelles

A. Arrêt

C.F. et D.N. sont deux civils afghans, originaires de la province de Nangarhar. L’Office fédéral allemand des migrations et des réfugiés a rejeté leurs demandes d’asile. Les recours introduits auprès des tribunaux administratifs de Karlsruhe et de Fribourg n’ont pas abouti. Ils ont alors saisi en degré d’appel le tribunal administratif supérieur de Bade-Wurtemberg et ont sollicité l’octroi de la protection subsidiaire.

La juridiction de renvoi indique que selon la jurisprudence de la Cour administrative fédérale allemande, la constatation de menaces graves et individuelles présuppose nécessairement une évaluation quantitative du « risque de décès et de blessure ».  Ce niveau de risque est évalué et exprimé par le rapport entre le nombre de victimes dans la zone concernée et le nombre total d’individus que compte la population de cette zone. Si un niveau minimal n’est pas atteint, aucune évaluation additionnelle n’est nécessaire. 

Le tribunal du Bade-Wurtemberg estime que les requérants ne sont pas affectés spécifiquement par la violence qui règne dans la province de Nangarhar en raison de leur situation personnelle. Si le tribunal examine l’intensité du conflit dans la province de Nangarhar, il constate que suivant la seule évaluation du nombre de victimes civiles dans la province, le seuil minimal requis conformément à la jurisprudence de la Cour administrative fédérale n’est pas atteint. Par contre, le tribunal estime que s’il était procédé à une appréciation globale du conflit tenant compte également d’autres circonstances générant des risques, le niveau actuel de violence qui règne dans la province de Nangarhar devrait être considéré comme tellement élevé que les requérants seraient gravement menacés du seul fait de leur présence sur ce territoire.

La juridiction de renvoi demande à la Cour de Justice si l’article 15 c) et l’article 2, f) s’opposent à une disposition de droit national en vertu de laquelle il ne peut y avoir de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé que s’il a été constaté qu’un nombre minimal de victimes civiles (morts et blessés) est déjà à déplorer. Plus généralement, la juridiction de renvoi demande quels sont les critères permettant de conclure que le seuil de violence défini à l’article 15, c) est atteint.

Primo, la Cour de Justice s’oppose à ce que soit fixé un seuil à atteindre. La constatation de l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’« une violence aveugle en cas de conflit armé » ne peut être subordonnée à un pourcentage représentant le rapport entre le nombre de victimes dans la zone concernée et le nombre total d’individus habitant la zone.

Le nombre de victimes constatées peut être pertinent dans l’évaluation du risque. Mais il ne peut s’agir du seul critère. En particulier, l’absence d’un tel constat ne saurait suffire, à elle seule, à exclure systématiquement et en toutes circonstances l’existence d’un risque de telles menaces.

La Cour de Justice considère notamment que ce seul critère quantitatif est soumis à un aléa quant à sa fiabilité, compte tenu de la difficulté concrète d’obtenir des informations objectives et indépendantes près des zones de conflits armés et peut donc aboutir à refuser la protection subsidiaire à des personnes ayant réellement besoin d’une protection.

Dans un second temps, la Cour de Justice rappelle que la détermination de l’existence de menaces graves et individuelles au sens de l’article 15, c) exige une prise en compte globale de toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce, notamment de celles qui caractérisent la situation du pays d’origine du demandeur. La Cour rappelle également que conformément à l’article 4, paragraphe 3, a) de la directive 2011/95/UE, l’autorité responsable doit tenir compte de tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande.

La Cour se réfère alors aux conclusions de l’avocat général, lequel avait estimé que peuvent également être pris en compte dans l’appréciation du risque réel d’atteintes graves, notamment, l’intensité des affrontements armés, le niveau d’organisation des forces armées en présence et la durée du conflit, tout comme d’autres éléments tels que l’étendue géographique de la situation de violence aveugle, la destination effective du demandeur en cas de renvoi dans le pays ou la région concernés et l’agression éventuellement intentionnelle contre des civils exercée par les belligérants.

En conclusion, l’application systématique par les autorités compétentes d’un État membre d’un critère tel qu’un nombre minimal de victimes civiles, blessées ou décédées, pour déterminer le degré d’intensité d’un conflit armé, sans examiner l’ensemble des circonstances pertinentes qui caractérisent la situation du pays d’origine du demandeur, est contraire aux dispositions de la directive 2011/95 en ce qu’elle est susceptible de conduire ces autorités à refuser l’octroi de cette protection, en méconnaissance de l’obligation qui incombe aux États membres d’identifier les personnes qui ont réellement besoin de ladite protection.

B. Eclairage

Lorsqu’une personne introduit une demande de protection internationale, les autorités en charge de la détermination examinent en priorité si elle peut être reconnue réfugiée au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951. Si la qualité de réfugié n’est pas reconnue, l’autorité responsable examine si la protection subsidiaire doit être accordée conformément à l’article 15 de la directive 2011/95/UE. En pratique, l’hypothèse la plus courante d’octroi de la protection subsidiaire vise les personnes confrontées à la violence des conflits armés[1].

Selon l’article 2, f) de la directive 2011/95/UE, peut bénéficier de la protection subsidiaire, toute personne qui ne peut être considérée comme un réfugié, mais pour laquelle il y a des motifs sérieux et avérés de croire que si elle était renvoyée dans son pays d’origine, elle courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15. Les atteintes graves définies à l’article 15, c) de la directive 2011/95/UE sont des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.

La protection subsidiaire est une notion autonome de droit de l’Union et rapidement, son interprétation a été sollicitée auprès de la Cour de Justice.

La Cour de Justice a ainsi précisé le lien de la protection subsidiaire avec l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) dans l’arrêt Elgafaji.[2] La Cour relève que les protections a) et b) couvrent « des situations dans lesquelles le demandeur de la protection subsidiaire est exposé spécifiquement au risque d’une atteinte d’un type particulier ».[3] Ce qui n’est pas le cas de la protection c) qui couvre un risque plus général,[4] découlant des violences inhérentes aux conflits armés. La Cour précise que plus le demandeur est éventuellement apte à démontrer qu’il est affecté spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle, moins sera élevé le degré de violence aveugle requis pour qu’il puisse bénéficier de cette protection subsidiaire c.[5]

L’arrêt Diakité a ensuite permis à la Cour de préciser que l’analyse concrète de l’intensité des violences s’opère indépendamment de la qualification du conflit selon les normes du droit international humanitaire.[6]

Malgré ces deux arrêts, l’étendue de la protection subsidiaire reste indéfinie, puisque la Cour ne fournit aucun critère pour évaluer le degré de violence suffisant pour enclencher le mécanisme de protection.[7] L’EASO[8] constate également que la CJUE n’a donné aucune orientation concernant les critères d’évaluation du niveau de violence dans un conflit armé et que les pratiques nationales varient.[9]

L’arrêt C.F. et D.N. offre un début de réponse à cette question récurrente depuis l’entrée en vigueur de la protection subsidiaire : quels sont les critères utiles à l’évaluation de l’intensité de la violence ?

Contrairement aux juridictions allemandes, la juridiction belge en matière d’asile, le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après le CCE) n’a jamais cherché à définir des seuils afin de mesurer la violence, ni même à définir quels seraient les critères utiles à l’évaluation de l’intensité de la violence[10].

S’agissant de l’Afghanistan, le CCE s’est montré satisfait de l’approche retenue par l’EASO pour évaluer l’intensité de la violence aveugle dans ses recommandations sur l’Afghanistan.[11] Ces documents d’analyse du bureau européen d’appui en matière d’asile s’imposent comme étant les documents d’information essentiels sur lesquels s’appuient les décisions du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après le CGRA). Le CGRA accorde une valeur certaine aux analyses de l’EASO, en ce qu’elles réalisent une évaluation détaillée et commune aux États membres quant aux besoins de protection internationale en Afghanistan. Il est à noter que le centre de documentation du CGRA est impliqué dans la rédaction de ces recommandations. Le CCE a confirmé la validité de cette évaluation de la situation sécuritaire dans la province de Nangarhar et l’octroi d’une protection subsidiaire pour les personnes qui en sont originaires sur la base des recommandations d’EASO. Le CCE a également validé l’approche du CGRA qui s’en éloigne pour assimiler certains districts de la province à la ville de Jalalabad, territoire urbain moins concerné par les actions violentes.[12] Lorsque l’analyse du conflit défendue par le CGRA est critiquée par des requérants comme étant trop restrictive et qu’il est rappelé que les lignes directrice du HCR (v. infra) renvoient à une liste de critères bien plus étendue, le CCE écarte ces critiques en indiquant que ces lignes directrices du HCR n’ont pas de force contraignante.[13]

L’EASO apprécie le degré de violence aveugle qui sévit dans chaque province afghane sur la base de six indicateurs. L’EASO fonde ces indicateurs sur l’arrêt Sufi et Elmi de la Cour EDH. Dans cet arrêt, la Cour EDH indiquait avoir pris exemple sur les critères établis par les tribunaux britanniques pour l’examen de la situation en Somalie… Elle précisait en outre qu’il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive ayant vocation à s’appliquer dans d’autres cas futurs.[14]

L’EASO explique avoir adapté ces critères afin de développer une approche générale de l’analyse de la violence aveugle, quel que soit le pays d’origine concerné. Ces indicateurs sont les suivants : les acteurs du conflit, les méthodes et tactiques de combat, le nombre d’incidents, l’étendue géographique de la violence, les victimes civiles, indicateur considéré comme étant un indicateur clé, et enfin, les déplacements de population. L’EASO précise néanmoins que le nombre de victimes doit être considéré comme étant l’indicateur clé.[15]

Cette approche est-elle conforme à la nouvelle jurisprudence ?

L’avocat-général Pikamäe considère d’emblée que l’analyse des conflits armés nécessite une approche globale, approche globale qui lui semble déjà avoir été confirmée par la Cour de Justice dans l’arrêt Diakité.

L’avocat-général Pikamäe estime alors que la mise en œuvre d’un critère quantitatif du nombre de victimes civile soulève de sérieuses difficultés. Il pose en premier lieu un double problème statistique, celui du recueil de données fiables et de l’existence de sources d’informations objectives et certaines présentes au plus près des combats. L’avocat-général considère que cet unique critère quantitatif n’est pas la manière la plus appropriée d’identifier les personnes qui ont réellement besoin de protection internationale. Il est en outre constaté que la détermination d’un ratio de victimes aboutit à l’octroi d’une protection selon qu’il est supérieur à un seuil arrêté unilatéralement et discrétionnairement par l’autorité nationale compétente et sans que ce seuil soit lui-même indiqué, ce qui selon l’avocat-général Pikamäe, est loin de s’apparenter à un critère prétendument objectif. Enfin, l’analyse qui doit être menée dans le cadre d’un examen d’une demande de protection est une appréciation d’une situation hypothétique future impliquant nécessairement une forme prospective. Une telle analyse dynamique ne peut se résumer à une seule évaluation quantitative, mais doit pouvoir inclure des aspects non quantifiables tels que la dernière évolution d’un conflit armé qui, si elle ne s’est pas encore traduite par un accroissement de victimes, est suffisamment significative pour caractériser un risque réel d’atteintes graves pour la population civile.[16]

L’avocat-général ne souhaite par contre pas déterminer avec précision les critères à mettre en œuvre pour évaluer de façon globale les risques encourus lors d’un conflit armé. Il indique que si la Cour de Justice souhaitait préciser sa jurisprudence dans ce domaine, elle pourrait s’inspirer des critères exposés par la Cour EDH, bien qu’il ne s’agisse pas d’une liste exhaustive devant être appliquée dans tous les cas. A nouveau, c’est l’arrêt Sufi et Elmi qui sert ici de référence. L’avocat-général souligne encore que la jurisprudence de plusieurs Etats membres conforte une approche globale des conflits supposant une analyse croisée de l’ensemble des données pertinentes recueillies. Dans ces analyses, sont retenus, le nombre de victimes civiles décédées et blessées dans les zones géographiques pertinentes, les déplacements provoqués par le conflit armé, les méthodes et tactiques de guerre ainsi que leurs conséquences sur les personnes civiles, la durée du conflit, la violation des droits de l’homme, la capacité de l’État ou des organisations contrôlant le territoire concerné à protéger les civils, et l’assistance fournie par les organisations internationales.[17]

L’arrêt de la Cour va dans le sens de l’option retenue par l’Avocat-général. La Cour juge le seul critère quantitatif du nombre de victimes inapte à répondre aux finalités de la directive 2011/95. La Cour confirme ensuite que pour déterminer l’existence de « menaces graves et individuelles », au sens de l’article 15, sous c), de la directive 2011/95, une prise en compte globale de toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce, notamment de celles qui caractérisent la situation du pays d’origine du demandeur, est exigée.[18] S’agissant des autres critères à éventuellement prendre en compte, la Cour renvoie aux critères mentionnés par l’Avocat-général dans ses conclusions, en précisant bien qu’il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive.[19]

Il se déduit de cet arrêt  que les lignes directrices de EASO sont trop restrictives en ce que l’évaluation quantitative du nombre de victime y demeure l’élément essentiel[20]. Cette analyse ne fournit également aucune vue sur les conséquences cumulées de plus de quarante ans de conflit armé, ni de prospective sur son évolution.

En tout état de cause, il convient de déterminer les critères pertinents pour chaque situation spécifique.

Le concept de violence aveugle ou « indiscriminate violence »[21] est étroitement connecté à la conduite des opérations militaires menées en violation des normes de droit humanitaire, parce qu’elles ne distinguent pas les cibles militaires et civiles ou affectent ces dernières de façon disproportionnée.[22]

Cette connexion de la notion de la violence aveugle avec les conséquences directes des opérations militaires explique probablement pourquoi la mise en œuvre de la protection subsidiaire a reposé jusqu’à ce jour essentiellement sur une comptabilité des victimes collatérales. Mais la déconnexion de la protection subsidiaire avec les notions de droit international humanitaire prononcée dans l’arrêt Diakité oblige à envisager d’autres typologies de la violence.

Il existe en effet d’autres types de violence qui, tout en étant inscrites dans la dynamique de conflits armés, échappent à cette seule catégorie militaire des victimes collatérales.[23] D’où l’importance de déterminer d’autres indicateurs de l’impact des conflits sur les civils. Violations systématiques des droits de l’homme et pressions exercées sur les populations, sous-développement chronique, effondrement de l’Etat, famines, destruction des infrastructures de soins de santé et déplacements de populations, les conséquences des conflits armés sont variées et peuvent justifier au-delà de la seule menace de devenir une victime collatérale lors d’une opération militaire, que la vie dans le pays d’origine soit devenue intolérable.

Une telle approche systémique des conséquences du conflit sur la vie des civils est mise en œuvre par le HCR dans ses recommandations sur l’examen des demandes de protection de ressortissants afghans. L’Afghanistan offre ici un exemple très éloquent. Si le nombre de civils tués ou blessés n’atteint pas ces dernières années les sommets meurtriers qu’a connu la Syrie ou l’Irak, d’autres facteurs amènent à conclure que les populations civiles paient en réalité un très lourd tribut à la guerre.

Ainsi selon le HCR, bien que le nombre total de victimes civiles et le nombre d’incidents constituent des indicateurs importants du conflit en cours en Afghanistan, une meilleure compréhension de l’impact du conflit sur la population civile devrait prendre en compte les conséquences de la violence indirecte et de plus long-terme, en ce compris l’impact du conflit sur le respect des droits de l’homme et la mesure dans laquelle le conflit entrave les capacités de l’Etat d’en garantir le respect.

Le HCR propose alors toute une série d’indicateurs jugés pertinents dans le contexte de l’Afghanistan: le contrôle des populations civiles par des groupes armés illégaux, soit par l’imposition de structures judiciaires parallèles et l’exécutions de peines illégales, soit par l’intimidation des civils, les restrictions à la liberté de mouvement et l’usage de taxations illégales; le recrutement forcé; l’impact de la violence et de l’insécurité sur la situation humanitaire pouvant se manifester par l’insécurité alimentaire, la pauvreté et la destruction des moyens d’existence; la recrudescence du crime organisé et la capacité de chefs de guerre et d’officiels gouvernementaux corrompus d’opérer en toute impunité dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales; les difficultés d’accès aux services de santé, d’éducation et à la vie publique, en premier lieu pour les femmes.[24]

Pour le HCR, des décennies de conflit en Afghanistan et des catastrophes naturelles récurrentes ont laissé la population afghane dans un état de vulnérabilité profonde, avec de nombreuses personnes ayant épuisé leurs mécanismes de survie. La perpétuation du conflit ne fait qu’exacerber ces vulnérabilités par la destruction des moyens de subsistance ou du bétail, la recrudescence de maladies contagieuses, les déplacements de population, les violations continues de droits de l’homme et le haut niveau de criminalité. Cette guerre sans fin, la mauvaise gouvernance et des institutions faibles et corrompues mènent à une situation où la préparation aux catastrophes, la réduction des risques et les mécanismes d'intervention d'urgence sont faibles ou inexistants. En conséquence, les catastrophes naturelles, notamment les inondations, les coulées de boue, les tremblements de terre, les sécheresses et les hivers rigoureux, constituent une menace supplémentaire pour des personnes dont la résilience est déjà épuisée.[25]

Le Commissaire général reconnaît que les conditions de vie en Afghanistan sont extrêmement difficiles. Mais il considère que dans le cadre légal dans lequel il doit examiner le besoin de protection, cette précarité n’est pas pertinente.[26]

Pourtant, ces conditions de vie en Afghanistan et le constat qu’une partie importante de la population a épuisé ses mécanismes de survie, sont bien les conséquences de plus de quarante années de conflit armé. Ces constats peuvent selon les recommandations du HCR, confirmer un besoin de protection. Le Commissaire général invoque en réalité des limites à l’application de la loi qu’il s’est lui-même imposée.

Cet arrêt de la Cour de Justice est donc important. L’ECRE[27] a récemment rappelé que selon le Global Peace Index 2020, l’Afghanistan est le pays le moins sûr au monde, que selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations-Unies (OCHA), quasiment la moitié de la population du pays a besoin d’une assistance humanitaire tandis que pour la Mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan (UNAMA), le conflit afghan reste l’un des conflits les plus meurtriers dans le monde.[28] Une application moins restrictive de la notion de violence aveugle et de ses conséquences sur la population civile devrait permettre de prendre la réelle mesure de la souffrance endurée par la population afghane dans cette guerre interminable.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : CJUE, 3ème ch., 10 juin 2021, CF et DN contre Bundesrepublik Deutschland, ECLI:EU:C:2021:472

Jurisprudence :

CJUE (gde ch.), Elgafaji, 17 février 2009, C-465/07.

CJUE, Diakité, 30 janvier 2014, C-285/12.

Cour eur. DH, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, 28 juin 2011

CCE (AG), arrêt n° 227 623 du 21 octobre 2019

CCE, arrêt n°233.620 du 5 mars 2020.

Doctrine :  

Tsourdi E.; “What Protection for Persons Fleeing Indiscriminate Violence? The Impact of the European Courts on the EU Subsidiary Protection Regime”, in D. J. Cantor & J-F. Durieux, Refuge from Inhumanity War Refugees and International Law, Brill Nijhoff, Leiden, London, 2014.

Hélène Lambert & Theo Farrel, “The Changing Character of Armed Conflict and the Implications for Refugee Protection – Jurisprudence, International Journal of Refugee Law, Vol. 22 n°2, 2010; p. 243.

Pour citer cette note : Tristan Wibault, « Comment mesurer le degré de violence aveugle d’un conflit armé aux fins d’appréciation d’une demande d’octroi de la protection subsidiaire », Cahiers de l’EDEM, juin 2021.

 

[1] Sur les deux fondements de la protection internationale, voy. Carlier, J.Y., Sarolea, S., Précis de droit des étrangers, §§ 455 et s. ; Mooc Droit d’asile et des réfugiés, Module 3.

[3] Ibidem ; point 32.

[4] Ibidem ; point 34.

[5] Ibidem; point 39.

[7] TSOURDI E.; What Protection for Persons Fleeing Indiscriminate Violence? The Impact of the European Courts on the EU Subsidiary Protection Regime in D. J. Cantor & J-F. Durieux, Refuge from Inhumanity War Refugees and International Law, Brill Nijhoff, Leiden, London, 2014; p. 278.

[8] European Asylum Support Office https://www.easo.europa.eu/

[9] EASO, Article 15, point c), de la directive qualification aux conditions que doivent remplir les demandeurs d’asile (2011/95/EU), Analyse judiciaire, Janvier 2015 ; p. 33.

https://easo.europa.eu/sites/default/files/public/Article-15c-QD_a-judicial-analysis-FR.pdf

[10] Sur les seuils s’agissant de la Convention de Genève, voy. L’arrêt Cardoza-Fonseca de la Cour suprême des Etats-Unis qui juge que l’étranger ne doit pas démontrer qu’il est plus vraisemblable que non vraisemblable qu’il sera persécuté en cas de retour. Un seuil chiffré de plus de 50 % n’a pas à être appliqué (voir Précis de droit des étrangers, § 486).

[11] EASO, Country Guidance Afghanistan 2020

https://www.easo.europa.eu/country-guidance-afghanistan-2020.

[14] Cour eur. DH, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, 28 juin 2011 §241.

[15] EASO, Country Guidance Afghanistan 2020, 3.3.4.1. Indicators

[17] Ibidem ; points 58-59.

[18] CJUE, CF, DN, 10 juin 2021 ; C-901/19 ; point 40.

[19] Ibidem ; point 43.

[20] Notion de body count, repris notamment dans le rapport de l’EASO en Iraq : Iraq Body Count - civilian deaths 2012, 2017-2018 (supplement).

[21] Devant les tribunaux britanniques, le HCR a souligné qu’il ne devrait pas y avoir de confusion entre la notion de « indiscriminate violence » avancée par l’article 15 de la directive qualification et celle de « indiscriminate attack » présente dans le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève.

UN High Commissioner for Refugees (UNHCR), UNHCR intervention before the Court of Appeal of England and Wales in the case of QD (Iraq) v. Secretary of State for the Home Department, 31 May 2009, C5/2008/1706; §§41-44,  http://www.refworld.org/docid/4a6464e72.html

[22] Cette notion de proportionnalité est en elle-même problématique, les désaccords sur ce qui constitue un recours excessif à la force étant récurrents. V. Gregor Noll, Analogy at War: Proportionality, Equality and the Law of Targeting, Netherlands Yearbook of International Law 43, 2013, pp. 205-230.

[23] Hélène Lambert & Theo Farrel, The Changing Character of Armed Conflict and the Implications for Refugee Protection – Jurisprudence, International Journal of Refugee Law Vol. 22 n°2, 2010; p. 243.

[24] UN High Commissioner for Refugees (UNHCR), UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Afghanistan, 30 August 2018; p. 19 et p. 104 available at: https://www.refworld.org/docid/5b8900109.html

[25] Ibidem ; p. 31.

[26] MO, Gedwongen terugkeer naar het onveiligste land ter wereld, 14.12.2020

https://www.mo.be/analyse/gedwongen-terugkeer-naar-het-onveiligste-land-ter-wereld

[27] European Council on Refugees and Exile https://www.ecre.org/

[28] ECRE, The JDMC : Deporting People to the World’s Least Peaceful Country, ECRE’s Analysis of the Joint Declaration on Migration Cooperation (JDMC) between the EU and Afghanistan, Policy Note #35, 2021

https://www.ecre.org/ecre-policy-note-the-jdmc-deporting-people-to-the-worlds-least-peaceful-country/

 

Publié le 05 juillet 2021